lundi 19 novembre 2018

À travers le Delta (Saïs, Dessouk, Fouah, Rosette...), par Maxime Legrand


"Un bourg du Delta" - illustration extraite de l'ouvrage de l'auteur

"Le monde ne renferme pas de terres plus fertiles que ces rives du Nil ; il en renferme peu qui mettent à plus rude épreuve l'industrie du cultivateur. Des appareils de diverses sortes sont employés pour l'arrosage des buissons de cotonniers, des champs de blé, de lin et d'indigo.
Mais que sont ces bourgs bâtis juste sur la rive et les habitations qu'ils contiennent ? Un torchis de limon du Nil, un toit en branches et en pousses de palmiers sur lesquelles on étend de la terre, voilà la cabane d'un fellah pauvre ; les paysans riches habitent des maisons de briques séchées au soleil ; les maires de village, assez fréquemment, des bâtisses somptueuses en briques cuites. Aucune fenêtre n'ouvre sur la rue ; au-dessus de beaucoup de portes, des ornements fort simples, losanges, oves, spirales. Des tas d'ordures, recouverts de mauvaises herbes, dans lesquels les chiens poltrons cherchent leur nourriture avec force glapissements, barrent la rue du village ; parfois on rencontre le cadavre en décomposition d'un âne tombé sur place. Un minaret domine huttes et maisons ; des sycomores, le plus bel ornement de la localité, étalent leurs couronnes ombreuses, des dattiers élancés se bercent au vent, des acacias couverts de longues grappes de fleurs exhalent un doux parfum, des tamaris toujours verts ou des caroubiers s'élèvent, chargés de leurs gousses. (...)

Qu'on laisse le bateau et qu'on s'enfonce dans l'intérieur des terres, on trouve, un peu plus loin vers le nord, un bourg, des collines de décombres, un petit lac ; sur le bord de l'eau, des cigognes et une bande de hérons argentés, qui laissent approcher jusqu'à la distance de quelques pas, avant de détourner leur cou gracieux et de s'élever sur leurs ailes, pour s'en aller planer dans la direction du Nil, comme un nuage blanc. Ce sont les ruines de Saïs, la brillante résidence des Pharaons, la ville savante où florissait une école non moins célèbre parmi les Grecs que parmi les Égyptiens. Le bourg, dont la mosquée s'élève auprès des ruines, a conservé le nom orgueilleux de Saïs, sous la forme Sa ou Sa-el-Hagar. Jamais la prospérité matérielle de l'Égypte, jamais le nombre de ses villes et de ses habitants n'a été porté aussi haut qu'il le fut sous le règne de cette dynastie saïte, amie des Grecs. Mais depuis ? Un sentiment d'épouvante glace le sang, quand on jette les yeux sur les plaines désertes et sur les misérables ruines grises qui nous entourent. Pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne, Saïs est encore citée comme étant le siège d'un évêché. Plus tard, nulle mention n'est faite de son existence : quant à son passé, il vivra toujours dans la mémoire des hommes.
Plus loin encore vers le nord, après trois heures de navigation, on arrive dans le port d'une jolie ville, Dessouk. Son marché hebdomadaire et son marché aux chameaux sont renommés. Devant la mosquée du cheik Ibrahim, paysans et Bédouins, en groupes pittoresques, font affaire, bavardent, jouent les uns avec les autres. La coupole majestueuse de la mosquée vient d'être fraîchement peinte, car bientôt, huit jours après la foire de Tantah, le jour de fête du saint de Dessouk, dont la renommée ne le cède, en Égypte, qu'à celle du saint Seyid-el-Bedaoui de Tantah, sera célébré par la prière et le marché annuel, par des récitations du Koran, enfin par des danses religieuses et des réjouissances publiques. Rien de plus oriental que ce spectacle. Parmi les femmes qui apportent au marché des légumes et de la volaille, ou vont en groupes animés s'approvisionner d'eau pour les besoins de la maison, se glisse plus d'une apparition pittoresque. Peut-être est-ce à Dessouk que s'élevait l'ancienne Naukratis.
Si l'on continue vers le nord, on rencontre sur la droite la petite ville proprette de Fouah, sur la gauche Foum-el-Mahmoudieh, où des machines à vapeur refoulent l'eau du fleuve dans le canal qui réunit Alexandrie au Nil. On passe ensuite devant la colline d'Abou-Mandour, couronnée de palmes, et le port de Rosette apparaît, encombré de bateaux arabes. Beaucoup de maisons de belle apparence, ornées de balcons, élevées à plusieurs étages, et presque européennes d'extérieur, donnent l'impression d'une ville trop spacieuse pour ses 17.000 habitants. Les jardins de Rosette sont charmants et bien entretenus ; la ville s'appelait en copte Ti Rashit, qu'on peut traduire par la Ville de la Joie. En sortant par la porte du nord, on rencontre quelques ouvrages de défense, entre autres le fort Saint-Julien. C'est en ce lieu qu'en 1799 fut trouvée la célèbre pierre de Rosette."  


