lundi 25 mars 2019

Le Caire, une capitale “fascinante en raison de sa longue histoire si mouvementée” (Mahmoud Ismail)

cliché : hossam.abbas.photography 
“Le Caire figure parmi ces villes que rien n'empêcha jamais d'exister, de séduire, de s'étendre et de fronder. Située aux portes de l'Orient, reliée par le Nil tant à l'Afrique qu'à la Méditerranée et par la même à l'Occident, la ville du Caire jouit d'une situation géographique exceptionnelle et, bien qu'entourée de toutes parts de solitudes désertiques, elle est une ville de contacts et de confluences. Avec ses quelque 30 000 hectares de surface et ses 20 millions d'habitants, elle prend place parmi les mégapoles les plus importantes de la planète, au cœur du monde arabe. Fascinante en raison de sa longue histoire si mouvementée, étonnante par sa capacité de résistance aux contraintes d'un milieu difficile, elle sait s'adapter aux difficultés nouvelles qui résultent du poids énorme d'une démographie galopante.
C'est indiscutablement ce que l'on appelle une capitale et pas seulement pour des raisons administratives et politiques, mais également et surtout pour ces mystérieuses raisons socioculturelles qui, du monde pharaonique à nos jours, président à l'éclosion de ces foyers culturels que sont les villes égyptiennes. Le destin de ces sortes de ville est impénétrable et surprenant. Contrairement à toute autre ville islamique, le Caire à indiscutablement sa position comme capitale quatorze siècles durant, sans interruption. À certaines périodes, il s'agissait seulement d'une capitale provinciale : cependant, sous les Fatimides et les Mamelouks, c’était pour des siècles une capitale impériale. Pour l'Égypte, le Caire fut toujours la capitale. Différent de la Syrie, de l'Andalousie, du Maroc, de la Perse, etc., où plus d'une ville avaient de la grandeur urbaine ou architecturale à afficher, en Égypte, le Caire a toujours été le centre de tout, des arts comme des activités. Les nouvelles fondations urbaines par les émirs, les sultans ou les khédives ont toujours eu lieu dans la région du Caire. Même Muhammad ‘Ali, qui n'a pas hésité à changer les traditions locales et les règles esthétiques, ne pensa pas à fonder une nouvelle capitale. Il a préféré transformer le Caire, comme l'ont fait ses successeurs.
Arrivant dans la ville en 1325, le voyageur marocain Ibn Battûta décrit le Caire : "maîtresse de régions étendues et de pays riches, atteignant les dernières limites du possible par la multitude de sa population et s'enorgueillissant de sa beauté et de son éclat. C'est le rendez-vous des voyageurs, la station des faibles et des puissants. … On dit qu'il y a au Caire douze mille porteurs d'eau et trente mille ‘mocâri’ (loueurs de bêtes de charge) ; que l'on y voit sur le Nil trente-six mille embarcations appartenant au sultan et à ses sujets, lesquelles ne font qu'aller et venir, remontant le fleuve vers le ‘Sa'îd’ ou le descendant vers Alexandrie et Damiette, avec toutes sortes de marchandises.”
Aujourd'hui, elle apparaît avant tout comme une cité, populeuse, cosmopolite, à l'atmosphère bruyante et toujours animée ; protéiforme, elle est l'héritage d'un passé prestigieux et sans cesse recomposé. Métropole dévorante sujette aux méfaits d'une pollution parfois accablante, menacée aussi par l'uniformisation accentuée d'un tissu urbain qui s’étend démesurément, elle est dynamisée depuis les récentes années par un étonnant développement économique ; poursuivant chaque jour sa croissance, elle étend actuellement au-delà même du Ring Road construit pour l'enserrer.”

