jeudi 29 novembre 2018

"L'art ne s'est uni nulle part aussi intimement à la nature du pays que dans la vallée du Nil" (Karl Ritter)

Carl Wuttke, Morning mood at the lake of Karnak, 1910
"Du haut des catacombes, le voyageur contemple avec admiration le monde de ruines étendu sous ses yeux, la ville de Thèbes aux cent portes, le centre de la plus ancienne et de la plus haute civilisation du passé, la cité des palais et des temples dont les merveilles couvrent la surface de la terre et peuplent ses entrailles ! Élevée par une population innombrable, par des prêtres intelligents, par de puissants monarques ; arrachée à grand travail du flanc des monts ; enrichie par un commerce florissant avec le pays des Nègres et des Éthiopiens, avec l'Arabie, la mer Érythrée, l'Indus et le Gange ; conservée, ennoblie, décorée par les sciences et les arts, elle servit de maîtresse et de modèle aux peuples de toutes les zones et de tous les âges.
La simplicité de ses éléments, la majestueuse unité de son ensemble éveillent le respect et la pensée, et font pressentir quelle influence elle a exercée sur l'esprit humain, dans tous les temps, dans tous les lieux. Les rapports les plus délicats attestent ici une harmonie, un développement unitaire qui ne se révèlent qu'à une pénétration profonde, et que souvent on ne peut saisir qu'en les contemplant sur les lieux. Ainsi les plus beaux dessins, les plans les plus exacts ne sauraient rendre le caractère esthétique de l'architecture égyptienne tel qu'il se montre ici en présence des monuments de Thèbes. Ce qui semble à l'œil du nord lourd, écrasé, étrange et massif, apparaît sur les lieux léger, vivant, gracieux, et ressort harmonieusement de la nature même du climat et du sol. Cela ne dépend pas seulement des proportions et des lignes mais surtout de la perspective aérienne, de l'accord avec la nature environnante, dont les effets varient avec les climats et que caractérise ici le contraste si vif de l'éclat éblouissant du soleil et de l'épaisseur des ombres. 

Un profond sentiment esthétique, une longue habitude, un tact sûr avaient appris aux Égyptiens à tenir compte de toutes ces causes, de tous ces rapports, et à construire leurs édifices dans un style différent de ceux des Grecs et des Romains. Les monuments grecs et romains, transportés sous le ciel de l'Égypte, réjouissent moins la vue que dans leur patrie ; et, en présence de la gravité, de la sévérité de l'architecture égyptienne, on les trouve, malgré toute leur perfection et leur élégance, nus , sans ombre, insignifiants et fragiles. De même que l'art grec est national et beau sur les bords de la mer Ionienne et de la mer Égée, l'art égyptien est national et grand sur les rives du Nil. On peut dire qu'il a atteint la plus haute perfection, mais d'une manière à lui propre : et la saine critique ne doit le juger que par lui, ne doit en chercher qu'en lui-même les préceptes et la règle. L'art ne s'est uni nulle part aussi intimement à la nature du pays que dans la vallée du Nil ; nulle part il ne s'est élevé aussi naturellement, comme une plante glorieuse, une fleur sacrée du sol de la patrie !
On ne peut comparer les monuments de Thèbes à ceux des autres pays que par l'espace qu'ils occupent ; et, sous ce rapport, tous les édifices grecs, même les plus grands, tels que le Panthéon, le temple de Paestum, celui de Jupiter à Olympie, leur cèdent la supériorité. Que paraissent les monuments grecs comparés seulement à la cour du palais de Karnak, qui tiendrait dans son enceinte tous les monuments de l'île de Philae ? Les ruines de Palmyre et de Baalbek, en Syrie, peuvent seules soutenir la comparaison, quoique de beaucoup moins gigantesques ; elles nous présentent des monuments exécutés dans la plus grande perfection, mais isolés ; tandis que le palais de Karnak est encore entouré d'une ville entière de temples et de palais."


extrait de Lectures géographiques, par Casimir Raffy (18..-18..).

