dimanche 11 novembre 2018

"Les monuments égyptiens sont des pages d'histoire" (Louis Delâtre)


fragment d'inscription gravée - musée du Louvre (Paris)
"L'Égypte est généralement appelée le berceau de la civilisation. Nos arts, nos sciences, nos religions ont pris naissance sur les bords du Nil ; les Grecs ont appris des Égyptiens l'architecture, la géométrie, l'astronomie, la mécanique, l'hydraulique, l'arithmétique. (...) 
Orphée, le plus célèbre des poètes primitifs, alla étudier en Égypte la théologie, l'astronomie, la musique, la médecine, qu'il vint ensuite enseigner à ses compatriotes, encore à moitié sauvages. Homère parle de l'Égypte comme d'un pays de merveilles. Il fait de Protée le plus habile et le plus prudent de tous tes rois. Lycurgue et Solon apprirent des Égyptiens la science de la législation ; Thales, Anaximandre, Pythagore, Socrate et Platon, étudièrent la philosophie et les sciences de l'Égypte. Platon invoque fréquemment le témoignage des Égyptiens, qu'il proclame les maîtres et les modèles de tous les hommes.
La chronologie n'a offert jusqu'ici de dates bien certaines qu'à partir du VIIIe ou du IXe siècle avant l'ère vulgaire. (...) S'il existe quelque part dans l'histoire du monde les éléments d'une chronologie positive antérieure à Salomon et à Agamemnon, c'est chez les Égyptiens qu'ils doivent se trouver.
"Les Égyptiens, dit Hérodote, sont de tous les hommes ceux qui conservent le plus fidèlement le souvenir des anciens temps." Quand un prodige a lieu, ils s'empressent de l'écrire ; et si, dans la suite, un phénomène analogue arrive, ils jugent par induction qu'il aura le même résultat. Les prêtres égyptiens énumèrent, d'après son livre, trois cent trente rois depuis Menés, le fondateur de la monarchie.
Manéthon atteste l'existence de tables chronologiques remontant sans interruption jusqu'à Menés, et indiquant avec la plus scrupuleuse exactitude les noms, l'âge, les actions des rois et la durée de leurs règnes exprimée par années, mois et jours. 
Tandis que les prêtres consignaient l'histoire d'Égypte sur le papyrus, les rois la faisaient graver sur les murs des édifices. Les monuments égyptiens sont des pages d'histoire ; leurs parois, bigarrées d'hiéroglyphes, racontent les faits et gestes des Pharaons. Chaque génération qui passait sur cette terre antique y écrivait son histoire sur des palais, sur des tombeaux composés de matériaux indestructibles.
Les Grecs étaient trop amoureux de l'élégance des formes pour élever des constructions durables ; les Chinois n'ont point d'architecture ; les Indiens n'ont point de constructions bien anciennes ; les Babyloniens ne bâtissaient qu'en briques ; dans le nord de l'Europe, les constructions périssent par l'effet du froid et de l'humidité ; dans le sud, ils disparaissent sous les efforts d'une végétation trop active.
L'Égypte, avec ses carrières de granit, avec sa température sèche et son sol inaccessible à la flore luxuriante de la zone moyenne, semblait prédestinée par la nature à être la fidèle conservatrice des plus anciens documents de l'histoire des hommes. Les hypogées de Thèbes et de Memphis nous ont, après cinquante siècles, rendu les manuscrits déposés dans leur sein aussi intacts que le jour où ils leur avaient été confiés."  


extrait de L'Égypte en 1858, par Louis Delâtre (1815-1893), homme de lettres, orientaliste français

samedi 10 novembre 2018

"L'architecture égyptienne sut observer des convenances qui avaient échappé au goût d'ailleurs si sûr et si délicat" des Grecs (Amand Biéchy)