(extrait de Le Caire : Une cité mère à sauver - Culture, urbanisme, société, par Mahmoud Ismail (*), éditions L'Harmattan, 2010


(*) ingénieur-architecte, directeur du Centre culturel d'Égypte à Paris de septembre 2000 à décembre 2013, trésorier, vice-président puis président du Forum des Instituts culturels étrangers à Paris de mai 2001 à février 2014, maître de conférences à l’Université française d'Égypte, 2014-2015, aujourd'hui architecte et urbaniste de l'État, architecte des Bâtiments de France à Fontainebleau (77)

"Après avoir vu Karnak le jour, à l’ardente lumière du soleil, il faut, si le temps est favorable, y retourner la nuit" (Jean Capart, Marcelle Werbrouck)

photo PxHere
"Lorsqu'on a (...) parcouru Karnak, il faut, vers la fin de la journée, escalader et attendre la tombée du soir. Le spectacle est saisissant : le soleil qui descend à l’horizon incendie le ciel et le Nil, et, tandis que la montagne thébaine se marbre de pourpre et de violet, l’ombre monte dans les ruines ; toute la
partie inférieure du temple est déjà noyée dans l'obscurité alors que le sommet des murs, les chapiteaux des grandes
colonnes reçoivent encore les rayons de l’astre qui décline. Et cependant l'impression n'est pas encore totale. Après avoir vu
Karnak le jour, à l’ardente lumière du soleil, il faut, si le temps est favorable, y retourner la nuit et contempler le monument au clair de lune. (...)
Par une nuit semblable, il faut pénétrer dans le grand temple d’Amon. L’impression est toute différente de celle que l’on éprouve pendant le jour. On croit que les ombres nocturnes grandissent les constructions et que celles-ci n'ont pas en réalité ces proportions colossales. Au bout d’un certain temps l’on s'aperçoit que ce n’est pas une illusion et qu’il fallait la lumière atténuée du clair de lune pour permettre de comprendre les dimensions réelles de l'édifice : c’est pendant le jour que l’on n’avait pu ni les saisir ni les mesurer d’une manière exacte. Il faut aller directement aux pieds des obélisques, se hisser sur la base du monolithe d’Hatshepsout et étendre les bras pour essayer de toucher en même temps les deux arêtes. On éprouve un véritable choc en s’apercevant
que la chose est impossible et que l’obélisque, de près de 30 mètres de haut, paraît plonger dans l’infini du ciel étoilé. L’émotion est indicible ; tandis qu’on parcourt le champ de ruines, l’obsession augmente et l’on s’en va en murmurant : "Quels étaient donc ces hommes qui construisaient de tels monuments ?" 



extrait de Thèbes, 1925, par Jean Capart (1877-1947), égyptologue belge, et Marcelle Werbrouck (1889-1959), égyptologue belge

samedi 16 mars 2019

"Il nous fallut sept semaines pour vider l'antichambre. On imagine notre soulagement qu'aucun désastre ne se soit produit au bout du compte" (Howard Carter)

L'enlèvement du lit funéraire en bois doré en présence d'Howard Carter. [Roger-Viollet - Collection Roger-Viollet ]