extrait de La Vallée du Nil, époque contemporaine, 1892, par Maxime Legrand

Quand la nuit tombe sur la vallée du Nil : "Une paix qu'aucune parole humaine ne saurait traduire", par Jacques du Tillet

peinture d'Augustus Osborne Lamplough (1877-1930)
"Les sabots de nos ânes, ouatés tout à l'heure par l'épaisseur du sable, résonnent sur un sol rocheux où roulent des cailloux polis. Nous avançons jusqu'à l'extrémité du plateau, et notre vue s'étend sur le Désert.
Des dunes allongent leurs courbes molles et sans fin, et pas une aspérité ne vient en rompre le trait pur. Elles se croisent, se succèdent, se quittent et se rejoignent à travers l'immensité.
À nos pieds, des vallons ouvrent leurs creux 
sombres, et le sable dont ils sont revêtus est uni et miroitant comme une étoffe de soie. Des sentiers s'indiquent, tracés par les pieds lourds des chameaux, et leur ligne droite s'affine jusqu'à l'horizon... Le soleil baisse. Les ombres grandissent, s'étalent, se couchent. A l'Ouest, le ciel flambe, tout rouge. Vers l'Est, le Caire est inondé de lumière. Des Pyramides jusqu'au Mokattam, un immense voile rose semble étendu. Les Pyramides sont roses, le Nil débordé roule ses flots roses jusqu'au pied de la falaise. Des eaux tranquilles, émergent des villages aux maisons basses, qui se reflètent dans le fleuve avec une incroyable netteté ; la digue qui les relie à la terre est marquée d'un trait mince. (...)
L'air est d'une pureté insoupçonnable, d'une immobilité prodigieuse ; ni les feuilles ni les palmes ne bougent ; au-dessus de nous, pas un souffle : au-dessous de nous, pas un bruit. La vie de la nature semble interrompue.
Rapidement, le jour baisse. Et alors, c'est - pendant cinq minutes... dix minutes... que sais-je..: on perd la notion du temps... -, c'est la plus merveilleuse vision qui soit au monde !...
L'ombre descend sur la vallée du Nil, non pas l'ombre pesante et noire de nos pays du Nord, mais une ombre douce, légère, et transparente. Le fleuve, ses forêts, ses villages, ses lacs sont teintés de mille nuances infiniment tendres. On dirait que la lumière, avant de disparaître, veut les envelopper d'une dernière caresse. Les palmes les plus élevées, les plus hautes maisons des villages brillent, comme dorées ; plus bas, le Nil est mauve, violet, gris perle...
Une petite barque passe au loin, et son sillage plus foncé ride seul l'immobilité des eaux. C'est une paix qu'aucune parole humaine ne saurait traduire... Et le rose brille encore là-haut sur les minarets de la citadelle, il monte lentement le long de leurs pointes effilées ; une minute encore, et il s'est éteint... Derrière nous, brusquement, le soleil tombe et disparaît dans la splendeur vide... Et, aussitôt, presque sans transition, c'est la nuit. Le ciel est bleu clair, presque blanc. Les étoiles s'allument, leur scintillement se reflète dans les eaux calmes, et c'est la Lune, maintenant, qui argente, de sa lueur nacrée, l'inexprimable sérénité des choses..." 



