dimanche 21 octobre 2018

L'"uniformité de goût et de caractère qu'offrent les monuments égyptiens", selon Désiré Raoul Rochette

Isis allaitant Horus
Walters Art Museum
 
"On peut former trois grandes classes de peintures ou sculptures égyptiennes, celles qui tiennent directement au culte, à l'enseignement des choses sacrées, à l'intelligence des rites et des symboles religieux, et ce sont de beaucoup les plus nombreuses ; celles qui ont rapport à des sujets domestiques, aux usages de la vie civile, de l'agriculture, de la navigation ; celles enfin qui retracent des événemens réels et des personnages historiques. 
Il n'est pas étonnant que, dans les sujets de la première classe, l'artiste fût plus rigoureusement asservi à son modèle, attendu qu'il ne pouvait le modifier sans blesser la religion elle-même ; aussi se garde-t-il bien d'y rien changer. Voyez entre autres ce groupe d'Isis allaitant Horus, qui présente une image si gracieuse ; on le retrouve mille fois reproduit sur des monuments de tous les âges, et on le retrouve toujours de même, sans que tant d'artistes divers aient su en corriger le trait, invariablement fixé comme le dogme lui-même auquel il se rapportait. 
Mais, dans les sujets d'un ordre inférieur, il serait naturel de penser que l'artiste eût pu se donner un peu plus de carrière, varier ses personnages, animer ses figures, se rapprocher enfin de la nature et de la vérité. Cependant il paraît qu'encore ici l'artiste avait sous les yeux des types dont il ne lui était pas permis de s'écarter. Dans les tableaux héroïques , qui représentent certainement les actions de plusieurs rois, le principal personnage est toujours le même ; et soit qu'il honore ses dieux, soit qu'il terrasse ses ennemis, il a toujours la même attitude, toujours le même mouvement ; et l'on pourrait croire, d'après ces tableaux si uniformes, que l'Égypte n'a eu qu'un seul monarque, comme un seul culte, une seule croyance. 
Enfin, dans les sujets même les plus vulgaires, dans ceux qui nous retracent le labourage, la moisson, la navigation, les processions des morts, on ne retrouve également que des personnages absolument identiques, que des attitudes exactement calquées l'une sur l'autre ; rien ne vit, rien n'est animé dans ces figures ; qu'il soit assis ou debout, l'homme y est toujours immobile ; il ne s'y meut jamais, lors même qu'il danse ; il n'y parle jamais, quoiqu'il dise toujours quelque chose. Le dieu, à cet égard, n'a pas plus de privilège que le prêtre, et le héros que le soldat. L'artiste ne s'écarte jamais de la ligne droite, comme la religion ne s'écartait jamais de ses formules. Tout dans ces figures offre l'image d'un éternel repos et le caractère d'une insurmontable nécessité. Tout y est captif et muet ; on y sent partout l'empreinte du doigt d'Harpocrate ; et les auteurs auraient pu se dispenser de nous apprendre que l'Égypte avait fait un dieu du silence : il semble, en un mot, que l'Égyptien, toujours enchaîné au moral comme au physique, emprisonné dans ses croyances, dans ses habitudes domestiques, dans ses vêtements mêmes, ne fut jamais libre de sa personne, pas plus que de sa pensée.