"Le 27 décembre, tous nos préparatifs étaient terminés. Nous pouvions commencer à vider la tombe. Nous nous étions réparti le travail. Burton prenait d’abord des photos des groupes d'objets numérotés. Hall et Hauser se chargeaient alors de faire le plan à l'échelle de la chambre, chaque objet étant dessiné en projection. Callender et moi établissions ensuite les premières notes et supervisions le transport des objets jusqu'au laboratoire. Là, Mace et Lucas les enregistraient, notaient leurs particularités en détail et s’occupaient de les traiter et de les restaurer. Nous sortîmes d’abord le coffre de bois peint. Puis opérant du nord au sud, et remettant à plus tard de nous attaquer à l'enchevêtrement des chars, nous dégageâmes peu à peu les grands lits à têtes d'animaux. Chaque objet était placé sur une sorte de civière rembourrée et attaché avec des bandages. Pour éviter une double manipulation, nous les laissions presque toujours sur leur civière respective. Lorsque nous en avions chargé un nombre suffisant - une fois par jour, en moyenne -, nous les faisions partir en convoi, sous escorte, jusqu'au laboratoire. C'était le moment qu'attendaient les visiteurs, agglutinés autour de la tombe. Aussitôt, jaillissaient les calepins des reporters, cliquetaient les appareils photographiques, et il fallait littéralement se frayer un chemin dans la foule pour pouvoir passer. Je crois bien qu'on a gâché plus de pellicules dans la Vallée cet hiver-là que n'importe où ailleurs depuis l'invention de la photographie. Un jour, nous eûmes besoin, au laboratoire, d'un morceau de linge de momie pour faire des expériences. Il fut photographié huit fois avant de nous parvenir sur une civière ! Le retrait et le transport des objets les plus petits ne posèrent pas de difficultés particulières. Mais il en fut tout autrement quand on arriva aux grands lits et aux chars. Chaque lit se composait de quatre éléments : les deux montants formés par le corps et la tête des animaux, le sommier proprement dit, et la base dans laquelle s’ajustaient les pieds des animaux. Ils étaient manifestement trop larges pour passer à travers le couloir et on avait dû les assembler sur place. On voyait d'ailleurs des raccords autour des joints. Il était évident que, pour les sortir de la tombe, nous devions les démonter à nouveau. Ce n'était pas chose facile, car, après trois mille ans, les crochets de bronze s'étaient enfoncés profondément dans les encoches. Il fallait de mettre à cinq pour y arriver. Deux d'entre nous soutenaient la partie centrale du lit; deux autres tenaient les montants, pendant que le cinquième dégageait doucement doucement les crochets à l'aide d'un levier. Même démontés, les montants restaient encombrants, et ce n'est qu'avec d'infinies précautions qu'on réussit à sortir tous les morceaux sans accident et à les emballer aussitôt dans les boîtes que nous avions préparées juste à l'entrée de la tombe. Le plus compliqué fut le déménagement ces chars. De construction fragile, ils avaient souffert du traitement que leur avaient infligé les pillards. On avait dû démonter les roues et scier les axes pour les faire entrer dans la tombe et, après le passage des voleurs, on avait empilé toutes les parties les unes sur les autres sans grand soin. Pour compliquer encore les choses, les harnais de cuir non tanné s'étaient transformés en une pâte visqueuse qui avait coulé sur les chars eux-mêmes et les objets environnants. Heureusement, je l'ai dit, nous avions, pour les reconstituer, les ornements d'or qui les recouvraient. Il nous fallut sept semaines pour vider l'antichambre. On imagine notre soulagement qu'aucun désastre ne se soit produit au bout du compte. Un ciel menaçant nous tint pourtant dans l'angoisse pendant deux ou trois jours. Il semblait bien que nous n’échapperions pas à l’un de ces puissants orages qui éclatent de temps en temps à Thèbes. La pluie alors se déverse à torrents et, si l'orage persiste, le lit de la Vallée se transforme en une véritable rivière. Rien n'aurait pu empêcher que notre tombe soit inondée. Par bonheur, les nuages s'éloignèrent et nous ne reçûmes que quelques gouttes de pluie. Certains correspondants se plurent à broder sur les conséquences désastreuses qu'aurait pu avoir cet orage. 

Récit d'Howard Carter dans La fabuleuse découverte de la tombe de Toutankhamon

dimanche 10 mars 2019

"Quand on se livre à de profondes réflexions sur la construction des pyramides, on est forcé de reconnaître que les plus grands génies y ont prodigué toutes leurs combinaisons" (al-Baghdâdî)