Philae - photo Marc  Chartier
"Ce qui caractérise plus particulièrement les monuments égyptiens, c'est leur solidité et leur durée ; ce sont leurs formes graves et austères ; c'est enfin le volume extraordinaire des matériaux dont ils se composent. Leurs habitations particulières étaient construites en roseaux enduits de terre grasse : un petit nombre seulement étaient à plusieurs étages et en briques. Quelques pyramides sont faites de cette dernière matière. Les autres monuments publics sont en pierres, généralement d'une grandeur énorme. Elles sont en calcaire ou en granit ; aujourd'hui encore, malgré le temps et les barbares, on peut admirer la vivacité de leurs arêtes, la justesse de leurs traits et la perfection de leur poli. Les Égyptiens avaient l'art de les ajuster avec tant de soin que c'est à peine si l'on distingue les assises les unes des autres. 
Le temple des Égyptiens, dit M. R. Rochette, par sa forme lourde, basse et carrée, par son intérieur sombre et mystérieux, par ses portes et ses rares ouvertures de communication, taillées en forme pyramidale, par sa façade simple et nue, par ses nombreux supports, ronds, carrés ou octogones, par les dessins hiéroglyphiqnes creusés sur les parois de ses murailles, par le grand nombre de ses statues peintes, par les niches carrées qui ornent ses cellae, par les colonnes qui se dressent sous ses vestibules et en avant de ses portiques ; le temple égyptien semble avoir été extrait du flanc d'une montagne, pour être placé, sans aucune transformation, au milieu des plaines de la Moyenne-Égypte. On dirait que les architectes ont cherché, avant tout, la force, la solidité, le grandiose.
Nulle part la mécanique n'a produit de si grands résultats , ainsi que l'atteste l'observation la plus superficielle ; et, sans revenir sur l'énormité des masses que les Égyptiens ont mises en œuvre, et transportées souvent à des distances considérables, considérons seulement la solidité et la durée de leurs constructions. Les monuments grecs et romains sont tous ruinés ; ceux de l'Europe du moyen-âge et moderne ne résistent point à quelques siècles ; tandis que des constructions égyptiennes d'une grandeur et d'une hauteur extraordinaire ne présentent pas le plus petit dérangement dans les nombreuses assises qui les composent : l'œil ne voit sur ces vastes surfaces que des lignes parfaitement droites et des plans parfaitement dressés.
Bien plus ancienne que celle des Grecs, l'architecture égyptienne sut observer des convenances qui avaient
échappé au goût d'ailleurs si sûr et si délicat de ce peuple. Au lieu des feuilles d'acanthe des chapiteaux corinthiens, les Égyptiens se servaient de feuilles de palmiers, dont ils avaient le modèle naturel sous les yeux ; mais, comprenant combien il était peu convenable que la masse pesante de l'architecture posât directement sur les feuilles, sur les fleurs et les ornements délicats du chapiteau, ils avaient placé au sommet de celui-ci un dé carré, moins large que lui, et sur lequel s'appuyait l'architecture. Ils tiraient d'ailleurs un autre avantage de cette disposition : dans les suites de colonnes, les chapitraves se trouvant éloignés de l'architecture, les grandes lignes, qui sont toujours une source de beauté dans l'architecture, n'étaient point interrompues.
On sait que, si l'on en exempte quelques constructions de la Thébaïde, on ne trouve point de voûtes dans les monuments de l'antiquité ; l'Égypte n'en avait, à la vérité, nul besoin, parce que sa méthode d'exploiter les carrières lui fournissait des masses de pierre ou de granit des plus grandes dimensions désirables ; tandis que l'Europe est réduite à se servir de voûtes, parce qu'elle ne peut extraire et mettre en œuvre que des matériaux beaucoup moins considérables."


extrait de Traité élémentaire d'archéologie classique, 1846, par Amand Biéchy (1813-1882).
Cet "agrégé des lycées pour l’enseignement des lettres" est également l’auteur de La Peinture chez les Égyptiens, édité en 1868.

"Les fellahs emploient aujourd'hui encore (le même outillage rustique) que leurs prédécesseurs d'époque pharaonique" (Maxime Legrand)