L'auteur du texte choisi est Karl Ritter (1779-1859), professeur de géographie à l'Université de Berlin, auteur d'une description du monde : Die Erdkunde in Verhaeltnisse mr Nature und zur Geschichte des Menschen.
 

mercredi 28 novembre 2018

"Les deux temples d'Ipsamboul, (des) cavernes uniques qui disparaîtront seulement quand le monde changera de forme" (André Lefèvre)

photo d'Antonio Beato
"De Thèbes à la seconde cataracte, en remontant le Nil, on passe en revue de nombreuses ruines (...) ; c'est à quelque distance des rapides d'Ouadi-Alfa, au fond de la Nubie, que s'ouvrent dans le roc, sur les bords du fleuve, les deux temples d'Ipsamboul, cavernes uniques et qui disparaîtront seulement quand le monde changera de forme.
Le grand temple, long de quarante-quatre mètres, haut de quarante-trois, est précédé de quatre statues assises, adossées à la montagne dont elle font partie, et qui n'ont pas moins de trente-sept mètres. Trente dieux assis décorent la corniche. 

Dans les salles intérieures, on passe auprès de petits colosses qui mesurent encore huit mètres. Les parois sont couvertes de vastes bas-reliefs. Partout, même sur l'autel des trois démiurges, Ammon, Phré et Phta, se trouve l'image de Ramsès-Meïamoun (Sésostris) conquérant de l'Afrique et de l'Asie ; sa femme, Kofré-Ari, divinisée comme lui, servit de modèle au statuaire pour les six colosses hauts de douze mètres, debout devant la façade du petit temple qu'elle dédia elle-même à la déesse Hator.
Il est peu d'aspects aussi grandioses que ces façades inclinées qui se dessinent sur la colline abrupte et grise. Comme ces dieux et ces héros dont les traces se voient encore en quelques lieux dits le pas de Gargantua, la brèche de Roland, l'antique Égypte a laissé sur la nature même l'empreinte de sa main. Et sa gloire est d'avoir en tout visé à l'éternité.
La sévère obscurité de ces sanctuaires a été bien interprétée par Lamennais. "Une pensée, dit-il, domine l'Égypte, pensée grave et triste dont nulle autre ne la distrait, qui, du Pharaon environné des splendeurs du trône jusqu'au dernier des laboureurs, pèse sur l'homme, le préoccupe incessamment, le possède tout entier, et cette pensée est celle de la mort. Ce peuple a vu le temps s'écouler comme les eaux du fleuve qui traverse ses plaines nues, et il s'est dit que ce qui passe si vite n'est rien, et, se détachant de cette vie caduque, il s'est reporté par sa foi, par ses désirs et ses espérances, vers une autre vie permanente, immuable. Pour lui l'existence commence au tombeau ; ce qui précède n'est qu'une ombre, une fugitive image. Ainsi, ses conceptions religieuses et philosophiques, ses dogmes, en un mot, venant aboutir à ce grand mystère de la mort, son temple a été un sépulcre."
Quoi qu'il en soit de ces considérations, qui s'appliquent très justement à toute une période de la vie historique en Égypte, il est permis de rapporter l'origine première des sanctuaires souterrains au souvenir d'un temps où les grottes et les excavations étaient la demeure ordinaire des hommes. Les Égyptiens antiques ont été naturellement amenés à loger leurs dieux comme ils se logeaient eux-mêmes pendant la vie et après la mort."


extrait de Les merveilles de l'architecture, 1874, par André Lefèvre (1834-1904), archiviste paléographe, historien et anthropologue, homme de lettres, titulaire de la chaire d'ethnographie linguistique à l'École d'anthropologie de Paris

mardi 27 novembre 2018

"Ces immenses tombeaux sont loin de nous offrir autant d'intérêt que ceux, plus modestes, qui se trouvent près de Thèbes" (Max Boucard, à propos des pyramides)

