jeudi 28 février 2019

"L'Égypte est un pays dont les éléments naturels composent un ensemble rigoureusement harmonieux et équilibré" (Claire Lalouette)

photo M.C.

"L'Égypte est un pays de beauté calme, immédiatement captivante. Un écrivain égyptien du début du siècle, Manfalouthi, décrit fort bien l’influence de la nature sur une âme : "S’il est nécessaire de réjouir le regard, moi je n’ai qu’à partir à l’aube, mon filet sur l’épaule, et à me diriger vers la rivière. Je vois le ciel, l’eau argentée, les vertes prairies ; et bientôt surgit à l’Orient le disque du soleil comme un plateau d’or ou une flamme. À peine a-t-il pris quelque hauteur au-dessus de l’horizon, qu’il emplit la surface de la rivière de mille reflets de diamants éparpillés, de perles qui s’écoulent. Ce spectacle merveilleux, le silence et la paix de la nature imprègnent ma sensibilité, s'emparent puissamment de mon âme. Je m’y plonge, comme le dormeur dans les doux rêves, à tel point que je souhaiterais ne plus revenir à moi avant le jour de la Résurrection. Et je reste ainsi immergé dans les délices jusqu’à ce que ma main sente une traction ; alors je me réveille de cette extase, et voici qu’un poisson se débat dans le filet."
La lumière de l’Égypte est aussi un élément fascinant : une lumière crue, blanche, aveuglante lorsqu'on vient des mornes pays d'Occident, une lumière pleine, sans ombres, ni demi-teintes ; les fantaisies du clair-obscur ne jouent aucun rôle dans la peinture égyptienne. Les couleurs vives, franches, se juxtaposent, créant un véritable choc visuel : les tons roux et rosés des sables, le vert sombre et puissant des palmiers, le vert soyeux des champs au printemps quand les jeunes pousses sortent de terre, l’azur intense, éclatant, du ciel, les reflets verts et bleus du large fleuve, l'or irradiant du soleil. On retrouve les couleurs fondamentales souvent utilisées par le peintre ou l'orfèvre égyptien : le rouge, le vert, le bleu, le jaune.

Là ne s’arrête pas l’influence de la nature et du paysage sur la conscience de l'artiste. L'Égypte est un pays dont les éléments naturels composent un ensemble rigoureusement harmonieux et équilibré. L’axe central du pays est constitué par le Nil, qui coule lentement du Sud au Nord ; sur ses rives, de part et d’autre, de véritables forêts de papyrus pouvaient - dans l’antiquité le climat était moins aride que de nos jours - s'élever jusqu’à 6 m de haut, abritant un monde animal dense et bruyant ; puis, à l’Est comme à l'Ouest, on rencontrait une zone semi-marécageuse propice à l'élevage ; ensuite, de part et d’autre de cette zone, les champs irrigués étalaient leurs réseaux de canaux réguliers permettant des cultures diverses. Enfin, à l'Orient et à l’Occident, les déserts déroulaient leurs étendues sans fin. Ainsi, le paysage se reproduisait comme par un effet de décalque, à gauche et à droite du Nil, qui commandait la vie du pays. Paysage incomparable, sans égal. Peintures et bas-reliefs égyptiens présenteront souvent cet affrontement de scènes symétriques par rapport à un motif central : scènes cultuelles, civiles (chasse et pêche, notamment) (...).
Ces rapports de nature dans le sens Est-Ouest sont également soutenus par un équilibre de couleurs : opposant kemet, "la noire" (nom même de l'Égypte dans les temps antiques), la terre du limon vital, fertilisateur, à Deshret, "la rouge", désignant les grandes étendues rousses du Sahara, domaine des forces hostiles ou malveillantes, terres de la stérilité ; s’ensuit une opposition morale entre l’être et le néant, le bénéfique et le maléfique.
L'Égypte constitue une unité géographique certaine, unité naturelle, prédestinée, inconnue des autres états de l’Antiquité. Mais une dualité secondaire, naturelle aussi, existe dans cet ensemble unique, dualité qui influera sur les styles de l’art. 
Au Sud, d’Assouan à Memphis (800 km environ), jusqu’à la pointe du delta du Nil (Le Caire actuel), les zones utiles à l’homme n’excédaient pas la largeur de 10 km de part et d’autre du fleuve, région encaissée entre les falaises arabiques et libyques ; la population était composée essentiellement d’agriculteurs, de bouviers et d’artisans, hommes rudes, vivant sur des terres de climat "continental" où la vie était plus difficile ; le pays est essentiellement tributaire du grand Sud et s’ouvre largement aux influences africaines.
En contraste absolu avec la Haute Égypte, la Basse Égypte, c’est-à-dire le delta du Nil aux 6 branches (600 km de largeur et 200 km de profondeur), est constituée par une vaste plaine alluviale, au climat tempéré et doux, étroitement associé à tout le système méditerranéen ; la population comprenait non seulement des agriculteurs et des éleveurs, mais aussi des marins, des commerçants, ouverts aux influences extérieures, en rapport très tôt avec l’Asie. À partir de 2000 av. J.-C., environ, sous l'influence aussi du cours de l’histoire, cette opposition entre le Sud et le Nord se retrouvera dans l'existence d’écoles d’art différentes.
La sensibilité des artistes sera sollicitée, dès les temps les plus reculés (...) par ce paysage naturel, particulier, exceptionnel, dont les éléments se refléteront dans leurs œuvres."