illustration extraite de l'ouvrage de Maxime Legrand
"Après Kenèh, Siout est la plus jolie de toutes les villes du Nil.
On admire, sur toutes ces rives, la fraîche végétation qui couvre tout, la richesse des moissons, l'activité des fellahs qui manœuvrent les seaux du chadouf, l'habileté avec laquelle sont disposés les travaux hydrauliques sur les biens des grands propriétaires fonciers, l'aspect pittoresque des bourgs, qu'on prendrait volontiers, de loin, grâce à leurs colombiers élevés, pour des temples ornés de pylônes.
Au commencement de décembre, on récolte le dourah, la principale des céréales de l'Égypte ; des essaims de pigeons volent autour de leurs demeures qui dominent les buttes des fellahs, passent comme des nuages à travers l'atmosphère ensoleillée, et s'abattent dans les champs pour prendre leur part du grain répandu sur le sol. Le fellah les entretient en grand nombre à cause de l'engrais qu'ils fournissent ; mais on a calculé qu'ils gâtent encore plus qu'ils ne rapportent, même dans les conditions les plus favorables. Le campagnard ne les repousse cependant pas, car personne ne se débarrasse plus difficilement que lui des vieilles coutumes.
Croirait-on qu'en dépit de tous les perfectionnements de l'outillage rustique, les fellahs emploient aujourd'hui encore la même charrue, la même houe, la même faux que leurs prédécesseurs d'époque pharaonique; qu'ils n'enlèvent pas la récolte en charrette, mais toujours et exclusivement à dos d'ânes, de chameaux ou d'hommes, et que, pour battre le blé, ils usent encore de l'antique machine qu'on appelle le noreg, dont la garniture de fer, à moitié ronde, sépare le grain de la tige, mais en cassant la paille?
Les champs de froment, d'orge, de trèfle, présentent l'aspect le plus agréable : c'est le moment où la tige sort de terre, et sa nuance tendre de vert émeraude fait un contraste heureux avec la teinte sombre des champs de canne à sucre et la couleur noire du sol. On cultive en plein champ, en dehors du dourah, le pavot, l'oignon, le haricot, la lentille ; dans les jardins, la tomate, l'aubergine, le poivre rouge,l'anis, le coriandre, le bammiah, le basilic, le concombre.
Ajoutons le lin, le chanvre, le maïs, le lupin, le safran, l'indigo, le tabac. Les environs de Siout sont remplis d'arbres à fruits et de nombreuses avenues qui en sont le principal ornement : dattiers, palmiers-doum, orangers et citronniers, parés de fleurs odorantes et de fruits éclatants ; et dans les jardins, des figuiers, des mûriers, des aubépines, des grenadiers. À côté de l'acacia, naturalisé en Égypte dès les temps les plus anciens, on rencontre l'acacia farnesiana, originaire d'Amérique, avec ses fleurs dorées qui exhalent un parfum de violette. Le lebakh donne une ombre épaisse ; celle du sycomore à large ramure est beaucoup plus douteuse. Rohlfs le range au nombre des arbres laids, à cause de l'écartement de ses branches ; et l'on ne saurait se dissimuler qu'auprès les palmiers élancés il n'a pas l'apparence élégante.
Les champs fourmillent d'hommes, qui se livrent en chantant à leurs nombreux travaux. L'œil et l'oreille sont également sollicités par l'animation et la diversité du spectacle."



extrait de La Vallée du Nil, époque contemporaine, 1892, par Maxime Legrand.

Aucune information fiable sur cet auteur. S'agit-il de l'avocat et historien étampois homonyme (1854-1924) ? Même si les dates peuvent autoriser le rapprochement, le point d'interrogation s'impose...

vendredi 9 novembre 2018

Les artistes égyptiens "avaient de bien autres préoccupations que de faire du réalisme et de l'art pour l'art ! Ils avaient vu la mort !" (Jules Laforgue)