Que si nous jetons un coup d'œil sur l'architecture égyptienne dont il ne nous reste qu'un seul genre d'édifices, des temples ou des palais qui ressemblent à des temples, nous y retrouvons encore le même caractère de fixité, la même unité de plan, d'ordonnance et d'ornement. À mesure que, dans les régions supérieures du Nil, cette architecture se dégage des rochers et des cavernes qui semblent avoir été son berceau, nous la voyons peu à peu revêtir les formes qui complètent son ordonnance ; et lorsqu'elle est arrivée à ce point, elle ne change plus, elle n'acquiert ni ne perd plus rien. Elle descend majestueusement le long du Nil, toujours avec son même appareil de pylônes, ses mêmes avenues de sphinx, ses mêmes péristyles, ses mêmes cours carrées, ses colosses assis ou debout, en un mot, avec tout ce qui la caractérise ; mais ces temples, en si grand nombre, qui ne diffèrent que de proportion et d'étendue, ne sont réellement qu'un même temple éternellement reproduit ; et dans tout ce long espace, de la seconde cataracte aux lieux où fut situé Memphis, on reconnaît avec un étonnement qui ajoute peut-être à l'effet de cette imposante architecture, que, toujours consacrée au même culte, elle a toujours gardé le même caractère ; et l'on sent encore ici que, sous le joug de cette religion inflexible, l'art n'a pas plus avancé que la société elle-même.
Une seconde cause qu'il me reste à indiquer de cette uniformité de goût et de caractère qu'offrent les monuments égyptiens, c'est que les arts étaient moins pratiqués en Égypte, comme des arts proprement dits, que comme des expressions figurées d'une langue emblématique. Dans cette langue singulière, dont la religion avait inventé et tracé elle-même tous les signes, des figures de Dieu, d'homme, d'oiseau, de quadrupède, n'étaient rien moins que ce qu'elles semblaient être ; c'étaient des caractères ou plutôt des mots, dont l'acception une fois fixée ne devait plus changer. Aussi, pour n'en citer qu'un exemple, la figure d'Osiris, cette grande divinité de l'Égypte, varie-t-elle aussi peu dans les innombrables monuments qui nous la présentent, que le trône et l'œil, qui sont ses signes hiéroglyphiques ; et dans toutes ces images, ce qui est Dieu et ce qui est matière, se présente invariablement de même. Chaque signe avait donc sa forme propre, aussi bien que sa signification déterminée ; et, comme probablement ces signes avaient été choisis et ces formes arrêtées, à une époque fort reculée, on leur conserva toujours la même configuration, pour n'en point altérer, aux yeux du peuple, le sens ou le respect. 
Il suit de là, qu'en Égypte, les figures étant des mots, et les signes ne pouvant être altérés sans dénaturer la pensée, l'artiste devait reproduire invariablement le modèle qu'il avait sous les yeux ; de même que l'ouvrier, qui grave une inscription, est tenu de copier scrupuleusement le texte qu'on lui donne. Un peintre ou un sculpteur égyptien, qui se fût avisé d'améliorer le style de ses figures, eût péché à la fois contre la religion et contre la syntaxe ; et, dans ce système, tel que je l'imagine, un dessin plus correct, un trait plus pur eût été un solécisme, si même ce n'eût été un sacrilège.
Au reste, en refusant aux Égyptiens toute idée d'imitation dans la représentation des êtres réels et des objets sensibles, nous ne devons peut-être pas en faire contre eux un sujet de reproche. Peut-être des vues profondes étaient-elles cachées sous ce système si grossier en apparence. Il est certain du moins qu'en ne cherchant point à faire illusion par les productions de l'art, ni à tromper les yeux par des images perfectionnées, les prêtres de l'Égypte élevèrent une insurmontable barrière entre leur peuple et l'idolâtrie. Quand le voluptueux Ionien se prosternait aux pieds de la Vénus de Praxitèles, qui sait en quels écarts d'imagination pouvait s'égarer sa croyance ? Mais, devant une statue à tête d'épervier ou de crocodile, ou de taureau, l'Égyptien restait muet, immobile et froid comme elle. Les prestiges mêmes de la peinture, joints aux productions du ciseau, n'ajoutaient rien à l'effet de ces ouvrages, non plus qu'à l'impression qu'en recevait le peuple. Ils ne servaient qu'à faire ressortir aux yeux les caractères ou les symboles sur lesquels devait se fixer l'attention ; c'étaient comme les mots peints ou dorés de nos manuscrits gothiques, lesquels n'ont ni plus ni moins de sens que les autres, mais qui brillent davantage. Il ne faut donc pas chercher en Égypte des tableaux, des statues, des bas-reliefs, quoiqu'il y ait beaucoup de tout cela ; mais un livre, et probablement un seul livre, dont les immenses feuillets sont épars sur toute la face du pays, dont les énormes caractères gisent ça et là sur le sable. Les temples mêmes n'y sont pas des temples, mais des rochers creusés, sculptés et peints, où le jour ne pénètre pas, et où règnent l'obscurité, le silence et le mystère, comme aux jours où la religion les occupait."




extrait de Considérations sur le caractère des arts de l'antique Égypte, par Désiré Raoul Rochette (1790-1854), de l'Institut, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, nommé en 1838 secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts

Assouan : "Un mélange confus de monuments qui, jusque dans les destinées des nations les plus puissantes, rappelle la fragilité humaine" (Conrad Malte-Brun)