extrait de En Égypte, 1900, par Jacques Du Tillet (1857-1942), homme de lettres et critique français

samedi 17 novembre 2018

"L'art égyptien, pendant son long développement, n'est point resté immuable" (Charles Bayet)

illustration extraite de Histoire de l'art dans l'antiquité (Perrot, Chipiez)

 "L'art égyptien, pendant son long développement, n'est point resté immuable ; il apparaît fort différent, selon qu'on l'étudie à Memphis ou à Thèbes.
À Memphis, il est surtout connu par des monuments funéraires ; les temples ont disparu. La tombe est une demeure : le double y habite, c'est-à-dire "un second exemplaire du corps en une matière moins dense que la matière corporelle, une projection colorée, mais aérienne, de l'individu, le reproduisant trait pour trait". De là l'importance de l'architecture funéraire. (...)

(Les) vieux artistes étaient (...) d'admirables portraitistes ; il en faut chercher la raison dans les croyances religieuses du temps : on pensait que, si la momie était détruite, l'existence du double était encore possible, à la condition qu'il existât du mort une image scrupuleusement exacte.
Quant aux bas-reliefs et aux peintures, ils représentent souvent la vie terrestre du mort et initient ainsi aux mœurs de l'ancienne Égypte. La peinture égyptienne a ignoré l'art de la perspective et des nuances, elle procède par tons francs qu'elle juxtapose : l'ensemble forme une décoration éclatante, mais fort différente de nos procédés et de nos conceptions modernes.
Pendant
(la période thébaine et saïte), l'art funéraire conserva la même importance, et les nécropoles de Thèbes, d'Abydos, de Syout, de Beni-Hassan en offrent de nombreux spécimens ; mais alors les grands temples doivent surtout fixer l'attention. Voici quelle en était la disposition ordinaire. Une avenue, bordée de sphinx, longue parfois de deux kilomètres, conduisait à une porte qui donnait accès, non point dans le temple même, mais dans l'enceinte sacrée qui l'entourait. Cette entrée, pylône, avait un aspect monumental ; la porte était accompagnée de deux massifs pyramidaux, devant lesquels se dressaient des mâts pour les étendards, des obélisques, des statues colossales. 
Toute l'enceinte était délimitée par un mur épais. À l'intérieur s'étendaient de petits lacs sur lesquels, à certains jours de fêtes, voguaient des barques magnifiques, chargées des images des dieux. Un nouveau pylône marquait l'entrée du temple même.
Là, au fond d'une cour, s'ouvrait la grande salle, salle de l'assemblée ou de l'apparition, d'après les documents égyptiens ; les nombreuses colonnes qui en soutiennent le plafond l'ont fait appeler salle hypostyle. La foule s'y tenait, tandis que le roi et les principaux prêtres pénétraient dans le sanctuaire, où était placée l'image du dieu ; derrière le sanctuaire se trouvait une sorte de sacristie. Chacune de ces salles pouvait être répétée et l'étendue du temple était souvent immense. (...)
Le temple égyptien est d'aspect massif ; il semble qu'on ait voulu plutôt étonner le regard par l'énormité des dimensions que satisfaire le goût par l'harmonie des proportions ; le détails mêmes de la construction sont souvent négligés. Les architectes ne sont point arrivés à constituer des ordres, comme les Grecs ; mais leurs épais piliers, leurs colonnes, offrent des types assez variés ; souvent les chapiteaux affectent la forme d'une fleur qui s'évase et, d'ailleurs, la flore du Nil, le papyrus, le lotus, occupe une large place dans leur ornementation.
Quant à la sculpture, elle perd peu à peu les caractères qui la distinguaient dans les belles œuvres de la période memphite. On abandonne la reproduction exacte des traits pour donner aux figures des proportions plus sveltes que la nature ; on simplifie le modelé.
Le même type de tête est sans cesse reproduit : des yeux fendus en amande, des lèvres toujours souriantes, une finesse qui charme, mais ne varie guère. Les attitudes aussi sont uniformes ; l'art devient conventionnel, mais il est souvent d'une rare élégance qu'on retrouve dans tous ses produits, pièces d'orfèvrerie ou ustensiles aussi bien que bas-reliefs. L'emploi de matériaux très durs, tels que le granit, substitués au bois ou à des pierres plus tendres, a contribué à cet affaiblissement du modelé dont l'artiste, qui ne disposait que d'instruments imparfaits, ne savait plus préciser les détails.
Même sous la domination des Ptolémées, les traditions de l'art égyptien se maintinrent, tout en se combinant avec des influences grecques ; mais alors il avait perdu toute force d'invention." 