extrait du Livre des Morts
 "Faire au point de vue humain une étude sur l'âme de l'art égyptien dans toutes ses manifestations. À la lumière de ce qui est tout pour un peuple, sa religion, sa foi (c'est-à-dire, son cœur), adressons -nous au cœur égyptien, si triste et si touchant.
Le principe était le cauchemar unique de la mort dans cette vie, le besoin fou de la conjurer : alors : cette lutte sublime contre la mort : embaumement, pyramides, musées, destinés à cacher les momies, hypogées et labyrinthes. Foi sublime, cauchemar comme celui du moyen âge, mais dans un pays et des temps plus lents, qui ne connaissaient pas le Christ, aimaient la beauté, la parure, les cheveux dorés, le ciel bleu, n'étaient pas à l'étroit comme l'Europe et se mouvaient par périodes lentes et par dynasties vastes comme le désert.
Ah ! ceux qui ont eu le cauchemar de la mort comprendront le pauvre fellah, qui chante trois notes, qui traîne des pierres dans cette vie éphémère pour gagner l'éternité, non selon l'image dilettante de M. Renan (la pierre de la pyramide consciente dans les Dialogues philosophiques), mais au sens réel, palpable, criant, payé comptant en bonne espèce humaine ! pour se réveiller dans mille ans avec ma belle figure, ma chair, mes mains, mes cheveux, ma voix, et pour toujours alors. Bouddha croit aussi aux résurrections mais les redoute et y coupe court par le nirvânah, lutte en sens contraire. C'est le même filon oriental, mais plus énervé, plus habitué par des générations de farniente sous le mancenillier polyforme (voir Flaubert Saint-Antoine). Le fellah, lui, travaille dans cette vie et se reposera dans l'autre.
Eh bien ! l'art n'eut qu'un but : tirer des exemplaires du défunt aussi vivant que possible pour décupler les preuves qu'il exista et qu'il est par conséquent sauvé, et, qui sait ? pour détourner peut-être sur ces mannequins les coups jaloux du génie de la pourriture, lui donner le change. Plus il y a d' exemplaires, le plus trompe-l'œil (polychromie, bijoux), plus il y a de chances : de là la folie des rois. 

Les admirateurs de l'art égyptien n'ont qu'une idée, pauvres pédants du XIXe siècle, défendre ces œuvres du reproche d'hiératisme. Voyez comme ils sont réalistes, comme c'est modelé ; voyez ces études de genoux dans la Ve dynastie. Quelle vie !
Ces artistes sont aussi forts que vous ; mais ils y mettaient du style et ces œuvres n'ont pas été dépassées ! – Laissez donc. Ils avaient de bien autres préoccupations que de faire du réalisme et de l'art pour l'art ! Ils avaient vu la mort ! toute leur vie, leur royauté, leur enfance, leur naissance, leur civilisation tourne autour de ce puits effarant. Ô pions dilettantes qui ne travaillez, vous, que pour l'immortalité d'un fauteuil à l'Institut et non pour la résurrection personnelle de la créature ou même celle de l'art égyptien !
Oui, hiératiques et réalistes, sommaires et vivantes. Oui le trompe-l'œil de l'être qui fut organisé et la rigidité de la mort (jambes ou bras collés, poses simples ou stéréotypées) tout cela confirme cette idée des exemplaires à tirer du défunt pour dépister la Destruction de nos touchantes personnalités.
Voilà dans quelle foi il faut chercher la source de ce hiératisme qui n'est pas inhabileté technique en contradiction avec le vivant, (d'autres parties voulues vivantes, - les animaux), avec les siècles de latitude que cet art eut pour se perfectionner, avec le reste de sa civilisation.  (...)

Le sculpteur (en même temps scribe et décorateur) est un fonctionnaire sacerdotal et non un artiste, de génie ou non, qui rêve, qui a une personnalité de facture ou d'imagination, qui crée, qui a quelque chose à dire, qui signerait, qui ferait mieux que le voisin, comme cela se fait instinctivement ailleurs.
La mort a tout glacé. "La vie est une préparation à la mort." (...)

L'art égyptien est de l'art chinois, mais arrêté dès l'enfance et glacé par la mort. Les deux cœurs sont les mêmes, les temps aussi, le milieu et le reste du monde aussi. Les dynasties coulent dans le même moule de temps. Mais le Chinois est gai comme des oiseaux dans des volières de bambou. Et l'Égyptien s'attelle aux blocs des cataractes en grasillant ses mélopées sur trois notes."



extrait de Œuvres complètes de Jules Laforgue, 1919, par Jules Laforgue (1860-1887
), poète français symboliste. "Connu pour être un des inventeurs du vers libre, il mêle, en une vision pessimiste du monde, mélancolie, humour et familiarité du style parlé." (Wikipédia)