extrait de L'art figuratif dans l'Égypte pharaonique, 1992, par Claire Lalouette (1921-2010), égyptologue française, qui fut membre scientifique de l'Institut français d'archéologie orientale du Caire et professeur émérite à l'université de Paris-Sorbonne.

lundi 25 février 2019

"L'artisan (égyptien) ne créait pas une forme pour l'unique délectation des yeux. Il lui donnait vie" (Christiane Desroche Noblecourt)

Buste d’Ankhaef (Musée de Boston) - photo Marc Chartier

"L'Égypte est, par excellence, le pays des trésors - trésors cachés dans les entrailles de la roche, ou bien enfouis sous le sable et mis ainsi à la disposition des trépassés comme viatique pour leur cheminement dans le dédale obscur des épreuves avant qu'ils ne réapparaissent avec l’astre du jour. Les cryptes des temples avaient été aménagées pour qu’on pût y déposer l'étincelant trésor du sanctuaire et parfois même, sous le dallage de l’édifice, on enfouissait un trésor de métal précieux et de pierres fines, témoignage d’une lointaine conquête, consacré à la divinité.
Trésors, aussi, émergeant à la limite des cultures et du désert, les temples eux-mêmes aux colonnes et pans de murs en partie fracassés par des siècles, tout imprégnés encore du murmure des litanies et des chants destinés à réveiller le dieu et à retenir sa présence immatérielle pour le pontife et pour le roi.
L'Égypte entière qui échappe à l’anéantissement désertique grâce au miracle annuel de l’inondation constitue elle-même le trésor de ce Nil qui la fait resurgir "en son temps", disent les textes, dotée de toutes les promesses de la vie dont, depuis des millénaires, elle risque régulièrement d’être privée. Trésors et miracles parent de leur éclat et de leur rayonnement toute la civilisation des pharaons. Ces phénomènes du merveilleux, dans ce pays béni, caressent d’un coup d’aile tout ce qui entoure l’homme et ce qu’il a créé. Ils ont su inspirer l'artisan dont ils ont guidé la main lorsqu'il sculptait, du temps des pyramides, le buste d’Ankhaef (actuellement au Musée de Boston), dont le visage à la maturité impressionnante résume la force et l'intellectualité des princes de l’Ancien Empire ; quand il travaillait la noire obsidienne pour donner au portrait de Sésostris III (entré dans la collection Gulbenkian) les traits bouleversants d’un souverain qui devait, pour devenir immortel, présenter les traits de la tendre jeunesse solaire mais aussi la face du vieillard à la fin de son cycle, prêt à passer dans le domaine osirien ; ou encore lorsqu'il taillait le quartzite rose pour faire naître sous son instrument l’image de Nefertiti au cou de cygne, illuminant encore de son ardente pensée une salle du Musée du Caire. Ces phénomènes, enfin, ont animé le schiste vert au moment où le sculpteur burina le portrait du vieillard saïte, maintenant à Berlin.
C’est bien là tout ce qui traduit l'expression égyptienne, laquelle a su - lorsque l’éclat de la civilisation brillait seulement sur le Proche-Orient - dans une égale mesure et avec un rare bonheur, se manifester dans le domaine des sciences, de la pensée religieuse, de la douceur de vivre. Les réalisations artistiques des temps pharaoniques furent plus que jamais ailleurs la traduction simple, le moyen tangible de tous les aspects puissants du génie de ce pays.
En effet, l'artisan ne créait pas une forme parce qu’il la voulait avant tout belle, pour l'unique délectation des yeux. Il lui "donnait vie" puisqu'elle devait servir une cause précise, atteindre un but déterminé, constituer un "support" indestructible. Et parce qu'il faisait vrai, qu’il savait dans la simplicité et la limpidité de son ardeur servir la vérité, qu'il avait saisi la loi universelle, il rendait un monde complet, harmonieux, il réalisait le chef-d'œuvre, ce trésor de beauté qui touche au point culminant de l’art.
Les motifs mêmes qui dirigeaient le ciseau du sculpteur échappaient à toute notion du temporel. La statue du défunt candidat à l'éternité, autant que l'effigie évoquant le divin, ne pouvait être qu’une synthèse renfermant sous l’épiderme de la pierre, souvent peinte et parfois dorée, les essentiels éléments de pérennité. Porteuse d’un message, d’une pensée, la statue immobile par excellence - qu’elle soit colossale ou miniature - est comme chargée d’un potentiel de vie et d’une foi profonde, concentrée, qui transparaissent dans les muscles doucement évoqués à fleur de peau et dans le regard, en constant dialogue avec le surnaturel. Tel était un des impératifs fondamentaux de la statuaire."