 
photo Zangaki
 "Syène, qui, sous tant de maîtres divers, fut le poste avancé de l'Égypte, présente plus qu'aucun autre point du globe ce mélange confus de monuments qui, jusque dans les destinées des nations les plus puissantes, rappelle la fragilité humaine. Ici les Pharaons et les Ptolémées ont élevé ces temples et ces palais à moitié cachés sous le sable mobile ; ici les Romains et les Arabes ont bâti ces forts, ces murailles ; et, au-dessus des débris de toutes ces constructions, des inscriptions françaises attestent que les guerriers et les savants de l'Europe moderne sont venus placer ici leurs tentes et leurs observatoires. 
Mais la puissance éternelle de la nature présente un spectacle encore plus grand. Voilà ces terrasses de syénite de couleur rose grisâtre, coupées à pic et à travers lesquelles le Nil roule en écumant ses flots impétueux ; voilà ces carrières d'où l'on a tiré les obélisques et les statues colossales des temples égyptiens ; un obélisque ébauché en partie, attenant à son rocher natal, atteste encore les efforts de l'art et de la patience. Sur la surface lisse de ces rochers, des sculptures hiéroglyphiques représentent les divinités égyptiennes, les sacrifices et les offrandes de cette nation qui, plus qu'aucune autre, a su s'identifier avec son pays, et qui, dans le sens le plus littéral, a gravé sur le globe les souvenirs de sa gloire.  
Au milieu de cette vallée, généralement bordée de rochers arides, une suite d'îles riantes, fertiles, couvertes de palmiers, de dattiers, de mûriers, d'acacias et de napecas, ont mérité le nom de Jardins du Tropique. Celle qu'on nomme Djeziret-el-Sag, c'est-à-dire Ville fleurie, vis-à-vis de Syène, est l'Éléphantine des anciens ; on retrouve celle de Philae dans l'île d'El-Heïf ou d'El-Birbeh des modernes. Cette dernière est remplie de beaux restes de temples, de quais, de colonnes et d'autres monuments qui attestent l'ancienne civilisation dont elle a dû être le siège. Mais on ne trouve plus rien à Éléphantine, si ce n'est les restes d'un nilomètre, dont parle Strabon ; les deux temples que les savants français de la Commission d'Égypte ont si bien décrits, et dont la construction remontait au temps d'Aménophis III, ont été détruits pour bâtir un hôpital militaire à Açouan.
Quant à Philae, c'est un des points les plus intéressants de l'Égypte par le nombre de ses monuments et par l'importance religieuse dont il jouissait sous les Pharaons. On y remarque, entre autres, un temple qui n'a pas été achevé et qui, par son élégance et ses colonnes moins massives que celles des anciennes constructions égyptiennes, ne paraît pas remonter à une aussi grande antiquité ; il est d'ailleurs construit avec des pierres retournées et chargées d'hiéroglyphes qui ont évidemment appartenu à d'autres édifices. On y voit aussi un grand temple d'Isis, dont le propylée de la façade méridionale présente deux portiques soutenus par une colonnade ; vis-à-vis de ce propylée, était l'obélisque en granite aujourd'hui renversé et dont l'inscription en grec joue un grand rôle dans l'interprétation des hiéroglyphes. On admire les hiéroglyphes d'un fini parfait qui tapissent les murs du temple, les peintures dont ils sont ornés, et les chapiteaux des colonnes. On rencontre encore à Philae deux autres temples et un arc de triomphe romain.
Il est très-probable que les deux noms de Philae et d'Éléphantine n'en sont qu'un ; car Fil, dans les langues orientales, signifie éléphant ; or, ces îles, que le Nil féconde du dépôt de ses eaux, ont dû anciennement, par leur riche végétation, attirer les éléphants. Cette conjecture nous explique pourquoi Hérodote n'a point nommé Philae, en décrivant Éléphantine, de manière à faire croire qu'il la plaçait au sud de la première cataracte ; elle explique comment il a pu exister un royaume d'Éléphantine, royaume qui ne pouvait être circonscrit à une seule île longue de 1 400 mètres sur 800 de large. Jules l'Africain en atteste l'existence et la durée. Le rapprochement de ces faits prouve que l'étroite vallée de la Haute Égypte, dans tous les siècles, a été l'asile de petits États presque indépendants.
C'est au-dessous de l'île de Philae que se trouve la première cataracte en remontant le Nil ; elle est située sous 24° 5' de latitude. Sa hauteur est d'un peu moins de 2 mètres ; elle est formée de rochers de syénite, de brèche siliceuse, et d'autres roches de cristallisation. Ces rochers disséminés sur le passage du fleuve s'étendent à la distance de 10 kilomètres jusqu'au port de Philae. Lors de l'expédition d'Ismaïl-Pacha en Nubie, en 1821, on débarrassa le passage de cette cataracte des rochers qui l'obstruaient, afin que les barques chargées des munitions de l'armée pussent la franchir : depuis cette opération, les voyageurs peuvent naviguer sur cette partie du fleuve aussitôt qu'il s'y trouve assez d'eau."


extrait de Géographie universelle de Conrad Malte-Brun (1775-1826), géographe français, revue, rectifiée et complètement mise au niveau de l'état actuel des connaissances géographiques par Pierre-François Eugène Cortambert (1805-1881), Volume 4, 1856

samedi 20 octobre 2018

"La civilisation égyptienne est restée concentrée aux bords du Nil" (Daniel Ramée)