"Rien de plus imposant que la vue du Nil sur lequel nous glissons insensiblement" (Joséphine Turck de Belloc)

aucune indication sur l'auteur et la date de ce cliché
"Après avoir parcouru l'Égypte des Arabes, il nous reste à visiter l'Égypte antique, celle des Pharaons ; à traverser cette vallée du Nil qui fut le berceau de la civilisation et à saluer, au fond de leurs solitudes, les ruines de Denderah et de Thèbes aux cent portes.
Je me sentais attiré vers la Haute-Égypte par la poésie des souvenirs, par la grandeur des monuments.
On peut faire le voyage du Nil de plusieurs manières. Il y a les canges et les bateaux à vapeur. Les canges sont les gondoles de l'Égypte ; elles sont de forme élégante, effilée, de construction légère et propice à la rapidité de la marche. Elles ont de trente à quarante pieds de long sur dix de large. Ordinairement elles ont deux mâts auxquels on attache des voiles triangulaires; à l'arrière, elles possèdent plusieurs chambres peintes et ornées avec goût. Les canges des grands seigneurs et celles des dames du harem se distinguent par l'élégance de leurs décorations ; plusieurs sont dorées au dehors. Ces barques légères marchent avec une rapidité incroyable.
Le premier bateau à vapeur, construit pour Méhémet-Ali, qui a parcouru le Nil, produisit une grande sensation sur les habitants de l'Égypte, étonnés de voir cet élégant navire, qui se mouvait de lui-même, en laissant au ciel des nuages de fumée. Ils prirent d'abord cette nef merveilleuse pour un gigantesque animal.
Rien n'est pittoresque comme cette navigation du Nil. Pour jouir à notre aise du climat, du ciel et du fleuve, nous choisissons la cange traditionnelle aux deux grandes voiles latines, avec son équipage arabe. Cette manière de voyager tente le plus notre imagination. On va moins vite, mais on voit mieux ; on marche aux caprices du vent et on a tous les hasards et tous les charmes de l'impression ; puis, on jouit de l'inappréciable avantage d'être chez soi.
Une fois notre cange choisie dans le port de Boulaq, tous les arrangements furent promptement terminés par notre intelligent drogman, ou reis, chargé des approvisionnements, de tout le matériel du voyage, ainsi que des gens du service. Notre équipage se compose de douze matelots. Nous avons un valet de chambre et un cuisinier italiens. Notre drogman, honnête et expérimenté, veille sur notre bien-être matériel avec la plus grande sollicitude.
Tous les aménagements terminés, nous prenons possession de notre habitation flottante, qui doit nous abriter pendant plusieurs semaines. Le vent est propice et nous levons l'ancre par une belle matinée de février. Notre drogman, sur l'avant, dirige les manœuvres avec une imposante gravité. (...) Assis à l'ombre de la voile, nous voyons fuir le rivage et nous laissons aller nos pensées au gré de l'imagination ou de l'intime causerie.
Les paysages du Nil, un peu monotones au premier aspect, ont néanmoins un charme indicible. La grandeur des horizons, la beauté des lignes émeuvent l'âme. C'est la même impression qu'on ressent dans la campagne de Rome. C'est le même contraste de la solitude présente avec le mouvement de la vie d'autrefois.
Ce ciel d'une inaltérable pureté, cette nature sévère, tout concourt à la majesté du tableau. Le vent est frais et nous filons grand train.
Après le dîner, nous montons sur la dunette pour jouir de la première soirée de notre navigation. Rien de plus imposant que la vue du Nil sur lequel nous glissons insensiblement. À notre droite, de grands bois de palmiers projetaient leurs ombres sur l'eau calme et profonde ; le croissant, qui montait dans un ciel resplendissant d'étoiles, blanchissait légèrement leurs cimes et transformait le fleuve en une nappe argentée.
Les nuits sont fraîches sur le Nil, la rosée est abondante et il est prudent de ne pas s'y exposer, car elle cause des ophtalmies très fréquentes dans ce pays. Nous rentrons de bonne heure au salon, nous lisons, jouons à l'écarté, au wist ; à dix heures, chacun se retire et les divans sont transformés en couchettes.
De grand matin nous montons sur le pont et nous voyons le soleil se lever derrière la chaîne libyque. Quel éclat, quelle
fête de lumière pour nos yeux charmés ! (...)
C'est surtout le soir, au coucher du soleil, que les paysages du Nil nous apparaissent dans toute leur splendeur. Aussitôt que le soleil a disparu derrière l'horizon, le ciel s'embrase subitement et prend des teintes d'or vif qui illuminent tout le paysage et se reflètent sur les grandes nappes d'eau du Nil ; peu à peu, cette teinte passe du pourpre ardent par tous les tons orangés, pour se perdre dans des nuances d'or pâle. Bientôt, d'innombrables étoiles s'allument au ciel et une nuit brillante, nuit des tropiques, semble continuer le crépuscule. (...)
La température devient plus chaude à mesure que nous approchons de la Haute-Égypte. Les aspects du Nil, toujours plus magnifiques, sont plus variés : tantôt il court, profond et rapide, resserré entre de hautes rives ombragées de grands bois de palmiers ; tantôt il s'élargit en nappes étincelantes qui entourent mollement des îlots de verdure."
 