extrait de l'introduction, par Christiane Desroches Noblecourt (1913-2011), à l'ouvrage de Jean Yoyotte (1927-3009) Les trésors des pharaons, 1968

jeudi 7 février 2019

"L'Égypte est le pays du Nil et du soleil " (Jean Leclant)

 
par Charles-Théodore Frère (1814 - 1888)
"Peu de civilisations ont été plus directement conditionnées par leur milieu naturel : l'Égypte est le pays du Nil et du soleil. À ces maîtres souverains d'une régularité implacable, elle doit sans doute l'ordre préassigné qui préside à son art. Les formes sont celles qu'impose une lumière exemplaire ; terre de contrastes absolus : le charme exubérant de la vallée s'oppose à la rigueur des falaises brûlées de sécheresse qui la limitent ; à l'abondance que nourrit le fleuve s'allie sans transition l'immensité grandiose du désert. De cet ordre immuable procède l'affirmation de permanence, mieux peut-être : de perpétuel recommencement, qui domine l'univers égyptien.
L'Égypte "présent du fleuve" : cette définition des prêtres égyptiens que rapporte Hérodote à propos du Delta est d'une profonde justesse. Père de la géographie autant que de l'histoire, Hérodote donne ailleurs une définition plus précise encore: "L'Égypte est le pays que le Nil arrose en le recouvrant ; sont Égyptiens ceux qui, habitant au-dessous de la ville d'Éléphantine, boivent l'eau de ce fleuve." C'est au Nil qu'on doit le paradoxe constitutif de l'Égypte : en plein cœur de la zone désertique la plus rigoureuse du globe, cette bande de verdure, d'une merveilleuse fertilité, troue l'immensité de déserts terribles dont écharpe s'étend du Sahara jusqu'au fond de l'Asie. Il faut au Nil, issu des massifs pluvieux du centre et de l'Est africain, une extraordinaire puissance pour apporter l'eau et la vie jusqu'en Égypte, sur plus de 6000 kilomètres, l'un des plus longs parcours fluviaux du monde. Assuré par le Nil Blanc de l'apport constant des grands lacs équatoriaux, recevant du Nil Bleu les remous fougueux de la crue lors de la fonte des neiges en Éthiopie, le fleuve, après le confluent de ses deux bras à Khartoum, n’a plus qu’un seul tributaire, l'Atbara, torrent abyssin irrégulier. Désormais, sur des centaines de kilomètres, il doit affronter les solitudes les plus rigoureuses du monde : pas de confrontation plus grandiose que celle du Nil et du Sahara, à travers Soudan et Nubie ; malgré l’évaporation, les infiltrations, il roule ses eaux, puissant et solitaire. (...)