photo de H. Béchard
"Les tombeaux d'Égypte peuvent se diviser en deux catégories : ceux construits au-dessus du sol à l'aide de pierres énormes, et ceux dissimulés dans le sein de la terre.
Les premiers, les plus anciens et les plus grands, nous frappent d'étonnement par la masse prodigieuse qui recouvre la chambre mortuaire. L'esprit demeure confondu devant les Pyramides et recule effrayé à la pensée des efforts qu'ont coûtés de pareils monuments.
Cependant, malgré leur beauté, ces immenses tombeaux sont loin de nous offrir autant d'intérêt que ceux, plus modestes, qui se trouvent près de Thèbes.
Ces derniers appartiennent à la seconde catégorie. Loin de s'élever glorieusement au-dessus du sol et de défier le temps par l'immensité de leur masse, ils semblent se cacher humblement sous la terre, et chercher l'oubli. Et pourtant, que de trésors ils renferment ! Et comme nous les préférons aux Pyramides !
L'aspect de la montagne, qui les renferme, n'en rend point cependant la visite agréable. Pour s'y rendre on traverse un désert de sables brûlants, et des gorges profondes, dénuées de toute végétation, où règne l'aspect de la mort : les rayons du soleil s'y concentrent, la chaleur est accablante, le corps et l'esprit fatigués sont à bout de forces.
Heureusement, les guides s'arrêtent enfin devant un trou sombre qui s'ouvre dans le flanc de la montagne ; on pousse un soupir de soulagement, on touche au but.
Et c'est avec une curiosité bien légitime que nous pénétrons dans l'excavation, car l'idée de se trouver dans le palais souterrain qu'un Pharaon s'est plu à faire creuser pendant sa vie pour y dormir toujours, ne laisse pas que d'impressionner pendant qu'aux lueurs blafardes des flambeaux, nous nous enfonçons sous la montagne.

La tombe qui m'a le plus frappé est celle de Séti Ier, remontant à plus de quatorze siècles avant l'ère chrétienne.
On y pénètre par un escalier rapide qui conduit à une série de chambres et de couloirs dont le développement atteint plus de 150 mètres de longueur. Le sol, légèrement incliné, s'enfonce de plus en plus dans la terre, et le niveau de la dernière salle est à 50 mètres au-dessous du sol.
Il est impossible de raconter toutes les merveilles de ce souterrain ; les chambres succèdent aux chambres, toutes de plus en plus belles, et frappant d'autant plus d'étonnement qu'elles sont creusées dans le roc, que rien n'a été apporté du dehors, et que leurs colonnes, de même que leurs statues, font aussi partie de la montagne. C'est un véritable travail de découpure !
Les parois sont couvertes de peintures aussi fraîches qu'au premier jour, représentant des sujets de toutes sortes. Toutefois le vieux culte égyptien ayant déjà dégénéré et la simplicité des premiers âges ayant fait place à des rites plus compliqués et plus effrayants, nous assistons à des représentations épouvantables. Des serpents s'enroulent le long des salles ; des gens sont décapités et jetés dans les flammes. Le jugement suprême s'annonce terrible par les peines qu'il faudra subir.
Enfin, une merveille remplit la dernière chambre : c'est l'histoire des premiers âges du monde alors que, sous le règne du dieu-roi Ra, ce dernier, irrité contre les hommes,
assembla son conseil pour détruire la race humaine. Lointaine et troublante réminiscence du déluge de l'histoire sainte.
Le tombeau n'est cependant pas achevé ; le roi sans doute venait de mourir. Aussi l'architecte s'est-il arrêté brusquement, selon l'usage adopté. Sur les colonnes nous voyons encore le trait de peinture fixant les contours de l'image que le sculpteur allait suivre avec son ciseau.
Nous pouvons même remarquer le soin apporté par les artistes égyptiens. Un premier ouvrier a dessiné en noir le contour de l'esquisse ; puis un second, le chef sans doute, est venu et par un autre trait rouge a rectifié l'ouvrage du premier. Malheureusement la mort du roi a arrêté la main de l'artiste et le sculpteur n'a pu exécuter l'œuvre que le peintre lui traçait.
Tout cela est si frais et semble de date si récente, qu'une émotion profonde s'empare du visiteur qui, tout attristé, sort lentement du tombeau. Après tant de siècles, la majesté de ces Pharaons s'impose encore comme au jour de leur puissance terrestre. Le temps n'a pas de prise sur eux, car loin de les diminuer, comme il fait d'habitude pour toute chose, il semble les grandir encore." 



extrait de En Dahabieh, 1889, par Max Boucard (1855-1922), d
irecteur du cabinet du ministre de l'Agriculture et maître des requêtes au Conseil d'État, administrateur ou président de grandes sociétés 

lundi 26 novembre 2018

"La merveille de l'Égypte par excellence, sans contredit, c'est Thèbes" (Auguste Baron)