extrait de Le pays des Pharaons, 1890, par J.-T. de Belloc (1854-19.?), écrivaine  et biographe. D’origine irlandaise (elle était née Swanton), elle choisit le nom de "Joséphine Turck" pour signer dans les journaux et les revues (elle fonda la Bibliothèque des familles en 1821-1822 et La Ruche en 1836).

L'art égyptien "est majestueux et grand par l'absence du détail" (Charles Blanc)

Mykérinos et la reine Khâmerernebty II (Fine Arts - Boston)
"L'art de l'Égypte, le plus ancien de tous, est le plus facile à connaître, parce qu'il demeura stationnaire, uniforme, immuable, tant qu'il fut égyptien, c'est-à-dire jusqu'à ce que la domination des Ptolémées en eût changé un peu la physionomie en y introduisant ou plutôt en y laissant s'infiltrer quelque chose du génie grec. 
Considérée dans son ensemble, sans tenir compte des exceptions et des nuances, la sculpture égyptienne présente un caractère éminemment symbolique et rappelle toujours sa première destination, qui fut d'exprimer des idées religieuses et d'en être l'écriture imagée. Son berceau est dans le temple.
Elle y figure d'abord à l'état de délinéation, et ne fait que graver ses contours. Puis elle s'enfonce en creux au dedans du mur, ou elle saillit au dehors en bas-relief. Ensuite elle se dégage de la muraille, non sans y adhérer encore par quelques attaches, et quand enfin la statue est complètement isolée, - ce qui est très rare, car elle est presque toujours adossée à un pilastre, - elle trahit infailliblement son origine, qui est l'architecture, et sa raison d'être, qui est le symbole. Jetez les yeux sur une figure égyptienne : les formes y sont accusées d'une manière concise, abrégée, non pas sans finesse, mais sans détails. Les lignes en sont droites et grandes. L'attitude est raide, imposante et fixe. Les jambes sont le plus souvent parallèles et jointes. Les pieds se touchent, ou bien, s'ils sont l'un devant l'autre, ils suivent la même direction, ils restent aussi exactement parallèles. Les bras sont pendants le long du corps ou croisés sur la poitrine, à moins qu'ils ne se détachent pour montrer un attribut, un sceptre, une clef, une coupe, un lotus ; mais dans cette pantomime solennelle et cabalistique, la figure fait des signes plutôt que des gestes ; elle est en situation plutôt qu'en action, car son mouvement prévu et en quelque sorte immobile ne changera plus ; il ne sera suivi d'aucun autre.
Cependant, par une compensation qui étonne, il se trouve que cet art égyptien, qui semble retenu dans une éternelle enfance, est un art grand, majestueux, hautement formulé. Il est majestueux et grand par l'absence du détail, dont la suppression a été voulue, préméditée par le prêtre.
Gravée en bas-relief ou sculptée en ronde bosse, la figure égyptienne est modelée, non pas grossièrement, mais sommairement ; elle n'est point dégrossie comme une ébauche ; elle est au contraire finement dessinée, d'une simplicité choisie dans ses lignes et dans ses plans, d'une délicatesse élégante dans ses formes ou, pour mieux dire, dans ses formules algébriques.
Deux choses y sont évidentes et évidemment volontaires : le sacrifice des petites parties aux grandes, et la non-imitation de la vie réelle. Nue, la figure est vue comme à travers un voile ; vêtue, elle est serrée dans une draperie collante, semblable à un second épiderme, de sorte que le nu se découvre quand il est voilé, et se voile quand il est découvert. Les muscles, les veines, les plis et lés contractions de la peau n'y sont point rendus, ni même la charpente osseuse. La variété qui distingue les êtres vivants, et qui est l'essence de la nature, est remplacée par une symétrie religieuse et sacerdotale, pleine d'artifice et de majesté. D'ordinaire, les mouvements exécutés par plusieurs figures sont soumis au parallélisme des membres doubles et paraissent obéir à un certain rythme mystérieux, qui a été réglé dans le sanctuaire invisible, impénétrable. Le plus sûr moyen d'expression dans l'art égyptien est, en effet, la répétition.
Quels que soient le naturel et la souplesse d'un mouvement, il devient cérémonial quand il est répété intentionnellement et plusieurs fois d'une manière identique, ainsi que nous le voyons si souvent dans les sculptures de l'antique Égypte. Elle appartient à l'ordre des choses sublimes, cette répétition persistante qui fait de toute marche une procession, de tout mouvement un emblème religieux, de toute pantomime une cadence sacrée. 