Spectacle magnifique que celui du Nil au moment où il avait envahi les campagnes : le sol de la plaine était ennoyé, les bourgs dépassant comme des îlots ; dans cette mer intérieure, aucune communication n'était possible, sinon en bateau. D'où la vision égyptienne de la création du monde : une butte émergeant du primordial, tout comme dans le fleuve paraissent de longues traînées de sable et de limon tout de suite envahies de végétation et de vie, lorsque s'amorce la décrue.
Pour les anciens Égyptiens cependant, chose étonnante, Hapy - le Nil ou la crue - n'est pas à proprement parler une divinité. On l'appelle parfois "le père des dieux". Mais le personnage pansu, à la mamelle pendante, au pagne noué comme les pêcheurs des marais, couronné de plantes aquatiques, n'est qu'un comparse ; il ne reçoit pas l'adoration ; au long des parois des temples il s'avance portant une table d'offrandes chargée de victuailles, de bottes de fleurs et de gerbes : préposé à la médiation des richesses en ce monde, il les retourne en hommage aux dieux après les avoir dispensées aux hommes, selon les ordres divins.
En revanche, se tournant vers le ciel d'une sérénité exemplaire, l'Égyptien y adorait un autre rythme, tout aussi régulier et inéluctable que la crue : celui du soleil. Chaque jour voit sa naissance subite et éclatante à l'orient du ciel ; son apogée dominatrice avec l'extraordinaire luminosité du jour ; son brusque coucher le soir, d'une rapidité dramatique. Comment ne se serait-il pas formé, dès l'époque préhistorique, une doctrine héliopolitaine à la gloire du dieu Soleil ? Comment les souverains de la IVe dynastie, qui dressèrent les grandes pyramides sous l'inspiration d'une symbolique solaire, n'auraient-ils pas introduit Rê dans leur nom ?"


extraits du Prologue, par Jean Leclant  (orientaliste et égyptologue français - 1920 - 2011), de l'ouvrage collectif Le Temps des Pyramides - De la Préhistoire aux Hyksos (1560 av. J.-C.), Gallimard, 1978
 