Philae
 "Lorsqu'on décrivit à des brahmanes savants les pyramides d'Égypte, ces érudits conclurent immédiatement qu'il devait y avoir dans ce pays un fleuve sacré, et que les pyramides d'Égypte devaient avoir certaines dispositions se rapprochant de celles de leurs monuments. Il existe effectivement, dans la grande pyramide de Ghizé, un puits à l'entrée de la galerie horizontale, dans lequel on est parvenu à descendre à plus de 16 mètres au-dessous du niveau du Nil. 
Ce rapprochement est au moins curieux, et prouve une même croyance dans deux pays bien éloignés l'un de l'autre ; ce qui ne doit pas nous surprendre lorsque nous réfléchissons à l'origine commune des peuples et aux croyances des religions primitives, qui, sorties de la même patrie, devaient par conséquent aussi se ressembler et se continuer même en s'éloignant du centre primitif. 
On nous objectera peut-être que, pour élever les pyramides, il faut une certaine science qu'on ne peut accorder à la civilisation à laquelle elles appartiennent selon nous. D'abord la forme extérieure est la plus simple qu'on puisse inventer. La construction intérieure est fort simple aussi ; ce ne sont que des couloirs et que des salles. Avec les matériaux employés, la coupe des pierres se réduit à peu de chose. Cette science se complique lorsqu'on a de grands espaces vides à couvrir, lorsqu’il y a des poussées et des culées à calculer, et lorsque surtout les matériaux sont tendres et de petites dimensions. 

Une preuve de ce que nous avançons se trouve en Égypte même, où on connaissait la voûte fort anciennement, mais où on n’appréciait pas son économie de matériaux et de temps. Là, séquestré du reste du monde, de trois côtés par des déserts immenses, du quatrième par la mer, il fallait trouver les moyens d'employer la quatrième caste et la plus nombreuse, celles des villes ; et pendant les inondations du Nil, la troisième caste, celle des agriculteurs. Le despotisme des Pharaons, leurs richesses, la superstition et le besoin de vivre, firent entreprendre les palais et les temples gigantesques que nous admirons. 
L’usage du fer a été connu en Égypte, dans des temps très reculés, car la nécessité le fit trouver. Il fallait absolument bâtir, et bâtir en pierre, puisqu’il n’y avait point de bois. Or, pour tailler la pierre, il faut du fer, et, si la taille perfectionnée des plus anciens monuments égyptiens, des pyramides, nous étonne, pensons que le frottement d’une pierre contre une autre produit des parements et des faces plus lisses que toute l'habileté et le talent de l’homme les peuvent produire. Mais où ce talent manque, il y supplée par la patience. C'est ce qui est arrivé souvent dans les temps primitifs. 
Le commerce avec les étrangers n'était pas important chez les Égyptiens. Leurs manufactures et leurs marins n’absorbaient pas une masse considérable de la population. Ils n’ont jamais eu de flottes ; leur marine ne consistait qu'en barques, qui ne s’éloignaient pas des côtes. Lorsque le roi Néchâo, au commencement du septième siècle avant Jésus-Christ, si au reste l’histoire est vraie, lorsque ce prince, disons-nous, voulut entreprendre une expédition maritime, il n'en trouva pas même les moyens dans son royaume. Il fut obligé d’engager pour son entreprise des navires phéniciens et des hommes, qui de tout temps, pour ainsi dire, furent les maîtres de la mer et du commerce entre l’Europe et l’Asie occidentale.
La civilisation égyptienne est restée concentrée aux bords du Nil. Elle était antique, grande, belle, quoique restée sans imitation ; ses monuments sont là pour le prouver, et ce sont des témoins irrécusables. Mais une civilisation plus reculée encore existait dans l'Inde. Cette partie du monde ne nous offre pas de monuments d'une conservation telle que ceux de l’Égypte, parce que le changement des empires, les conquêtes et les dévastations ont passé sur eux et les ont réduits en ruines. L'Égypte, au contraire, dans un coin du grand théâtre de l’antiquité, a longtemps été épargnée ; et lorsque des conquérants sont venus la visiter, ils ont détruit tout ce qu'il était possible de détruire. Mais la solidité des monuments et le granite résistèrent à la vengeance des hommes. Voilà aussi pourquoi nous y voyons des monuments si anciens."



extrait de Manuel de l'histoire générale de l'architecture chez tous les peuples, par Daniel Ramée (1806 - 1887), architecte, historien de l'architecture, traducteur