1579 - Pyramids of Giza by John Helffrich
"Pour en venir maintenant à celles des pyramides qui ont été l'objet de tant de récits, que l'on distingue de toutes les autres, et dont la grandeur attire par-dessus tout l'admiration, elles sont au nombre de trois, placées sur une même ligne à Djizèh, en face de Fostat, à peu de distance les unes des autres, et elles se regardent par leurs angles dans la direction du levant. 
De ces trois pyramides , deux sont d'une grandeur énorme. Les poètes qui les ont décrites se sont abandonnés à tout l'enthousiasme qu'elles leur inspiraient ; ils les ont comparées à deux immenses mamelles qui s'élèvent sur le sein de l'Égypte. Elles sont très proches l'une de l'autre, et sont bâties en pierres blanches : la troisième, qui est d'un quart moins grande que les deux premières, est construite en granit rouge tiqueté de points et d'une extrême dureté. Le fer ne peut y mordre qu'avec peine. Celle-ci paraît petite, quand on la compare aux deux autres ; mais, lorsqu'on l'aborde de près, et que les yeux ne voient plus qu'elle, elle inspire une sorte de saisissement, et l'on ne peut la considérer sans que la vue se fatigue.
La forme que l'on a adoptée dans la construction des pyramides, et la solidité qu'on a su leur donner, sont bien dignes d'admiration : c'est à leur forme qu'elles doivent l'avantage d'avoir résisté aux efforts des siècles, ou plutôt il semble que ce soit le temps qui ait résisté aux efforts de ces édifices éternels. En effet, quand on se livre à de profondes réflexions sur la construction des pyramides, on est forcé de reconnaître que les plus grands génies y ont prodigué toutes leurs combinaisons ; que les esprits les plus subtils y ont épuisé tous leurs efforts ; que les âmes les mieux éclairées ont employé avec une sorte de profusion, en faveur de ces édifices, tous les talents qu'elles possédaient et qu'elles pouvaient appliquer à leur construction ; et que la plus savante théorie de la géométrie a fait usage de toutes ses ressources pour produire ces merveilles, comme le dernier terme auquel il était possible d'atteindre. Aussi peut-on dire que ces édifices nous parlent encore aujourd'hui de ceux qui les ont élevés, nous apprennent leur histoire, nous racontent d'une manière très intelligible les progrès qu'ils avaient faits dans les sciences, et l'excellence de leur génie ; en un mot, nous mettent au fait de leur vie et de leurs actions.
Ce que ces édifices présentent de singulièrement remarquable, c'est la forme pyramidale que l'on a adoptée pour leur construction, forme qui commence par une base carrée et finit par un point. Or, une des propriétés de cette forme, c'est que le centre de la pesanteur est au milieu même de l'édifice ; en sorte qu'il s'appuie sur lui-même, qu'il supporte lui-même tout l'effort de sa masse, que toutes ses parties se portent respectivement les unes sur les autres, et qu'il ne gravite pas vers un point hors de lui."


extrait de Relation de l'Égypte, traduit de l’arabe par Silvestre de Sacy, 1810, de Muwaffaq al-Dîn ʻAbd al-Laṭîf al-Baghdâdî (1162 - 1231), médecin et historien arabe de Bagdad, ayant enseigné, durant quelques années, la philosophie et la médecine au Caire.

samedi 9 mars 2019

"L'art égyptien : quelle finesse, quelle grâce, quelle exquise délicatesse dans l'expression des figures !" (Charles Didier)