mardi 5 février 2019

L'art du "commerce oriental", par Jean Grenier


tableau de Louis Claude Mouchot (1830-1891)
"Ici (au Caire), j'ai appris à pratiquer cette autre sorte de flânerie qu'est le marchandage et qui fait osciller le prix de la marchandise selon les facteurs du besoin, du désir ou du caprice. C’est un combat subtil où le temps importe peu car les adversaires en sont riches. C’est cela qui me plaisait encore : avoir du temps, n'être pressé par rien. N'est-ce pas une forme supérieure de liberté et de richesse que de disposer de sa journée entière ? L'odieux "prix fixe" vous permet d'acheter vite ce dont vous avez envie, il vous fait gagner du temps. Qu'en ferez-vous ensuite ? Et que connaîtrez-vous de celui qui vous l'a vendu ? Vous n'avez jamais affaire qu'à un employé qui, même s il est "intéressé" à la vente (et il y a celui qui est "le premier intéressé", le "second", le "troisième", le "quatrième" dans les grandes maisons selon la "guelte" qu'il est en droit de toucher), a un salaire de base fixe ; il ne peut ni espérer ni craindre énormément en vendant trop haut ou trop bas. Il en est autrement avec le marchand du Bazar : son mode d'existence est plus ou moins en jeu : il va de la faillite à la fortune. C’est en tout cas ce qu'il veut vous faire croire, et, si vous avez l'intelligence de vous laisser prendre au jeu, vous en tirerez comme lui un plaisir dont le terme ne dépendra que de lui et de vous. Que d'arguments à faire valoir, et comme la lutte pour la vie peut rendre éloquent ! (...)
Avec émotion il vous décrit sa famille jetée à la rue (s’il est chrétien ou israélite), sa boutique vendue à vil prix par le fisc, mais il veut vous favoriser parce que vous êtes son premier client de la journée, vous arrivez à un moment propice, il y voit un signe du Ciel. Asseyez-vous, nous allons parler posément. Vite, petit, va chercher un café ! Et le petit court chez le kaouadji, et rapporte deux tasses d’un café brûlant et âcre accompagnées de verres d’eau. La conversation débute par des politesses et des banalités. Il serait grossier qu'il en fût autrement. Le marchand ne s’informe pas des désirs du client, mais tout d’abord de son pays, de sa famille, de sa profession, dans la mesure où il ne se sent pas indiscret. À vrai dire il sait déjà, sans l'avoir demandé, toutes sortes de choses sur son visiteur ; il sait aussi ce qu'il pourra tirer (le vilain mot !) de lui. Il l'a jaugé, et, comme on dit à Beyrouth, il a fait le signe de la croix en le parcourant du regard du haut en bas puis de gauche à droite. Vous n’avez rien à lui apprendre. Mais il a à vous mettre en confiance. Il doit créer l'atmosphère. Il y mettra le temps qu'il faut et déplorera que vous n’en disposiez pas d’autant que lui. Si vous avez l'esprit de foi que vous devriez avoir, il sera satisfait et ne vous en voudra pas de ne pas accepter ses offres successives, car vous aurez témoigné d’une ouverture dont il vous saura gré. Vous aurez rendu possibles des négociations ultérieures. Parler, parlementer, voilà le principal. Le moyen finit par être pris pour le but, et celui-ci alors est bien près d’être atteint.
Contrairement à la grossière manière d'opérer des Européens, le prix de l'objet proposé n’est jamais mis en vedette, il est pudiquement caché comme doit la dot d’une jeune fille. Cela vous plaît-il ? Telle est la seule question qui se pose. Et cela doit vous plaire, sinon ceci vous plaira. Il ne se peut qu'une chose ne vous plaise pas dans la boutique. Une fois ce principe admis, le marchand se fait un devoir de vous offrir cet objet moyennant une contrepartie en espèces dont le montant est à estimer par vous, étant donné que l'on vous fournit tous les éléments d'appréciation, y compris la somme qu'a dépensée le marchand pour l'acquérir et qui se trouve supérieure à la somme qu'il serait en droit de vous demander. Ne doutez pas de ses affirmations : il vous donne sa parole d'honneur.
Vous pouvez, si vous ne vous êtes pas décidé au terme de longs pourparlers et si vous êtes honorablement connu dans la ville, faire porter chez vous le tapis ou le meuble dont vous avez eu envie, de manière à voir si la suite des jours qui s'écoulent agrandira cette envie ou la diminuera. Vous pourrez mieux juger, dans un cadre familier, de la convenance d'un objet que dans un magasin où sont entassées les marchandises.
Tel est le commerce oriental. Je serais tenté de généraliser en disant : tel est le commerce au sens originel du mot - avoir commerce avec quelqu'un, échanger avec lui des choses de prix - et pas seulement des marchandises. Dans cette sorte de relations humaines les règlements ne comptent pas, ni rien de ce qui est écrit et institué. C’est le règne de la liberté avec tous les risques qu'elle comporte, mais aussi tous les avantages. Ces mœurs sont bien éloignées des nôtres."


extrait de Lettres d'Égypte, 1950, par Jean Grenier (1898 - 1971), professeur à Alger, à l’Institut français de Naples, à la faculté des lettres de Lille, aux universités d’Alexandrie et du Caire, et enfin à la Sorbonne où il a occupé la chaire d'esthétique. Grand Prix national des Lettres en 1968.

lundi 4 février 2019

"On oublie vite ses fatigues au spectacle de cette magnifique plaine de Thèbes" (Pierre Amédée Pichot)