"Immuable est l'ancienne patrie des Pharaons, comme le Sphinx, dont l'obsédant sourire semble déchiffrer sans fin quelque énigme qui déconcerte notre faiblesse humaine" (Jean Bayet)

illustration extraite de la Description de l'Égypte, volume V, planche 11
 "La  première impression, qui saisit le touriste, lorsqu'il foule le sol de l'Égypte, est une sensation d'étonnement et d'admiration. Il s'émerveille à songer qu'après tant de bouleversements économiques et sociaux, après tant de dynasties triomphantes, puis déchues, après l'invasion, les guerres, les dominations étrangères, il puisse retrouver encore intacte, sur cette terre antique, l'empreinte des civilisations disparues, jusque dans leurs manifestations les plus intimes et les plus familières. 
Tant de pensées s'éveillent, pour qui cherche, dans l'âme du présent, le reflet du passé : pensées de gloire, pensées de ruine et de décadence, et surtout mystère impénétrable des siècles, que l'histoire n'a pu percer, et qui pourtant nous obsède par la présence de ces colosses de pierre surgis dans la nuit des âges. 
Qui retracera jamais la vie des fondateurs préhistoriques de l'Égypte, sur lesquels à peine quelques lambeaux de papyrus desséchés nous donnent des indications incertaines ? Des noms pourtant s'imposent à nous : Chéops, Khéphren, Mykérinos, symboles inaccessibles, inscrits pour nous en caractères indestructibles, sur ces triangles fantastiques qui de leur masse écrasent les solitudes du désert memphite, garde royale étrange avec son sphinx, en faction depuis l'aube des siècles. 
L'histoire ne commence vraiment qu'avec ces Pharaons thébains, dispensateurs de richesse et de renommée qui portèrent jusqu'aux confins de l'Asie-Mineure l'éclat de leurs armes, ces rois qui s'égalent aux plus fameux dans la mémoire des hommes : les Ramsès et les Thoutmos dont les frises des temples et les voûtes des sombres hypogées nous content encore les merveilleux exploits. 
Mais le poids de cette gloire était trop lourd, et aussi l'héritage d'une civilisation trop brillante, éclose aux siècles où les autres peuples végétaient dans la misère et dans l'ignorance. Alors que les derniers représentants des grandes dynasties se débattaient, impuissants à soutenir tant de pouvoir et de richesses accumulées, tour à tour, comme à l'appât d'un proie magnifique, on vit se ruer à l'assaut des villes orgueilleuses, des bandes d'Assyriens, de Persans, de Grecs. Les Romains en firent une province de leur vaste empire ; les musulmans y élevèrent des dynasties éphémères qui tentèrent vainement de renouer, à travers tant de siècles, les grandes traditions de l'Égypte indépendante. 
À la suite des soldats de Bonaparte, une équipe de savants et d'ingénieurs français initièrent les Égyptiens à la civilisation moderne qui s'implante de jour en jour plus fortement, sous la domination anglaise. 
Plus encore que la guerre et l'invasion, l'immigration, l'envahissement méthodique des peuples étrangers ont fait de l'Égypte une terre bigarrée où se coudoient les éléments les plus disparates : Grecs, Juifs, Bédouins, Turcs et Levantins y voisinent avec les indigènes, avec les Européens de toutes nationalités. Et, comme coupée en deux par l'ébranlement de tant d'influences hétérogènes, l'antique race autochtone elle-même s'est divisée en deux groupes très distincts : d'un côté les Fellahs, qui abjurèrent pour la religion du Croissant le culte désuet des Apis et du divin Amon ; de l'autre, les Coptes, qui célèbrent, dans d'humbles églises, le culte chrétien orthodoxe. 
Or, malgré tant de schismes et de nouveautés, la terre d'Égypte et ses habitants ont conservé quelque chose d'antique et d'immuable, sur quoi les ans, semble-t-il, pas plus que le joug étranger, n'ont eu de prise. Immuable est l'ancienne patrie des Pharaons, comme le désert qui l'entoure de toutes parts et semble vouloir se resserrer, ainsi qu'un étau, sur l'étroite vallée du Nil, bordée de terres fécondes et des débris de temples orgueilleux ; immuable, comme le sable que le vent soulève en âpres tourbillons, et qui s'amoncelle sans trêve sur les obélisques, sur les pylônes et les statues, épars dans le désert, et jusqu'aux portes des villes ; immuable comme le soleil brûlant, l'air radieux, l'atmosphère lumineuse de ce pays féerique ; comme le Sphinx, dont l'obsédant sourire semble déchiffrer sans fin quelque énigme qui déconcerte notre faiblesse humaine."   



extrait de Égypte, 1911, par Jean Bayet (1882-1915), fonctionnaire au ministère de l’Instruction publique français, direction de l'enseignement supérieur

"Chez les Égyptiens, l'écriture tua l'art" (Émile Prisse d'Avennes)