statue de Thoutmosis III - photo Marie Grillot

"Pour en revenir à l'Égypte, ses dogmes religieux étaient bien moins matériels que ceux de la Grèce, et ses dieux bien plus divins. La bonté était leur premier, leur principal attribut ; ils étaient vraiment, et dans toute la force du mot, les bienfaiteurs des hommes ; ce que les dieux de l'Olympe étaient fort peu. L'Olympe, au fond, n'était qu'un lieu malhonnête ; le ciel égyptien était bien plus moral. 
Cette différence éclate jusque dans la statuaire des deux peuples : celle des Grecs est évidemment plus parfaite, plus belle selon les règles de l'art ; mais la matière y joue un plus grand rôle que l'esprit, je veux dire que la physionomie est sacrifiée aux lignes, et que le corps subalternise le visage. C'est le contraire dans l'art égyptien : les corps y sont raides, anguleux, gauchement drapés, couronnés de coiffures bizarres, immobilisés dans des attitudes consacrées toujours les mêmes ; ainsi l'ordonnait l'inflexible loi sacerdotale. Mais quelle finesse, quelle grâce, quelle exquise délicatesse dans l'expression des figures ! Quelle mansuétude, quelle tendresse aimable sur ces lèvres de pierre ! Quel sourire idéal ! quel regard bienveillant ! quelle douce sérénité ! Comme tout y respire la sollicitude et l'amour ! non cet amour terrestre de Jupiter séduisant les filles des hommes, ou de Cythérée éprise de tant d'heureux mortels ; mais cet amour divin qu'on ne retrouve plus que dans les statues mystiques du moyen âge, lesquelles touchent par bien des côtés à celles des divinités égyptiennes.
L'architecture des Pharaons ne se distingue pas moins de celle des Grecs. Celle-ci est plus élégante, plus svelte, plus claire, plus nette, et révèle un peuple éminemment artiste, mais léger, voire même inconsistant. L'architecture égyptienne a un tout autre caractère : elle est confuse, elle est lourde, elle étonne par sa masse plus qu'elle ne séduit par ses proportions ; grandiose dans l'ensemble, elle néglige le détail et sacrifie l'élégance à la solidité. On y sent un peuple carré par la base, immuable dans son aplomb, constant dans ses croyances, stable en toutes choses, et qui, dédaigneux de l'innovation, bâtissait pour l'éternité selon des règles invariables. On a besoin de quelque temps pour se faire à ces colosses d'architecture ; mais, une fois qu'on les a compris, ils s'imposent à l'imagination, s'emparent d'elle irrésistiblement, et l'épouvantent par leur grandeur. Tout, auprès d'eux, paraît petit et mesquin."



extrait de 500 lieues sur le Nil , 1858, par Charles Didier (1805 - 1864 ), écrivain, poète et voyageur suisse

jeudi 7 mars 2019

"Un corps tout jeune, qui ne demandait qu'à vivre, à qui l'existence normale fut refusée" (Alexandre Moret, à propos de la momie de Toutankhamon)