"La merveille de l'Égypte par excellence, sans contredit, c'est Thèbes, Thèbes aux cent portes, la ville illustrée par Homère le poète divin, le Diospolis Magna des Grecs, la cité aux ruines immenses et grandioses que l'armée française salua de ses acclamations quand elle en découvrit de loin les splendeurs. 
En effet, quand on approche du bassin dont elles hérissent la surface, et qu'on voit au loin les ruines colossales projetant leur ombre immense çà et là dans la plaine, qui se développe dans une étendue à peu près égale sur les deux rives du Nil, on se rappelle aussitôt les magnificences décrites par tant d'auteurs et d'historiens fameux.
Une douzaine de villages agglomérés remplaçant la brillante capitale des Pharaons, se sont formés de ses débris. Les plus remarquables sont Louqsor et Karnac sur la rive droite, et, sur la rive gauche, Medinet-Abou, Kournah, El-Beyrat, etc. Ces villages ne s'abritent pas sous des palmiers ou d'autres arbres, mais ils gisent à l'ombre de fûts solitaires, de colosses, de sphinx, de pylônes, de colonnades et d'obélisques, débris de merveilles encore à moitié debout et qui font rêver à la grandeur du peuple qui dort maintenant sous la poussière de la vallée.
Karnac fut l'un des plus beaux palais de Thèbes : ses ruines s'élèvent sur une éminence factice qui se dresse au centre d'une plaine cultivable d'au moins deux lieues de circuit. On est frappé tout d'abord de la grandeur imposante du tableau. Une longue avenue de sphinx, de pylônes, de propylées et d'obélisques, qui aboutissait au fleuve, saisit encore d'admiration et commande le respect. De ces prodiges de l'art, deux sphinx sont seuls debout, distants l'un de l'autre de quatre coudées, couchés, les jambes de devant étendues, celles de dessous repliées. Ils ont des têtes de béliers placées sur des corps de lions, avec une coiffure symbolique qui, couvrant la tête, retombe sur le dos et sur la poitrine.
Au bout de l'avenue des Sphinx se rencontre un pylône, dans un développement de trois cent quarante-huit pieds, sur une hauteur de cent trente-quatre. La porte avait soixante pieds d'élévation. C'est la plus grande construction de ce genre que l'on trouve en Égypte. (...)
Le prodige de Louqsor est au niveau de celui de Karnac. De quelque point qu'on y arrive, les ruines de cet autre palais dominent et s'estompent en gris sur le brillant ciel d'Égypte, comme une demeure de géant. (...)
Je ne parlerai ni du temple ni du palais de Medinet-Abou, non plus que du Memnonium ou Amenophium, et des autres magnificences de Thèbes.
Je rappellerai seulement qu'après la Thèbes des vivants, il y avait la Thèbes des morts, que l'on peut visiter encore. Pour arriver à ces hypogées, il faut gravir des sentiers étroits creusées dans le roc libyque.
Le nombre des galeries qui se présentent en tous sens est incalculable, mais leur intérieur est dans un horrible état de dévastation. Les momies ne sont plus à leur place ni dans leurs boîtes, mais elles jonchent le sol en tout sens. On marche sur elles, et comme le pied enfonce sur leurs débris, on éprouve quelque peine à le retirer. Il est difficile de séjourner dans ces hypogées, car l'air y est saturé d'exhalaisons bitumineuses. On trouve partout dans ces galeries funéraires des statuettes en granit, en bronze, en albâtre, en terre cuite, en bois peint et doré de petites images de momies, de figurines votives, d'images d'hommes d'animaux, de dieux, des lampes, des vases, des tubes, des boules percées."



extrait de Les merveilles de l'ancien monde et du nouveau : descriptions scientifiques, historiques et pittoresques de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique - 3e édition, 1880, par Auguste Baron (18..-19..?), auteur de récits de voyages

"Le temple de Karnak était en quelque sorte le monument national par excellence" (Jacques Siegfried)

"J'ai hâte, du reste, d'en arriver à Karnak, le joyau des ruines de Thèbes" - photo Marie Grillot 