Tombe de Néfertari, détail après restauration
"Il est indubitable que les artistes égyptiens doivent nous apparaître comme ayant adopté, dès leurs premiers pas, dans leurs tentatives artistiques, un canon des proportions pour parvenir à dessiner, d'une manière toujours absolument la même, l'ensemble et les différentes parties de la figure humaine ; parce qu'après avoir choisi, de préférence, des représentations figurées ou plutôt des hiéroglyphes (car c'est bien certainement à cette cause qu'il faut attribuer la dénomination de "emblèmes sacrés" choisie par les Grecs pour désigner ces images parlantes), pour la formule permanente des idées, ils ont dû déterminer des formes et arrêter des contours, bien avant qu'aucune pensée préconçue d'art leur eût appris à rendre la nature avec le sentiment de la vérité ; et ces formes typiques, une fois admises, il leur eût été, malheureusement, difficile, sinon impossible, de les changer sans se rendre, de parti pris, inintelligibles.
Ceci explique pourquoi toutes les tentatives de profiler le corps humain, selon les lois de l'optique, quoiqu'elles se soient renouvelées à toutes les époques, ne parvinrent jamais à être adoptées. Aussi ne craignons-nous pas de l'affirmer : chez les Égyptiens, l'écriture tua l'art.
Alors la manière de représenter les corps et leurs mouvements, admise par eux dans l'enfance de la société, se trouva consacrée et dut rester constamment la même : de là viennent ces têtes de profil, représentées avec des yeux de face, et ayant, également, les épaules et la poitrine de face ; tandis que, d'autre part, les jambes et les hanches sont placées de côté : enfin, chose plus étrange encore, les mains sont, souvent, ou toutes les deux droites, ou toutes les deux gauches.
Il leur fallut, probablement, de longs et laborieux tâtonnements avant d'arriver, définitivement, à la délimitation et à la formule de cette proportionnalité ; cependant nous n'en sommes pas moins forcé de reconnaître que si leurs monuments n'ont gardé aucune trace de toutes leurs tentatives, non plus que de leurs premiers essais, ils nous offrent, déjà, dès l'époque des pyramides, l'art du dessin parvenu à l'apogée qu'il lui était donné d'atteindre, dans ces conditions, au milieu d'un peuple qui n'avait voulu faire, de la sculpture ou de la peinture, autre chose qu'un moyen spécial d'exprimer sa pensée et de la rendre, pour ainsi dire, tangible.
Il y a, également, une autre conséquence à déduire de ces données particulières, c'est que l'art, qui devait en être le produit, ne pouvait qu'être purement réaliste, s'attachant surtout à reproduire l'aspect brut de la vérité naturelle, sans aucune recherche de cet idéal apparent auquel il est quelquefois, quoique bien involontairement, parvenu, par suite de la grandeur imposante et de la simplicité des lignes.
Mais, ce qu'il est nécessaire d'observer, tout spécialement, et de reconnaître, c'est que, tout en parlant aux yeux, les artistes égyptiens n'ont jamais tenté de leur faire illusion ; et que l'étude des formes naturelles ne fut pour eux qu'un moyen d'arriver à plus de précision dans la silhouette, dans l'ensemble : On ne les voit s'immiscer que très rarement dans les détails.
L'art du dessin, en Égypte, fut donc, tout d'abord, l'art d'écrire ; puisqu'il ne cessa jamais de s'exprimer hiéroglyphiquement. Toutes les compositions égyptiennes se ressentent de cette manière d'envisager la plastique : Partout la représentation des principaux personnages domine le reste du tableau ; les accessoires, hommes ou animaux, n'y apparaissent qu'en raison de leur importance officielle et de l'intérêt qu'ils doivent inspirer." 




extrait de Histoire de l'art égyptien d'après les monuments, par Émile Prisse d'Avennes (1807-1879), explorateur et égyptologue français ; texte par P. Marchandon de la Faye

"L'imagination fatiguée de calcul ne garde plus que l'idée d'immensité" (Jan Potocki, devant les pyramides de Guizeh)