Harry Burton - © Copyright Griffith Institute
"Le tombeau de Toutankhamon a livré son secret. Du sarcophage monolithe de grès, M. Carter avait extrait un grand cercueil de bois, recouvert d'or et d'émaux cloisonnés, dont le couvercle représentait le roi lui-même, coiffé du claft, le menton orné de la barbe postiche, les bras croisés sur la poitrine, tenant le fouet et la crosse d'Osiris. 
Dans ce premier cercueil, il en existait un second de même type ; dans ce second, un troisième ; celui-ci, d'or massif, est merveilleusement sculpté. C'est l'enveloppe métallique de la momie ; elle épouse les contours du corps, comme une image adéquate et parfaitement ressemblante. Le roi est, encore une fois, sous la forme d'Osiris, bras croisés sur la poitrine. Les déesses de la Haute et Basse-Égypte, vautours aux ailes déployées, protègent son torse et ses bras ; les déesses sœurs et épouses d'Osiris, Isis et Nephthys, femmes aux bras ailés, encadrent et protègent ses jambes. Un texte en deux lignes verticales, gravé sur l'or, donne des formules pieuses en l'honneur de l'Osiris Toutankhamon. 
C'est au mois de novembre 1925 que ce cercueil d'or fut ouvert et révéla, enfin, la momie de Toutankhamon.
Un masque d'or massif était appliqué sur la tête et la poitrine du corps enveloppé de bandelettes : nouveau portrait du roi, plus parfait encore que les précédents. Les yeux sont d'émail rapporté ; la coiffure, le large collier, sont traités en cloisonnés, incrustés de pâtes de verre, de turquoises, d'émaux. Au front, se dressent les têtes du Vautour de la Haute-Égypte et de l'aspic (uraeus) de Basse-Égypte, emblèmes de la double royauté.
Le démaillotage de la momie fut difficile, car les bandelettes, trempées dans la résine bitumée, adhéraient au corps. Le visage, les mains et les pieds (enveloppés dans des feuilles d'or) sont, paraît-il, intacts. L'examen médical du corps révèle que Toutankhamon était un frêle adolescent d'environ dix-huit ans.
Plusieurs statues, découvertes à Karnak par Legrain, le représentent, en effet, comme un jeune homme d'une rare beauté mélancolique et alanguie. Il avait vécu d'abord à El-Amarna, auprès du roi réformateur Aménophis IV-Ikhounaton, dont il avait adopté la doctrine, hostile à la tradition politique et religieuse des prêtres d'Amon. À ce moment, il s'appelle Toutankhaton (image vivante d'Aton) , parce qu'Aton est le dieu officiel qui remplace Amon ; il épouse la fille de son roi, vit dans le luxe éclatant et raffiné de la cour, dans la fréquentation d'artistes qui renouvellent l'art égyptien par un abandon des traditions hiératiques et un retour passionné à la nature.
Après la mort d'Ikhounaton et le très court règne de Sâakarâ, voici Toutankhaton sur le trône. Nous savions, même avant d'avoir vu son corps, momifié, que c'était un adolescent délicat, sans grande force. Près de lui, s'active un rude général, qui a la responsabilité de défendre les provinces de Syrie contre les Hittites, et qui juge nécessaire de rétablir la paix religieuse en Égypte, de revenir au culte d'Amon, de s'appuyer sur la formidable puissance des prêtres de Thèbes, qu'avait voulu briser Ikhounaton.
Les détails sur ce qui s'est passé au début du règne de Toutankhaton (vers 1360) manquent. Le roi n'a guère que douze ans et il est déjà marié ; c'est, en effet, un âge nubile pour les Égyptiens. Vers l'an IV (environ 1 356 avant J.-C.) , le roi et la cour retournent à Thèbes ; toute la puissance d'Amon et de ses prêtres est rétablie par décret. Bientôt, une réaction terrible s'élève contre les anciens ennemis d'Amon. Le jeune roi donne des gages de son orthodoxie : il reprend Amon comme patron et se fait appeler (image vivante d'Amon) Toutankhamon. Il fait démolir le temple d'Aton à Karnak, abandonne El-Amarna, élève pour Amon temples et statues.
C'est en vain, il est suspect. En effet, le jeune roi a le respect de la mort, la fidélité de l'affection : il a soustrait le corps d'Ikhounaton à la haine des Amoniens et l'a fait déposer dans une cachette (retrouvée par Davis) aux côtés de la reine Tiy, mère du réformateur. C'était trop braver le parti des prêtres d'Amon. Toutankhamon mourut jeune ; une bandelette funéraire, retrouvée en 1906 par Davis, donne la date (an VI) de son règne. Vraisemblablement, c'est l'année de sa mort (vers 1354) ; peut-être sa fin ne fut-elle pas naturelle. Le corps a trop souffert, paraît-il, de la momification, pour permettre d'élucider ce problème ; du moins, savons-nous que la veuve de Toutankhamon fut persécutée. Dans les archives hittites (en Asie Mineure), on a retrouvé une lettre d'elle adressée au puissant roi de Boghaz-Keuï : elle demande à ce roi, qui a tant de fils, de lui envoyer l'un d'eux pour qu'elle en fasse son époux et son protecteur. Ceci semble indiquer que la famille du jeune roi était dans une situation tragique. Nous savons aussi que sa mémoire fut persécutée. Sur les monuments de son règne, son nom est martelé, remplacé par le nom d'Horembeb. Aussi le roi fut-il, après sa mort, déposé, avec tout son luxueux mobilier, dans une cachette, et non dans un tombeau véritable. C'est à cette précaution que nous devons d'avoir retrouvé intacts le corps et le mobilier funéraire de Toutankhamon, alors que tant de rois orthodoxes et ensevelis selon les règles ont été dévalisés et dépossédés de leur dernière demeure.
On sait que statues, meubles, coffrets déjà exhumés de 1922 à 1925 dans les chambres antérieures étaient d'une beauté et d'une richesse exceptionnelles. La plupart proviennent des palais d'El-Amarna et constituent le décor où vivait le roi durant sa brève existence. Rien n'égale l'élégance du style ni la perfection de la facture. La réforme religieuse d'Ikhounaton avait provoqué une renaissance qui fut plus durable que l'hérésie. L'ébéniste, l'émailleur, le ciseleur, l'orfèvre environnent d'un décor de joie et de grâce le roi-dieu devenu plus humain, depuis qu'il s'est mis sous la protection d'Aton, le soleil créateur de toute la nature vivante et physique.
On revoit, d'un coup d’œil, la grâce, l'élégance, le luxe de la vie royale à El-Amarna. Mais les trouvailles de ces derniers jours révèlent toute l'amertume dissimulée sous ce rideau de fleurs précieuses. Dans ce cercueil d'or massif, il y a un corps tout jeune, qui ne demandait qu'à vivre, à qui l'existence normale fut refusée.
Voilà ce que cache le sourire d'un roi et d'une reine juvéniles, qui vécurent des jours enchantés, suivis de catastrophes terribles, il y a plus de trois mille ans."