"Nous sommes arrivés à Thèbes par un beau coucher de soleil. L'emplacement de l'antique ville aux cent portes occupe une vaste plaine verdoyante, bordée des deux côtés par de hautes montagnes rocheuses et traversée par le fleuve très large en cet endroit, et dont les eaux relativement calmes reflétaient, au moment de notre arrivée, les teintes dorées des derniers instants du jour. C'était un beau spectacle et bien fait pour diriger nos rêveries vers ces temps reculés où la civilisation égyptienne brillait du plus vif éclat, alors que toute l'Europe était encore plongée dans l'ignorance et dans la barbarie. (...)
Nous avons consacré deux journées aux monuments de Thèbes, et pour graduer l'intérêt de nos excursions, nous avons réservé pour le dernier jour les splendeurs de Karnak. Nous avons commencé par les tombeaux des rois. Ces hypogées sont creusés dans le roc au fond d'une vallée aride que l'on croirait faite exprès pour disposer l'esprit au recueillement. Chacun des rois faisait commencer le sien dès son avènement au trône ; on y travaillait pendant toute sa vie, et l'étendue en était donc proportionnelle à la durée de son règne.
C'est ainsi que Sésostris, dont les deux dates extrêmes sont 1407 et 1341 avant Jésus-Christ, se trouve avoir une tombe de 145 mètres de longueur.
Ces tombeaux ne se composent pas d'une seule salle, c'est une série de chambres et de couloirs dont les parois et les plafonds sont entièrement recouverts de peintures et d'inscriptions relatives les unes aux hauts faits du roi, les autres aux coutumes de son peuple. La fraîcheur de ces peintures est telle qu'on les dirait achevées d'hier, malgré leur durée de trente-trois siècles, et il s'y trouve les révélations historiques les plus authentiques et les plus intéressantes qu'il soit donné à l'homme de consulter, depuis que le génie de Champollion a permis de comprendre les hiéroglyphes qui en précisent le sens.
Les tombeaux des rois sont malheureusement vides, ils ont été pillés par les derniers des Ptolémées, et les sarcophages de granit ou d'albâtre que l'on y a encore trouvés de nos jours ont été tous transportés dans les musées d'Europe. Il n'en est pas de même des tombes des simples particuliers, et nous nous sommes trouvés, au Deïr-el-Bâhri, marcher sur un immense amas de momies parfaitement conservées. 

Une remarque fort curieuse à faire à ce sujet et qui prouve combien les anciens Égyptiens avaient su adapter leur religion aux principes pratiques de l'hygiène, c'est que, dans ce pays où les inondations périodiques et la chaleur constante accélèrent la décomposition, on n'a eu à se plaindre de la peste qu'à partir du moment où les Pères de l'Église défendirent aux nouveaux chrétiens, sous peine de damnation éternelle, de continuer à embaumer les morts, et ordonnèrent de les enterrer purement et simplement.
Au milieu des ruines si intéressantes mais si nombreuses de Thèbes, j'aimerais à parler avec quelques détails du palais de Ramesseïon, du temple de Medinet-Abou et de son magnifique péristyle, des colosses de Memnon et de l'immense réputation qu'ils ont eue anciennement à cause des vibrations sonores qui, dit-on, les agitaient quelquefois au lever du soleil ; je voudrais enfin dire quelques mots de Louqsor, mais mes amis me trouveraient peut-être trop long, et j'ai hâte, du reste, d'en arriver à Karnak, le joyau des ruines de Thèbes.  

C'est un type de grandeur et de majesté que je n'avais rencontré encore qu'à Baalbec. Un premier pylône, aussi haut que la colonne Vendôme, mais dont la façade présente un développement de plus de 100 mètres sur une épaisseur de 45 pieds, et qui, sans doute, était précédé par une avenue de sphinx en rapport avec ces proportions gigantesques, prépare dignement l'esprit aux splendeurs que lui réserve l'intérieur du temple. À ce premier pylône succèdent trois autres portails, séparés chaque fois par d'immenses cours. L'une d'entre elles était et est encore couverte, et son plafond, composé de dalles massives, est supporté par 134 colonnes de 10 mètres de circonférence ; c'est tout simplement prodigieux ! Mais ce n'est pas tout, car, continuant à suivre l'axe du monument et après avoir passé entre des statues colossales, des obélisques de granit et des cariatides de toutes sortes, on arrive enfin au sanctuaire, entièrement bâti de gros blocs de granit rouge, et quand, après tout cela, on se croit au bout, on se trouve en face d'un nouveau palais, celui de Touthmès III.
Mais aussi dix-neuf siècles s'étaient écoulés entre le moment où Ousertesen avait fondé le sanctuaire, 2800 ans avant Jésus-Christ, et celui où les rois de la XXIIe dynastie achevèrent le dernier pylône. Le temple de Karnak était en quelque sorte le monument national par excellence, et il est resté debout comme un témoignage de ce que peut faire le bon accord d'un peuple avec ses chefs lorsque, comme cela se faisait en Égypte, contrairement à quelques idées modernes très vivaces dans certain pays de ma connaissance, la nation poussait son roi vers le bien en lui prodiguant ses témoignages de confiance et en l'exaltant continuellement, plutôt qu'en croyant trouver un levier tout-puissant dans une opposition systématique.
Le seul reproche que l'on puisse faire au temple de Karnak, c'est d'être au niveau de la plaine environnante ; la plate-forme élevée sur laquelle se trouvent les ruines de Baalbec les fait ressortir bien plus et leur assure peut-être l'avantage." 
 