extrait de Précis d'histoire de l'art, 1886, par Charles Bayet (1849-1918),
docteur ès-lettres, historien spécialiste de l'art byzantin, membre des Écoles françaises de Rome et d'Athènes, professeur de la Faculté de lettres de Lyon et recteur de l'Académie de Lille.

lundi 12 novembre 2018

"Les arts du dessin, en Égypte, restèrent constamment asservis aux préjugés religieux" (Pierre Toussaint Dechazelle)

Hiéroglyphe d'un vautour portant le flagellum ou Nekhekh - photo extraite de Pinterest (auteur du cliché non mentionné)
"Il n'est pas douteux que les peuples anciens, cherchant à préserver de l'oubli leurs traditions historiques, ou religieuses, avant la création d'un alphabet, commencèrent par tracer l'image des objets qui pouvaient les aider à transmettre d'âge en âge ces souvenirs intéressants.
Les Égyptiens débutèrent ainsi dans la pratique du dessin. Cet art, chez eux, doit être considéré comme une branche perfectionnée de l'écriture hiéroglyphique. Leurs prêtres, qui, sous l'autorité d'un monarque, formaient néanmoins dans l'état une sorte d’oligarchie, se tenaient en garde contre toute innovation qui pût porter atteinte aux préjugés sur lesquels s'appuyait leur crédit. Ils prescrivirent conséquemment aux statuaires et aux peintres du pays la forme emblématique des effigies de leurs diverses divinités. Eux-mêmes, peut-être, en fabriquèrent les premiers modèles. Ces types sacrés furent déposés dans l'intérieur des temples, et les copistes durent s'y conformer, dans la suite, avec la plus scrupuleuse exactitude : le moindre changement, un élan de génie de la part de l'artiste, eussent été punis comme un acte d'impiété. Quant à l'imitation des objets qui n'avaient pas un rapport direct avec les mystères du système religieux, cette imitation n'était pas aussi rigoureusement exigée. Quoi qu'il en soit, au temps où Platon fit le voyage de l'Égypte, les ouvrages de sculpture n'y différaient, en aucun point, du caractère de ceux qui avaient été exécutés mille ans auparavant. (...)