Alexandre Moret
 

Cet égyptologue français (1868-1938) fut appelé en Égypte par le Service des Antiquités pour établir le catalogue des sarcophages de l'époque bubastite à l'époque saïte. Il a occupé la chaire d'égyptologie au Collège de France à partir de 1923. Il fut élu membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres en 1926. Il fut également président de la Société française d'égyptologie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études et directeur honoraire du musée Guimet.

extrait de Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche, dir. Adolphe Brisson, date d'édition : 28 mars 1926

jeudi 28 février 2019

"L'Égypte est un pays dont les éléments naturels composent un ensemble rigoureusement harmonieux et équilibré" (Claire Lalouette)

photo M.C.

"L'Égypte est un pays de beauté calme, immédiatement captivante. Un écrivain égyptien du début du siècle, Manfalouthi, décrit fort bien l’influence de la nature sur une âme : "S’il est nécessaire de réjouir le regard, moi je n’ai qu’à partir à l’aube, mon filet sur l’épaule, et à me diriger vers la rivière. Je vois le ciel, l’eau argentée, les vertes prairies ; et bientôt surgit à l’Orient le disque du soleil comme un plateau d’or ou une flamme. À peine a-t-il pris quelque hauteur au-dessus de l’horizon, qu’il emplit la surface de la rivière de mille reflets de diamants éparpillés, de perles qui s’écoulent. Ce spectacle merveilleux, le silence et la paix de la nature imprègnent ma sensibilité, s'emparent puissamment de mon âme. Je m’y plonge, comme le dormeur dans les doux rêves, à tel point que je souhaiterais ne plus revenir à moi avant le jour de la Résurrection. Et je reste ainsi immergé dans les délices jusqu’à ce que ma main sente une traction ; alors je me réveille de cette extase, et voici qu’un poisson se débat dans le filet."
La lumière de l’Égypte est aussi un élément fascinant : une lumière crue, blanche, aveuglante lorsqu'on vient des mornes pays d'Occident, une lumière pleine, sans ombres, ni demi-teintes ; les fantaisies du clair-obscur ne jouent aucun rôle dans la peinture égyptienne. Les couleurs vives, franches, se juxtaposent, créant un véritable choc visuel : les tons roux et rosés des sables, le vert sombre et puissant des palmiers, le vert soyeux des champs au printemps quand les jeunes pousses sortent de terre, l’azur intense, éclatant, du ciel, les reflets verts et bleus du large fleuve, l'or irradiant du soleil. On retrouve les couleurs fondamentales souvent utilisées par le peintre ou l'orfèvre égyptien : le rouge, le vert, le bleu, le jaune.