extrait de Seize mois autour du monde, 1867-1869, et particulièrement aux Indes, en Chine et au Japon, par Jacques Siegfried (1840-1909), banquier, entrepreneur et collectionneur français

mercredi 21 novembre 2018

"Les Égyptiens voulaient que leurs monuments fussent éternels" (Charles Seignobos)

illustration extraite de l'ouvrage
"Les rois égyptiens ont été de grands bâtisseurs, ils mettaient leur gloire à élever des monuments énormes, surtout des temples pour leurs dieux et des tombeaux pour eux-mêmes. Ils le pouvaient, ayant à leur disposition de bons matériaux et autant d'hommes qu'il leur en fallait.
Quand un Pharaon voulait faire bâtir, il envoyait ses architectes chercher la pierre dans la chaîne de montagnes qui longe le Nil. On prenait presque toujours, pour bâtir les murs, du calcaire blanc ou du grès ; ce sont des pierres qu'il est facile de tailler. Pour les colosses, les obélisques, les cercueils, on allait chercher dans les roches qui entourent la cataracte du Nil, à Syène, des blocs énormes de granit rose ou bleu.
La pierre était amenée jusqu'au bord du Nil, au moment de l'inondation, quand le fleuve atteignait le pied de la montagne ; on la chargeait sur un radeau qui descendait le Nil et on allait débarquer le plus près possible de l'emplacement où l'on voulait construire.
On rechargeait alors la pierre sur un traîneau ; des troupes d'hommes, conduites par des contremaîtres armés de bâtons, s'y attelaient avec des cordes et le traînaient sur un plancher frotté de graisse. Pour les gros blocs, on attelait à la fois plusieurs centaines d'ouvriers ; c'étaient ou des sujets du roi ou des prisonniers de guerre.
Dans les monuments les plus anciens, comme les Pyramides, la pierre était taillée avec beaucoup de soin, les blocs se tenaient sans être unis par aucun ciment, et leur surface était polie. Les monuments de Thèbes, au contraire, étaient recouverts tout entiers d'une couche de stuc peinte de couleurs éclatantes, de façon à cacher partout la pierre. Aussi ne se donnait-on plus la peine de tailler et de polir les blocs.
Les Égyptiens voulaient que leurs monuments fussent éternels, ils évitaient tout ce qui aurait pu les rendre moins solides. Ils savaient faire des voûtes (on en a trouvé dans des constructions très anciennes) ; mais ils savaient aussi qu'une voûte finit toujours par fléchir parce qu'elle est poussée des deux côtés. Aussi, dans les beaux monuments, n'ont-ils jamais construit de voûtes. C'est avec des blocs de pierre posés horizontalement qu'ils recouvraient les murs, ou les colonnes.

L'Égypte était couverte de monuments ; il y en avait dans toutes les villes. Mais, dans la Basse-Égypte, presque tous ceux qui s'élevaient au-dessus de terre ont été détruits à la longue par les habitants ; il n'est resté que les Pyramides.
Les monuments de Thèbes, au contraire, n'ont pas été détruits ; le pays était devenu si désert que les moines chrétiens s'y retiraient pour vivre seuls. Plus tard, des fellahs sont venus au milieu des temples bâtir de misérables huttes, qui ont formé les deux villages de Karnak et de Louqsor."



extrait de l'Histoire ancienne narrative et descriptive de l'Orient et de la Grèce, 1903, par Charles Seignobos (1854-1942), historien français, "un des acteurs majeurs de l'histoire méthodique, qui repose sur la lecture critique des sources manuscrites".  