La profonde vénération dont les Égyptiens étaient pénétrés pour les morts, ne permettant pas la dissection des cadavres, leurs artistes n'avaient aucun moyen de bien connaître le jeu des muscles et le secret mécanisme des mouvements du corps humain. L'embaumement ne pouvait procurer aux sculpteurs ou aux peintres qui, par faveur, assistaient à l'opération, que l'inspection des entrailles. D'après cela, la nécessité de suivre ponctuellement, pour la forme de leurs figures, les modèles de première fabrication, doit-on s'étonner que les attitudes aient été presque toujours les mêmes ? Elles étaient raides et comme sans mouvement ; mais, dans l'ensemble, les proportions ne manquaient pas d'une certaine justesse. (...) Les statuaires égyptiens, nous le répétons, s'occupaient moins de la fidèle imitation des objets de la nature, que des moyens de rendre significatives leurs images symboliques ; ils ajustaient aux simulacres de leurs principales divinités des têtes de chien, des têtes d'épervier, des cornes de génisse, etc. 
Les ibis, oiseaux du pays qui faisaient la guerre aux reptiles, les scarabées, emblèmes de la transmutation des corps, étaient figurés sur les pierres tumulaires, les obélisques et autres monuments publics. L'Andro-sphinx occupait, en qualité de gardien, l'entrée des temples. Les peintures des Égyptiens, enfin, composées d'objets également fantastiques, n'étaient que de grossières images, enluminées de teintes crues sans nulle intelligence de clair-obscur.
Les hiérogrammatées, collège de prêtres auxquels on confiait le soin des archives religieuses et civiles, se riaient entre eux de la crédulité d'une multitude ignorante qui, n'ayant aucun préservatif contre la séduction des sens, passait, sans s'en douter, d'un culte purement relatif, à l'adoration directe ; le vulgaire se prosternait devant l'animal vivant dont il avait remarqué l'empreinte dans l'alphabet sacré.
(...) les arts du dessin, en Égypte, restèrent
constamment asservis aux préjugés religieux (...)."

extrait de Études sur l'histoire des arts, ou Tableau des progrès et de la décadence de la statuaire et de la peinture antiques au sein des révolutions qui ont agité la Grèce et l'Italie. Grèce, 1834,  par Pierre Toussaint Dechazelle (1751-1833), peintre, littérateur, dessinateur lyonnais, mais également homme d’affaires, fabricant de tissus et à l’origine de la prestigieuse maison de soieries Prelle

dimanche 11 novembre 2018

Les artistes égyptiens étaient "des ouvriers chargés de faire de l'histoire plutôt que de l'art" (Louis-Auguste Martin)

 
temple de Ramsès II - Abou Simbel - photo MC
"L'architecture égyptienne (...) subit dans les premiers temps d'heureuses modifications ; il y a loin des Pyramides aux monuments de Thèbes et de Memphis. L'architecture qui s'est formée et développée en Égypte, présente un cachet unique, original. Exécutés sous l'inspiration des rois et des prêtres, les palais et les temples ont affecté un style uniforme, et obéi comme les hiéroglyphes à une plan et à des règles déterminés. L'artiste n'inventait pas, il copiait ; aussi Platon rapporte-t-il que des modèles étaient déposés dans les temples ; qu'il était défendu aux artistes, sous peine de sacrilège, de rien changer aux règles : "Il y a plus de dix mille ans, ajoute-t-il, que ces règles ont été posées, et les œuvres de ces temps reculés n'étaient ni plus ni moins belles que celles de nos jours ; elles sont toutes, sans exception, travaillées sur un modèle."
Et, en effet, les plus anciennes peintures sont identiquement pareilles aux plus modernes ; les différences qu'on peut y remarquer sont en faveur des premières, la domination étrangère ayant amené la décadence de toutes choses en Égypte.
Les artistes n'étaient donc plus que des ouvriers chargés de faire de l'histoire plutôt que de l'art, d'exécuter des monuments et des inscriptions commémoratifs de grands événements et de hauts faits, de traiter des sujets religieux et politiques, d'après une formule consacrée.
On trouve encore à Thèbes des débris de constructions très anciennes qui ont servi de matériaux pour des édifices qui datent de plus de quatre mille ans. Les plus simples ornements de ces édifices consistent en emblèmes qui renferment des dates et des faits historiques. Des bas-reliefs, entremêlés d'inscriptions, représentent avec fidélité la physionomie, le costume et les habitudes des peuples étrangers vaincus parles Pharaons.
Quant aux pyramides, les avis sont très partagés sur le mode de construction qu'on employa pour les élever. L'époque très ancienne où elles furent élevées ne saurait être déterminée positivement ; elles annoncent l'art dans son enfance, celui des constructions massives succédant aux blocs informes superposés. (...)