la plaine de Thèbes, par Jean-Léon Gérôme (1824 - 1904)
"La nuit suivante nous arrivions à Louqsor, où nous devions passer trois jours, car Louqsor n'est autre chose qu'un des quartiers de Thèbes, et nous étions entourés de tous côtés des ruines de cette ancienne capitale qui fut le point de départ de l'époque de renaissance que l'on a désignée sous le nom de Moyen Empire, et dont les monuments seuls occupaient en surface une étendue au moins égale à celle de Paris ou de Londres. Là le Nil s'étale dans un bassin superbe, au milieu d'un cirque de montagnes formé par la chaîne libyque. 
C'est au fond de ce cirque, à gauche, que se trouve la grande nécropole de Thèbes : les temples de Médinet-Abou, du Ramesseum, de Gournah, et en avant les deux fameux colosses d'Amenhotep III, dont l'un était "ni plus ni moins que la fameuse statue de Memnon qui rendait un son harmonieux lorsqu'elle venait à être frappée par les rayons du soleil". 
De la berge de Louqsor, où notre flottille est amarrée, nous voyons assez distinctement sur la rive opposée ces deux gigantesques sentinelles qui semblent veiller à la garde de la nécropole et se dressent isolées au milieu de la plaine encore recouverte par les eaux ; mais les autres ruines se perdent dans l'éloignement. À notre droite les temples de Louqsor, à moitié enfouis, ne dépassent guère les maisons en briques séchées au soleil du village fellah, tandis qu'à l'horizon on distingue le gigantesque massif de pierre formé par le pylône de Karnak.
On dit que, lorsque les troupes de la république française, commandées par le général Desaix, arrivèrent en face des ruines de Thèbes, elles poussèrent un cri d'admiration et se mirent à battre des mains. Cette émotion, nous l'éprouvâmes aussi en pénétrant dans les ruines de Karnak, mais nous devons nous contenter de répéter avec Champollion : "Je me garderai bien de rien décrire, car ou mes expressions ne vaudraient pas la millième partie de ce qu'on doit dire en parlant de tels objets, ou bien, si j'en traçais une faible esquisse, je passerais pour un enthousiaste et peut-être même pour un fou." 
Des voyageurs plus hardis n'ont d'ailleurs pas craint de parler assez minutieusement de cette salle hypostyle, où cent trente-quatre colonnes de 70 pieds de haut sont encore debout et supportent les restes d'un plafond formé de dalles gigantesques chevauchant d'un chapiteau à l'autre. On se croit rapetissé à la taille des pygmées de Lilliput si on s’assoit sur les genoux des colosses continuant leur faction séculaire aux abords de l'édifice qui, commencé sous Aménophis III (XVIIIe dynastie), vit son périmètre s'étendre et s'agrandir sous les rois suivants, dont chacun semble avoir voulu ajouter son contingent à cette construction sublime. De là une certaine confusion dans l'ensemble de son architecture et quelques doutes de la science concernant sa destination primitive. Cependant ces murailles éloquentes sont venues nous révéler plus d'une page d'histoire. (...)
Au fond du cirque formé à cet endroit du Nil par les montagnes, et dont les colosses d'Amenhotep occupent presque le centre, nous trouvâmes à la sortie du temple de Deir-el-Bahari, élevé à la gloire de la reine Hatasou, un petit sentier tortueux et presque à pic, où il fallut descendre de nos ânes pour escalader l'Assassif, qui nous séparait de la vallée des Tombeaux. Par une chaleur de +37 degrés et en plein soleil, nous ne pûmes arriver au sommet qu'après nous être arrêtés plus d'une fois pour reprendre haleine et sans autre siège qu'un bloc de rocher brûlant. Mais on oublie vite ses fatigues au spectacle de cette magnifique plaine de Thèbes que l'inondation convertissait encore en un véritable lac. Dans le lointain, Karnak et Louqsor se détachaient au milieu d'une verdure d'émeraude, car, le niveau du sol étant plus élevé sur la rive droite, les eaux n'y avaient pénétré que par les canaux d'arrosage et n'avaient point retardé la végétation. Et lorsque, éblouis par ce riant panorama, vous vous retournez vers le Biban-el-Molouk, un autre tableau renouvelle votre ravissement : la vue plane dans un immense et majestueux amphithéâtre, au fond duquel viennent se confondre les courbes mamelonnées de toutes les collines qui l'entourent ; pas une plante, pas un brin d'herbe ne végète sur ce sol aride et desséché, dont la couleur passe des teintes riches de la pourpre à celles de la rouille, et d'où des effluves brûlantes vous montent au visage comme d'un cratère de volcan. Les cailloux qui rebondissent sous vos pieds pendant la descente troublent seuls le calme solennel qui règne autour de vous. Pas un souffle d'air, pas un oiseau, pas un insecte : il semble que vous alliez quitter le monde des vivants, et de fait vous êtes à la porte de l'empire des morts. C'est au fond de cette vallée que se trouvent les tombes des rois, objets de notre visite."


extrait de Les invités du Khédive dans la haute Égypte et à l'isthme de Suez, 1870, de Pierre Amédée Pichot
(1841-1921), directeur de la Revue britannique.

dimanche 3 février 2019

"On ne connaît l'Égypte qu'au Caire" (Jean Grenier)