La vie sociale et privée des anciens Égyptiens, selon Paul Gaffarel

Tombe de Nébamon, vers 1350 avant notre ère, British Museum
"Mieux encore que la vie politique, nous connaissons, grâce aux monuments et aux témoignages antiques, la vie sociale et privée des Égyptiens. Il y aurait un livre à composer sur leurs festins, leurs jeux et leurs divertissements. Nous voyons leurs enfants jouer aux billes, aux dés, aux volants, à saute-mouton. Nous assistons aux réunions des hommes, où, paraît-il, la tempérance n'était pas toujours rigoureusement observée, car les monuments figurent de gais compagnons, que leurs amis sont obligés de soutenir ou même de porter sur leurs épaules. On s'invitait à des soirées pour entendre des concerts ou voir des danses aussi voluptueuses que celles des modernes aimées. Les orchestres se composaient d'instruments variés, harpes, guitares, flûtes, trompettes et castagnettes. On applaudissait comme aujourd'hui. Des jeunes filles passaient des rafraîchissements et des éventails aux invités des deux sexes, assis sur des chaises et des fauteuils semblables aux nôtres. Les femmes étaient parées de riches étoffes, ornées de beaux dessins brodés à l'aiguille. Elles étaient élégamment coiffées. Elles recouraient même déjà aux artifices des ornements postiches, car on conserve dans nos musées des perruques blondes et tressées. Elles portaient des colliers et des ceintures brillantes, et leurs doigts étaient chargés de bagues.
Nous pouvons aussi suivre, dans l'exercice de leurs professions, les divers corps de métiers. Les tisserands font aller leurs navettes, les cordonniers sont à leur échoppe, les collecteurs de grains amassent les provisions. Ici un médecin tue ses malades d'après l'ordonnance, et un fabricant de caisses à momies prépare leurs dernières demeures : là les potiers façonnent des ustensiles, et des portefaix, attachés à des câbles ; traînent avec effort un colosse de pierre, pendant que leurs aides humectent les cordages et graissent le sol factice sur lequel roule la pesante masse. Ce qui frappe surtout dans la représentation de ces travaux manuels, c'est la ressemblance des procédés. Il semble que les mêmes besoins aient toujours abouti à des résultats identiques. 

À ne considérer que les apparences, l'existence des Égyptiens paraît douce et facile, et pourtant la condition des classes ouvrières était des plus dures. Ils gagnaient à peine de quoi nourrir leur famille. "J'ai vu le forgeron à ses travaux, écrivait un vieux scribe du temps de la douzième dynastie, à la gueule du four. Ses doigts sont comme des objets en peau de crocodile. Il est puant plus qu'un œuf de poisson. La nuit, quand il est censé être libre, il travaille encore après tout ce que ses bras ont fait...
Le tailleur de pierres cherche du travail... ses genoux et son échine sont rompus. Le barbier rase jusqu'à la nuit... Il se rompt les bras pour emplir son ventre... Quant au maçon, ses deux bras s'usent au travail, ses vêtements sont en désordre, il se ronge lui-même, ses doigts lui sont des pains ; il ne se lave qu'une fois par jour... Le tisserand est plus malheureux qu'une femme. Ses genoux sont à la hauteur de son cœur; il ne goûte pas l'air libre... Le cordonnier mendie éternellement. Sa santé est celle d'un poisson crevé. Il ronge le cuir pour se nourrir, etc." 

Ces portraits sont sans doute trop chargés. D'ailleurs sous la salutaire influence de la religion, et grâce à l'activité de l'administration, sans parler de la beauté du climat et de la fécondité du sol, les Égyptiens oubliaient qu'ils n'étaient pas libres et ne s'occupaient que d'assurer leur bien-être."

extrait de Histoire ancienne des peuples de l'Orient jusqu'au premier siècle avant notre ère, 1879, par Paul Gaffarel (1843-1920), historien français, auteur de nombreuses publications sur Marseille et l’histoire coloniale, professeur à la faculté des lettres de Dijon.
Son Histoire ancienne des peuples de l'Orient jusqu'au premier siècle avant notre ère, éditée en 1879, fut adoptée par le Conseil de l’Instruction Publique pour les bibliothèques scolaires.