Une inscription rapportée par Diodore de Sicile constate que Sésostris n'employa aucun Égyptien aux monuments qu'il fit construire. Il n'est pas probable qu'on en ait agi ainsi pour les pyramides, car leur édification ayant exigé un trop grand nombre de bras, et remontant à une époque où les Égyptiens songeaient plutôt à s'organiser au dedans qu'à faire des expéditions au dehors, elles durent être à la fois les premiers temples élevés par les Égyptiens aux dieux, et les premiers tombeaux consacrés à leurs rois." 

extrait de Les civilisations primitives en Orient : Chinois, Indiens, Perses, Babyloniens, Syriens, Égyptiens, 1861, par Louis-Auguste Martin (1811-1875),
historien, littérateur, photographe, sténographe de la Chambre des députés.

Il y a, en Égypte, "fusion intime entre la nature et les monuments" (Jacques du Tillet)

illustration extraite de L'Égypte, par Georges Ebers, 1881
"C'est toujours la Nature qu'il faut regarder pour comprendre les ouvrages des hommes ; elle est le modèle originel, celui qui a frappé les regards de l'humanité première, celui qu'on a d'abord tenté d'imiter. Deux choses sont caractéristiques, dans cette vallée du Nil : les dimensions sont énormes, et les lignes sont droites. Les collines qui l'encadrent descendent perpendiculairement vers le sol ; leurs flancs, dépouillés par l'ardeur du soleil, laissent voir les couches successives qui les ont formées. Jusqu'au sommet, c'est une superposition de lignes horizontales, s'élevant au-dessus de la vallée plane. La crête des collines est horizontale aussi, sans qu'un col ou un pic en vienne rompre l'uniformité droite. Et toutes ces lignes parallèles, se prolongeant à perte de vue, semblent reculer l'horizon jusqu'à l'infini.
Ces deux caractères,vous les retrouvez dans les monuments de l'ancienne Égypte. La ligne horizontale et la ligne verticale sont exclusivement employées ; seules, les assises des pylônes descendent obliquement vers le sol.

Partout, c'est le "couloir" du Nil, large ou long, toujours coupé à angle droit ; les carrés succèdent aux rectangles, et les rectangles aux carrés. Nulle part l'angle n'est évité. Il est accusé au contraire, et marque le plan des moindres chapelles. Rectangulaires aussi, les sortes de "places" où s'élevaient les obélisques. Et les longues avenues de béliers, qui joignaient les temples au Nil, s'allongent toutes droites, tirées au cordeau. Les piliers ou les colonnes sont arrondis, et aussi les larges bases sur lesquelles ils reposent. Mais la toiture qu'ils supportent est faite de dalles horizontales, et eux-mêmes s'élèvent verticalement sur le sol. Avec leurs chapiteaux en forme de plantes, et rapprochées comme elles sont, ces colonnes, si l'on y met un peu de bonne volonté, rappellent assez bien les bois de palmiers qui ombrageaient les alentours des sanctuaires. Ainsi l'imitation de la nature est sensible dans ces temples à l'aspect raide.
Vues de loin, - j'entends vues d'après les dessins et les reproductions des musées, c'est-à-dire séparées de leur cadre, - ces implacables lignes droites donnent une impression de monotonie écrasante. Et, sans doute, même en Égypte, on est un peu "écrasé" par ces
masses gigantesques. Mais, si quelque monotonie subsiste, elle est causée surtout par les formes pareilles, pareilles au moins pour les profanes, qu'on retrouve dans chaque temple.
Nos églises, aussi, sont construites sur un plan identique : ce qui les varie, c'est la richesse ornementale, la fantaisie inépuisable des sculptures. Cet élément de variété manque aux temples égyptiens. Les sculptures, - les ciselures, plutôt, - en creux ou en relief, n'altèrent en rien la ligne générale. Et cette ligne est la même partout.
Mais elle est la seule aussi qui convînt en ce pays. Au-dessus du fleuve aux rives plates, les terrasses et les portiques se dressent avec majesté. Il y a, en vérité, fusion intime entre la nature et les monuments. Ceux-ci répètent le dessin calme et austère des collines ; et le faîte de celles-ci, droit sous le ciel clair, semble un immense pylône gardant l'entrée d'un temple fabuleux."