Le style égyptien est donc monumental par le laconisme du modelé, par l'austérité des lignes et par leur ressemblance avec les verticales et les horizontales de l'architecture. Il est imposant, parce qu'il est une pure émanation de l'esprit ; il est colossal, même dans les petites figures, parce qu'il est surnaturel et surhumain. Il demeure toujours semblable à lui-même, parce qu'il représente la foi, qui ne doit point varier, et, il faut le dire, cette uniformité constante était singulièrement favorisée par l'identité des races au moyen des infranchissables barrières qui séparaient les castes et s'opposait ainsi à tout croisement. Enfin le style égyptien est engendré par un principe autre que l'imitation, et c'est volontairement qu'il s'écarte de la vérité imitative, car la faculté de rendre fidèlement la nature n'est pas plus étrangère aux Égyptiens qu'aux Grecs, et la preuve en est dans la vérité saisissante que présentent quelquefois les animaux, comparée à la manière convenue et artificielle dont la figure humaine est exprimée.
Une preuve encore de la volonté qu'eurent les prêtres de substituer le symbole à l'imitation, c'est que l'étude de l'homme physique et la connaissance de l'anatomie furent sévèrement prohibées chez ce peuple étrange, qui respecta la mort plus que la vie, comme si la mort eût été pour lui l'initiation à une vie impérissable. Non seulement la religion interdisait les dissections anatomiques, mais elle ordonnait qu'après l'incision unique faite dans les flancs du cadavre pour en tirer les intestins et procéder à l'embaumement, l'homme chargé par état de cette opération, à la fois nécessaire et sacrilège, prît aussitôt la fuite pour échapper à la colère des parents qui le poursuivaient à coups de pierres.
Quand il modèle la tête humaine, le sculpteur égyptien l'imite avec plus de fidélité, et il montre bien ce qu'aurait pu être son imitation dans un art qui fût resté libre. Avec quelle force est exprimée la conformation de la race africaine ! Comme il est bien taillé, ce visage des enfants de Cham, au profil déprimé, au nez aplati, aux lèvres épaisses, au menton rentrant et court, aux yeux allongés, obliques et placés au niveau du front ! Et ces yeux, s'ils sont toujours (ouverts), toujours entiers, et toujours de face dans les têtes de profil, ce n'est point assurément parce qu'un œil est plus difficile à dessiner de profil qu'une bouche ; c'est sans doute parce qu'on a voulu, en dépit de la vérité, que l'organe révélateur de la pensée eût dans le visage humain une importance décidée et dominante.
Est-il besoin d'insister sur une tendance aussi fortement marquée au symbolisme, alors que tant de figures nous offrent la combinaison monstrueuse de corps humains avec des têtes d'animaux ? "En montrant aux yeux, dit Raoul Rochette (Cours d'Archéologie), un corps d'homme surmonté d'une tête de lion, de chacal ou de crocodile, l'Égypte n'eut certainement pas l'intention de faire croire à la réalité d'un être pareil ; c'était une pensée qu'elle voulait rendre sensible plutôt qu'une image vraie qu'elle prétendait offrir. Le mélange des deux natures était là pour avertir que ce corps humain servant de support à une tête d'animal était une pensée écrite, la personnification d'une idée morale et non pas l'image d'un être réel." 