Là ne s’arrête pas l’influence de la nature et du paysage sur la conscience de l'artiste. L'Égypte est un pays dont les éléments naturels composent un ensemble rigoureusement harmonieux et équilibré. L’axe central du pays est constitué par le Nil, qui coule lentement du Sud au Nord ; sur ses rives, de part et d’autre, de véritables forêts de papyrus pouvaient - dans l’antiquité le climat était moins aride que de nos jours - s'élever jusqu’à 6 m de haut, abritant un monde animal dense et bruyant ; puis, à l’Est comme à l'Ouest, on rencontrait une zone semi-marécageuse propice à l'élevage ; ensuite, de part et d’autre de cette zone, les champs irrigués étalaient leurs réseaux de canaux réguliers permettant des cultures diverses. Enfin, à l'Orient et à l’Occident, les déserts déroulaient leurs étendues sans fin. Ainsi, le paysage se reproduisait comme par un effet de décalque, à gauche et à droite du Nil, qui commandait la vie du pays. Paysage incomparable, sans égal. Peintures et bas-reliefs égyptiens présenteront souvent cet affrontement de scènes symétriques par rapport à un motif central : scènes cultuelles, civiles (chasse et pêche, notamment) (...).
Ces rapports de nature dans le sens Est-Ouest sont également soutenus par un équilibre de couleurs : opposant kemet, "la noire" (nom même de l'Égypte dans les temps antiques), la terre du limon vital, fertilisateur, à Deshret, "la rouge", désignant les grandes étendues rousses du Sahara, domaine des forces hostiles ou malveillantes, terres de la stérilité ; s’ensuit une opposition morale entre l’être et le néant, le bénéfique et le maléfique.
L'Égypte constitue une unité géographique certaine, unité naturelle, prédestinée, inconnue des autres états de l’Antiquité. Mais une dualité secondaire, naturelle aussi, existe dans cet ensemble unique, dualité qui influera sur les styles de l’art. 
Au Sud, d’Assouan à Memphis (800 km environ), jusqu’à la pointe du delta du Nil (Le Caire actuel), les zones utiles à l’homme n’excédaient pas la largeur de 10 km de part et d’autre du fleuve, région encaissée entre les falaises arabiques et libyques ; la population était composée essentiellement d’agriculteurs, de bouviers et d’artisans, hommes rudes, vivant sur des terres de climat "continental" où la vie était plus difficile ; le pays est essentiellement tributaire du grand Sud et s’ouvre largement aux influences africaines.
En contraste absolu avec la Haute Égypte, la Basse Égypte, c’est-à-dire le delta du Nil aux 6 branches (600 km de largeur et 200 km de profondeur), est constituée par une vaste plaine alluviale, au climat tempéré et doux, étroitement associé à tout le système méditerranéen ; la population comprenait non seulement des agriculteurs et des éleveurs, mais aussi des marins, des commerçants, ouverts aux influences extérieures, en rapport très tôt avec l’Asie. À partir de 2000 av. J.-C., environ, sous l'influence aussi du cours de l’histoire, cette opposition entre le Sud et le Nord se retrouvera dans l'existence d’écoles d’art différentes.
La sensibilité des artistes sera sollicitée, dès les temps les plus reculés (...) par ce paysage naturel, particulier, exceptionnel, dont les éléments se refléteront dans leurs œuvres."


extrait de L'art figuratif dans l'Égypte pharaonique, 1992, par Claire Lalouette (1921-2010), égyptologue française, qui fut membre scientifique de l'Institut français d'archéologie orientale du Caire et professeur émérite à l'université de Paris-Sorbonne.