les pyramides, par Luigi Mayer, 1801
"J'avais aperçu pour la première fois les pyramides lorsque, remontant de Rosette au Caire, j'eus atteint la pointe du Delta. J'en étais à dix lieues, et elles m'avaient paru comme des montagnes, dont la couleur bleuâtre annonçait une grande élévation. Je les avais perdues de vue en me rapprochant du Caire, et je ne les retrouvai plus que vers Gizeh. La distance de ce village aux pyramides est de trois lieues, et paraît à peine de six cents pas.
Je distinguais parfaitement leurs différentes assises, et jusqu'aux séparations des pierres, qui ne me paraissaient alors que de la grandeur de nos briques, et mes yeux mesurant la hauteur de ces monuments sur cette fausse échelle n'y trouvèrent plus rien de merveilleux. La même chose m'était arrivée à Saint-Pierre de Rome, et doit arriver nécessairement à la vue de tout édifice lorsque la parfaite proportion de ses parties ne laisse pas d'objet de comparaison qui puisse faire juger de la grandeur de leur ensemble. Pour juger donc de celle des pyramides, il faut aller jusqu'à leur base ; alors le sommet disparaît peu à peu, et l'on ne voit plus que l'entassement des blocs énormes dont on avait d'abord si mal jugé. Alors si l'on veut porter la clarté du calcul sur le témoignage rectifié de ses sens, on trouve que le nombre de ces blocs se monte à plus de trois cent trente-quatre mille trois cent soixante-sept, qui font une solidité de soixante-deux millions trois cent neuf mille six cents pieds cubes.
Alors que l'on s'éloigne autant que l'on voudra, l'imagination fatiguée de calcul ne garde plus que l'idée d'immensité et la conserve toujours.
Les Arabes, qui savent que les voyageurs sont curieux de graver leurs noms à l'entrée de la pyramide, sont venus m'apporter un ciseau ; je m'en suis servi pour y faire placer ce vers du Poème des Jardins : "Leur masse indestructible a fatigué le temps."
Et quels monuments ont mieux mérité une telle inscription ? Trente siècles en ont à peine ébréché quelques saillies. Les tremblements de terre n'en ont pas déjoint une assise. L'angle de leur inclinaison fait servir à leur stabilité cette même force de gravité qui détruit tous les monuments des hommes. Les efforts réunis de toute la population actuelle de l'Égypte ne suffiraient plus pour les égaliser au sol qui les supporte ; et qui sait si la Nature elle-même, jalouse de voir les ouvrages de l'Art atteindre à la durée des siens, aurait des moyens pour les anéantir ?
Telle est l'impression que m'a faite la vue des pyramides. Vous trouverez peut-être qu'elle tient de l'enthousiasme, et j'en conviendrai sans peine. Mais quelle est l'âme assez inaccessible à l'admiration pour pouvoir toujours se défendre de ce sentiment exalté ? Et peut-il jamais être plus excusable ? Je sens cependant que la plume du voyageur, descriptive comme son crayon, ne doit pas aller au-delà de ce qu'il voit, et je m'empresse de faire reprendre à la mienne le caractère qui lui convient.
La grande pyramide était entourée de plusieurs petites, dont les bases subsistent encore. On y reconnaît aisément la situation de celle qu'Hérodote dit avoir été bâtie par la fille de Chéops, aux frais de ses amants, qui payaient chacune de ses faveurs d'un bloc de pierre d'Éthiopie. Cette pyramide n'avait, selon notre auteur, qu'un phletre de base, c'est-à-dire soixante-sept pieds et demi ; elle était donc beaucoup plus petite que celle dont nous venons de parler. Mais je me suis convaincu que c'était parce que les pierres en étaient moindres, et non pas parce qu'il y en avait moins. Cependant, ne prenant que la moitié du nombre marqué ci-dessus, nous aurons cent soixante-sept mille trois cent quatre-vingt-trois faveurs, somme qui, pour une jeune princesse, paraîtra toujours assez considérable.
À trois cents pas des pyramides se voit la statue colossale du Sphinx, ou plutôt la tête de cette statue, car tout le reste est enseveli sous le sable. Cette tête est si grosse que toute ma petite caravane s'était mise à l'abri sous son menton, et s'y trouvait fort à l'aise.
J'aurais beaucoup désiré pouvoir monter au sommet de la plus haute des pyramides, d'où j'aurais vu toute l'Égypte étendue à mes pieds comme sur une carte géographique. La chose n'est pas fort difficile, mais mes forces ne m'ont pas permis de l'entreprendre. J'ai eu même assez de peine à en parcourir l'intérieur, pour parvenir jusqu'au tombeau du Pharaon."


extrait de Voyage en Turquie et en Égypte, fait en l'année 1784, par Jan Nepomucen Potocki (Jean Potocki) (1761-1815), grand voyageur, savant et écrivain polonais, de langue française

vendredi 19 octobre 2018

Thèbes la nuit, par Maurice Pillet

photo : pxhere.com/
"Auprès d'une double rangée de béliers géants, mutilés et impassibles, deux montagnes de pierre s'élèvent dans la nuit bleue semée d étoiles ; cette nuit d'Égypte, transparente et froide où les contours s estompent et fuient. Elles montent, montent si haut que l'œil à peine les peut suivre dans la pénombre lointaine.
Une gorge étroite coupe leurs massifs et s'enfonce dans la nuit : un parvis est là, jonché de blocs énormes, colonnes massives, lourds bandeaux de pierre, au milieu d’un écroulement de rochers.