Oui, on peut le dire, la sculpture égyptienne demeura une forme de l'écriture, un art essentiellement symbolique, et ce fut une raison de plus pour qu'elle restât immobile. Le symbole fut pour ce grand art ce qu'étaient pour les morts embaumés les aromates qui les conservaient ; il le momifia, mais, en le momifiant, il le rendit incorruptible." 



extrait de Grammaire des arts du dessin, architecture, sculpture, peinture : jardins, gravure en pierres fines, gravure en médailles, 1908, par Charles Blanc (1813-1882), historien, critique d'art et graveur français, membre de l'Académie des beaux-arts et de l'Académie française, professeur d'esthétique et d'histoire de l'art au Collège de France.

jeudi 8 novembre 2018

Beni Hassan : "C'est l'histoire de la vie de chaque jour racontée par le luxe décoratif" (Henri Joseph Léon Baudrillart)

Carl Richard Lepsius : Mur nord de la tombe BH 3 de Khnumhotep II
 "Thèbes, après avoir reçu des embellissements successifs, arrive à tout son éclat avec les princes d'une des plus grandes dynasties qu'ait eues l'Égypte, la douzième.
Ces rois ne sont pas seulement des guerriers occupés à défendre le pays contre les nouvelles invasions, mais de grands ingénieurs, des constructeurs de monuments utiles ou grandioses. À eux revient le mérite de coloniser la vallée du Nil dans sa partie moyenne, de la première cataracte à la quatrième, et ils ont régularisé le système des canaux. Le lac Mœris, destiné à faire de leurs eaux une plus juste répartition, reste l'œuvre capitale de ces princes. Pendant plus de deux siècles ils embellissent Héliopolis et plusieurs autres villes importantes, surtout Thèbes, appelée encore à de grands accroissements ultérieurs. 

Cette époque des Ousortesen figure au nombre des plus heureuses de la civilisation antique. L'Égypte s'y relève complétement, elle y jouit d' une prospérité sans égale, d'une paix habituelle. L'utile l'emporte dans cette belle période sur les somptuosités dispendieuses qui auront, à quelques siècles de là, leur moment d'éclat incomparable.
Dans cet heureux temps des Ousortesen (heureux pour la classe aisée du moins), les industries utiles et les arts plastiques, expression d'un luxe sans faste, tiennent une place des plus importantes. On en rencontre les preuves fréquentes dans le luxe décoratif lui-même. Les murailles des tombeaux de Beni-Hassan et les planches du grand
ouvrage de Lepsius en offrent la preuve parlante. 

Ces peintures nous montrent les différents métiers alors en usage, et rien ne donne mieux l'idée de l'activité avec laquelle étaient poussés les travaux. Le labourage y paraît pratiqué à force de bœufs ou à bras d'hommes. On y ensemence les terres, on les foule à l'aide des béliers, on les herse, on fait la récolte, on met en gerbes le lin et le blé. Nous avons sous les yeux des opérations de battage et de mesurage. On transporte les denrées au grenier à dos d'ânes. Ici c'est le raisin qu'on vendange ou qu'on égrène. Là c'est la fabrication du vin dans deux pressoirs différents. Voici la mise en amphores, la disposition des caves. Peu de métiers font défaut. Le sculpteur sur pierre et le sculpteur sur bois sont à leurs pièces ; les verriers soufflent des bouteilles ; les potiers modèlent leurs vases et les enfournent. Avec quelle application travaillent ces cordonniers, ces charpentiers, ces menuisiers, ces corroyeurs, ces femmes au métier qui tissent la toile sous la surveillance des eunuques ! C'est l'histoire de la vie de chaque jour racontée par le luxe décoratif.
Ce développement de travail et d'industrie n'est pas moins attesté par certaines inscriptions de Beni-Hassan. Dans un de ces tombeaux, le mort lui-même raconte
sa vie."


Extraits de Histoire du luxe privé et public, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, Tome 1, 1880-1881, par Henri Joseph Léon Baudrillart (1821-1892), économiste français, journaliste de l'école libérale, professeur d'économie politique au Collège de France et à l'École nationale des ponts et chaussées.