Une rue du Caire, par John Varley II (1850-1933
"Le charme du Caire se compose des éléments contraires à ceux qui font le charme d'Alexandrie. Alexandrie est la grande ville méditerranéenne grouillant de populations que seul réunit un certain lien mercantile, la ville tournée vers l’Europe, le lieu de passage, la ville de la mer et des orages, dont la température est humide et moyenne, qui devient durant l'été la capitale. 
Le Caire est la ville élevée au milieu du désert, chaude, sèche, de population musulmane, avec une mince couche cosmopolite qui fait illusion quant à son importance parce qu'elle constitue la façade que voit l'étranger. On ne connaît l'Égypte qu'au Caire. Déjà, lorsque j’habitais Alexandrie, j'étais attiré vers cette grande ville mystérieuse. J'y allais par des trains qui sont rapides et confortables ou en voiture par une des deux routes. Je n’ai suivi pourtant qu'une fois la route dite «des villages», route ancienne qui traverse un grand nombre de villages du Delta et qui est presque impraticable pour l’automobiliste européen : encombrée qu’elle est de charrettes tirées par des ânes, de paysans avec leurs familles qui vont au marché voisin, qui courent - de sorte qu'il est presque impossible de ne pas heurter quelqu'un au passage même en allant très lentement.
Dans les rues poussiéreuses qui relient le centre au quartier pittoresque du Mouski, il n’est pas sans intérêt de flâner devant les échoppes malgré les nuages qui s'élèvent de la rue, malgré ce vent de sable - le khamsin - qui souffle surtout au printemps et rend l’air irrespirable. André Gide n'aimait pas Le Caire à cause de cela - quand il y a séjourné c'était à Héliopolis, la ville construite au nord du Caire par une compagnie belge et toute européenne avec des grandes avenues, des portiques, etc. Il préférait Alexandrie, plus aérée, moins chaude, moins crépitante, et avec des possibilités de silence et la vue de la mer. À ce moment, il avait perdu depuis longtemps le goût de la vie indigène - celui d'Amyntas - et adopté le point de vue du cosmopolite qui se complaît dans le décor.
Pour aimer Le Caire, il faut aimer la chaleur un peu trop. Alors l'ombre la plus avare, la boisson la plus simple et le plus petit refuge prennent un attrait singulier. Comment goûter à fond la fraîcheur de la nuit si l'on n'a pas été accablé par la chaleur du jour ? Quand je lis les auteurs classiques je vois qu’ils ne parlent que de grottes, de bosquets, de ruisseaux et d'ombrages. Je pensais d’abord qu'ils craignaient la chaleur et aujourd’hui je m'aperçois que ces petits paradis souhaités par eux depuis l’Arioste ne se conçoivent qu'en relation avec le grand enfer du soleil. Ainsi les lieux de rafraîchissement, de lumière et de paix que souhaite l’Écriture ne se conçoivent
qu'en opposition à la chaleur, à l’éblouissement et au tumulte. 

J'ai passé, quant à moi, les meilleures heures de ma vie à attendre, enfermé dans une chambre intérieure, tous volets fermés, au centre d'un grand hôtel, le déclin de cet astre sans lequel la vie ne serait pas possible et dont la disparition même, à condition qu’elle succède à une présence absolue, représente un nouveau bienfait.
Il s'ajoute au Caire le goût du dépaysement pour celui qui vient de loin. Et c’est un charme pour celui qui se sent vivre dans une relative sécurité de connaître une relative incertitude sur les opinions, les mœurs et les projets de ceux qui l'entourent."


extrait de Lettres d'Égypte, 1950, par Jean Grenier (1898 - 1971), professeur à Alger, à l’Institut français de Naples, à la faculté des lettres de Lille, aux universités d’Alexandrie et du Caire, et enfin à la Sorbonne où il a occupé la chaire d'esthétique. Grand Prix national des Lettres en 1968.

mercredi 30 janvier 2019

"On ne peut se former qu’une idée bien imparfaite de l’étendue immense des ruines de Thèbes" (Giovanni Battista Belzoni)

