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mardi 17 mai 2022

"La colonne égyptienne, à la différence de la grecque, a moins pensé à l'homme qu'au végétal" (J. Cotereau)

photo MC

Le naturisme égyptien

"Cette architecture de terre et de roseau qui fut celle de l'habitation égyptienne donna à l'architecture de pierre, à celle des temples et des tombeaux, la vie qui aurait pu lui manquer. Grande leçon que nous trouvons dès notre premier contact avec l'art le plus ancien. Le monument pharaonique est en effet l'héritier direct du dolmen préhistorique ; le linteau sur colonnes qui constitue la salle hypostyle rappelle étrangement la dalle posée sur deux pierres debout. C'est au fond le même parti. Le perfectionnement du mégalithe primitif est une modification dans le sens de la vie, pas du tout une idéalisation géométrique. Et il serait vain de s'appuyer sur l'art égyptien pour préconiser une émancipation totale de l'architecture par rapport à la nature.
Nous avons vu que le couronnement des murs d'argile sous terrasses de terre avait inspiré la corniche. C'est là un premier exemple du naturisme égyptien.
Dans le même esprit, le profit du serpent dressé, renflant son ventre et portant sa tête en avant, a inspiré la moulure en talon. Il est à remarquer que la modénature égyptienne, très sobre, pour ne pas dire très pauvre, se réduit à ce talon et à la corniche décrite ci-dessus, tous deux motifs empruntés à la nature locale. Elle s'y réduit et elle s'en contente fort bien.
L'imitation de la Nature est encore plus frappante dans la colonne. Le premier de tous, le peuple égyptien a senti que, du fait qu'elle supportait quelque chose, la colonne devait donner une impression d'activité, de vie. Il est dans la nature du linteau ou de la voûte de crouler. La colonne les en empêche ; elle est si bien une concrétisation de force vive qu'elle représente en Égypte l'effort de milliers d'esclaves. Cette idée du rôle actif de la colonne, nous le retrouverons dans toutes les architectures logiques...
La colonne égyptienne, à la différence de la grecque, a moins pensé à l'homme qu'au végétal. Son chapiteau est un lotus et il est curieux de remarquer que, à travers les siècles de son histoire, cette énorme fleur de pierre s'est peu à peu épanouie. Les premiers monuments, en effet, la montrent à l'état de bouton : les derniers tout à fait ouverte. Une pareille éclosion, étrangement analogue à une éclosion naturelle, se retrouve dans d'autres cas, par exemple dans l'art gothique. Et ce n'est peut-être pas sacrifier au mysticisme que d'entrevoir dans le domaine qui nous occupe l'existence de lois inconnues, sœurs des lois biologiques.
Le fût de la colonne, lui aussi, rappelle ici une tige, là un faisceau de tiges. L'analogie est si intentionnelle que la base s'étrangle, contrairement à toutes les lois de la statique, mais conformément à ce qui se passe dans le monde végétal, où le collet, plus ou moins rétréci, sépare la tige de la racine. On trouve même les folioles, exactement au même point, sur la colonne et sur la plante.
(...)
Quoiqu'il en soit, il apparaît que l'art le plus évocateur de mort a fait appel malgré tout à des analogies vivantes. Qu'aurait-il été s'il s'était contenté de volumes géométriques ? À quels degrés aurait-il poussé la concrétisation du néant ? N'est-ce donc pas un conseil de trente siècles que, malgré toutes les théories adverses, nous ne devons pas dans nos formes architecturales, fussent-elles réalisées en béton, oublier de façon totale la Nature ni la vie ? Notre art moderne avec sa peinture entre autres manifestations ne tend déjà que trop au mortuaire. Il n'y a déjà que trop de composantes inertes dans les lignes de la décoration et de l'ameublement.
Comment s'inspirer de la Nature ? C'est à MM. les Architectes, à MM. les Décorateurs de chercher des procédés et des modèles. Les Égyptiens pourront cependant leur donner deux conseils. Ces conseils, on peut les suivre d'une façon plus ou moins stricte ; ils sont en gros excellents.
Le premier est de s'inspirer de la Nature ambiante. Malgré sa richesse décorative la feuille d'acanthe est une hérésie sous un ciel du Nord. Le rinceau du chêne gothique le serait sous un ciel d'Égypte. Il plaît au contraire qu'au fond d'un jardin méditerranéen, les colonnes galbées d'un péristyle rappellent les palmiers qui la précèdent dans la perspective, transition fort bien venue entre la Nature pure et l'architecture abstraite.
Le deuxième est qu'il ne faut pas craindre de styliser. Les Égyptiens ne sont pas tombés dans l'erreur qu'ont faite les gothiques flamboyants de traiter la pierre comme du bois pour lui faire rendre des dentelures et des ciselures. Leur imitation de la Nature, c'est un étranglement à la base de la colonne, c'est une corniche au haut d'un pylône, c'est tout au plus la fleur de lotus schématisée donnant sa forme à un chapiteau. Non un plagiat, ni un moulage, rien qu'un souvenir, un rappel, discret mais fort bien choisi. En tout cas ce n'est pas l'oubli dans l'abstraction mathématique, dans l'ignorance de la Nature, dans le pédantisme exclusif du technicien."


extrait de "Vers une architecture méditerranéenne", par J. Cotereau, ancien élève de l'École Polytechnique, lauréat de l'Académie des Beaux-Arts, in Les Chantiers nord-africains, Alger, 1930-01