 
extrait de En Égypte, 1900, par Jacques Du Tillet (1857-1942),
homme de lettres et critique français

"Les monuments égyptiens sont des pages d'histoire" (Louis Delâtre)


fragment d'inscription gravée - musée du Louvre (Paris)
"L'Égypte est généralement appelée le berceau de la civilisation. Nos arts, nos sciences, nos religions ont pris naissance sur les bords du Nil ; les Grecs ont appris des Égyptiens l'architecture, la géométrie, l'astronomie, la mécanique, l'hydraulique, l'arithmétique. (...) 
Orphée, le plus célèbre des poètes primitifs, alla étudier en Égypte la théologie, l'astronomie, la musique, la médecine, qu'il vint ensuite enseigner à ses compatriotes, encore à moitié sauvages. Homère parle de l'Égypte comme d'un pays de merveilles. Il fait de Protée le plus habile et le plus prudent de tous tes rois. Lycurgue et Solon apprirent des Égyptiens la science de la législation ; Thales, Anaximandre, Pythagore, Socrate et Platon, étudièrent la philosophie et les sciences de l'Égypte. Platon invoque fréquemment le témoignage des Égyptiens, qu'il proclame les maîtres et les modèles de tous les hommes.
La chronologie n'a offert jusqu'ici de dates bien certaines qu'à partir du VIIIe ou du IXe siècle avant l'ère vulgaire. (...) S'il existe quelque part dans l'histoire du monde les éléments d'une chronologie positive antérieure à Salomon et à Agamemnon, c'est chez les Égyptiens qu'ils doivent se trouver.
"Les Égyptiens, dit Hérodote, sont de tous les hommes ceux qui conservent le plus fidèlement le souvenir des anciens temps." Quand un prodige a lieu, ils s'empressent de l'écrire ; et si, dans la suite, un phénomène analogue arrive, ils jugent par induction qu'il aura le même résultat. Les prêtres égyptiens énumèrent, d'après son livre, trois cent trente rois depuis Menés, le fondateur de la monarchie.
Manéthon atteste l'existence de tables chronologiques remontant sans interruption jusqu'à Menés, et indiquant avec la plus scrupuleuse exactitude les noms, l'âge, les actions des rois et la durée de leurs règnes exprimée par années, mois et jours. 
Tandis que les prêtres consignaient l'histoire d'Égypte sur le papyrus, les rois la faisaient graver sur les murs des édifices. Les monuments égyptiens sont des pages d'histoire ; leurs parois, bigarrées d'hiéroglyphes, racontent les faits et gestes des Pharaons. Chaque génération qui passait sur cette terre antique y écrivait son histoire sur des palais, sur des tombeaux composés de matériaux indestructibles.
Les Grecs étaient trop amoureux de l'élégance des formes pour élever des constructions durables ; les Chinois n'ont point d'architecture ; les Indiens n'ont point de constructions bien anciennes ; les Babyloniens ne bâtissaient qu'en briques ; dans le nord de l'Europe, les constructions périssent par l'effet du froid et de l'humidité ; dans le sud, ils disparaissent sous les efforts d'une végétation trop active.
L'Égypte, avec ses carrières de granit, avec sa température sèche et son sol inaccessible à la flore luxuriante de la zone moyenne, semblait prédestinée par la nature à être la fidèle conservatrice des plus anciens documents de l'histoire des hommes. Les hypogées de Thèbes et de Memphis nous ont, après cinquante siècles, rendu les manuscrits déposés dans leur sein aussi intacts que le jour où ils leur avaient été confiés."  


extrait de L'Égypte en 1858, par Louis Delâtre (1815-1893), homme de lettres, orientaliste français