Philibert-Louis Debucourt, "Ruines du Temple de Carnak à Thèbes"
"Nous continuâmes notre voyage et nous arrivâmes le 21 au soir à Gamola. Le 22, nous aperçûmes, pour la première fois, les ruines de la Grande-Thèbes, et nous débarquâmes à Louxor. Je ferai observer, d’abord, qu’on ne peut se former qu’une idée bien imparfaite de l’étendue immense des ruines de Thèbes, même d’après les descriptions des voyageurs les plus exacts et les plus habiles. Il est absolument impossible de s’imaginer un aspect aussi imposant, sans l’avoir eu sous les yeux ; et les plus grands modèles de notre architecture moderne ne sauraient nous faire concevoir ces formes, ces proportions, ces masses colossales. 
En approchant des ruines, il me semblait que j’entrais dans une ancienne ville de géants, qui n'avaient laissé que ces temples pour donner à la postérité une preuve de leur existence. Ces longues propylées décorées de deux obélisques et de statues colossales, cette forêt de colonnes énormes, ce grand nombre de salles qui environnent le sanctuaire, ces beaux ornements qui couvrent de tous côtés les murs et les colonnes, et qui ont été décrits par M. Hamilton ; tout cela est un sujet de stupeur pour l'Européen conduit au milieu de ces débris immenses, qui, au nord de Thèbes, dominent, comme de vieilles tours, un bois de palmiers. 
Des restes de temples, des colonnes, des colosses, des sphinx, des portails, enfin des débris d’architecture et de sculpture sans nombre, couvrent le sol à perte de vue. Leur variété infinie décourage le voyageur qui voudrait en décrire l’ensemble. Sur le bord occidental même du Nil , ces antiques merveilles se prolongent sur un espace considérable.  
De ce côté, les temples de Gournah, Memnonium et Medinet-Abou, attestent, par le grandiose de leur architecture, qu’ils ont fait partie de la grande cité, à laquelle ont appartenu aussi ces belles figures colossales qui sont encore debout dans les plaines de Thèbes, ces tombes nombreuses, taillées dans le roc, et celles de la grande vallée des rois, décorées de peintures et sculptures, et renfermant des sarcophages et des momies. 
Une réflexion frappe l’étranger au milieu de cette cité déserte : comment se fait-il qu’un peuple, qui semble avoir bâti pour l’éternité, ait disparu de la terre sans laisser à la postérité le secret de sa langue et de son écriture ?
Après avoir jeté un coup d’œil rapide sur Louxor et Carnak, où ma curiosité m’avait conduit immédiatement après mon débarquement, je traversai le Nil pour me rendre sur la rive gauche et je me dirigeai en droite ligne sur le Memnonium. En passant devant les deux figures colossales qui s’élèvent dans la plaine, je payai à ces monuments gigantesques, mais mutilés, un tribut d’admiration ; le premier objet que j’aperçus ensuite, ce fut le Memnonium même. Élevé au-dessus de la plaine, cet édifice n’est point atteint par les débordements annuels du Nil ; les eaux du fleuve n’arrivent qu’aux propylées, dont la situation est beaucoup plus basse que celle du temple. Il faut que le lit du Nil se soit fort exhaussé depuis que le Memnonium a été construit, puisqu’il n’est pas vraisemblable que les Égyptiens aient voulu exposer aux inondations les propylées qui servaient d’entrée au temple, et les rendre par conséquent impraticables pendant les débordements. 

D’autres preuves fortifient la probabilité de cette conjecture (...). Les assemblages des colonnes, et les tombes creusées dans les rochers qui s’élèvent derrière l’édifice excitèrent en moi un nouvel étonnement, par la singularité de leur aspect. En approchant des ruines, mes regards rencontrèrent le colosse représentant ou Memnon ou Sesostris, ou Osymandias, ou Phaménoph, ou peut-être quelque autre roi d'Égypte ; car les opinions sur cette statue varient tellement qu’à force d’avoir reçu des noms, elle n’en a pas du tout.
On peut seulement présumer que c’était une des statues les plus vénérées des Égyptiens ; car autrement on n’aurait pas transporté d’Assouan à Thèbes un bloc de granite semblable, plus difficile à déplacer que la colonne de Pompée à Alexandrie."


extrait de Voyages en Égypte et en Nubie... suivis d'un voyage sur la côte de la Mer Rouge et à l'oasis de Jupiter Ammon, 1821, par Giovanni Battista Belzoni (1778 - 1823), explorateur et égyptologue italien.