La demeure du grand dieu de Thèbes sommeille sous son linceul de ruines, dans l'obscurité des millénaires écoulés, amas formidable de pierres et de granits auxquels des millions d'hommes ont peiné sous l'ardent soleil durant vingt siècles. Sur les grands murs, un rayon clair vient se poser ; la lune à l'horizon paraît, plaquant des ombres mortes sur le sol bouleversé.
Le parvis est immense et immenses sont les ruines entassées : aux flancs des murailles, des collines de terre s’accrochent, les colonnades se dessinent, grandioses ; un fût isolé et gigantesque s'élance vers de ciel.
La noire muraille devant nous forme une barrière haute comme une falaise et dans son ombre un pharaon veille, coiffé de l'antique tiare des premiers rois. Toute une file de colosses apparaît maintenant à droite, Osiris géants, enveloppés dans leurs suaires, le fouet et la crosse du pasteur en mains, ils s’alignent autour d’une étroite cour. L'astre les éclaire, agrandit l'orbite de leurs regards ou les mutilations de leurs faces : ils veillent eux aussi sur un sanctuaire dont l'ombre voisine se creuse au milieu des colonnades.

Auprès d'un pharaon, gardien géant de murs prodigieux, un passage s'ouvre dans la muraille, prolongé par une forêt de puissantes colonnes, dont le sommet s'épanouit en larges corolles, disques immenses et opaques qui roulent dans la nuit étoilée.
La forêt s'épaissit encore autour de l'allée cyclopéenne, à peine peut-on circuler dans l'ombre des fûts plus gros que des tours. Des raies de lumière s'y jouent, montrant les divinités d'allures hiératiques, face à face, s’interpellant silencieusement à travers les siècles et les hiéroglyphes mystérieux courent en longs bandeaux sur les pierres énormes ; ils grimpent jusqu'au plus haut des colonnes, couvrent les chapiteaux aux linteaux formidables, suspendus dans l'azur bleuâtre.
Perspectives de géants dont la base naît de la nuit et se perd dans les étoiles, qui donc vous créa en puissance et en beauté ? Les dieux d'autrefois étaient-ils donc ce que racontent les légendes, Titans renversant des montagnes pour construire leurs demeures ? 
L'homme ici n'avance plus qu'avec crainte et dans l’hypostyle abandonnée de l'asile divin, le cœur se serre, l’effroi saisit.
Échapper à cette angoisse est impossible : au sortir de l'ombre immense, le chaos des ruines se poursuit, gigantesque sous le froid éclairage lunaire, dominé par des aiguilles monolithes qui jaillissent de l'amoncellement des constructions effondrées.
Géants parmi les ruines géantes, les obélisques montent dans le ciel : le plus éloigné, le plus formidable aussi, sur sa base robuste surpasse encore les colonnes massives de l’hypostyle. Son dur granit, teinté de violet sous les rayons de la lune, s'éclaire de reflets argentés et sa pointe, si loin perdue là-haut, brille et s'illumine.

Quelques dieux, oubliés sans doute, veillent encore çà ou là, un sourire éclairant leur face auguste et impassible ; d'autres personnages trônent à l'ombre des grands murs, la main tenant le sceptre ou tendue vers le papyrus posé sur leurs genoux, prêts à enregistrer la parole divine qu'ils attendent depuis des siècles.
Après avoir dépassé un réduit obscur et vide, situé au cœur du temple, voici que s'ouvre devant nous une esplanade à peine semée de quelques blocs épars, avec, au fond, des colonnades encore et des amas de pierres des murs en ruines, des statues mutilées.

Au hasard des pas, en franchissant ces éboulis, une masse d’eau brillante et miroitante éclaire une vaste étendue déserte d'herbes et d’arbrisseaux. De grands murs s’échelonnent, jalonnant une autre avenue géante où veillent des colosses encore. Debout, sortant de l'ombre et prêts marcher ou assis sur leurs trônes de pierre, le regard fixé au loin, contemplant les choses d’éternité, depuis des siècles et des siècles, ils sont là silencieux et immobiles, dédaigneux des civilisations qui passent et s’écroulent à leurs pieds.
Dans la nuit bleuâtre, une longue plainte retentit parmi les ruines, l'aile de l'oiseau nocturne glisse dans bruit et l’écho répète son appel. L'air frémit un instant, puis le silence à nouveau retombe sur la demeure du dieu antique chargée de siècles sans nombre."



extrait de Thèbes - Karnak et Louxor, par Maurice Pillet (1881-1964), attaché à l’Institut français d'archéologie orientale au Caire, directeur des travaux de Karnak