jeudi 30 mai 2019

"Tout, dans une pyramide, révèle la prévision, l’ordre et le calcul" (Jean Capart)


D'après R. Lepsius, illustration extraite de l'ouvrage de Jean Capart

"Si l'on voyait sur les rayons d’une bibliothèque tous les livres écrits au sujet de la grande pyramide, on serait probablement surpris de leur nombre et personne n’oserait entreprendre la tâche redoutable de les lire tous. Malgré cela, il faut bien constater qu’il n’existe pas encore un livre d’ensemble, sérieusement documenté, "le livre", sur les pyramides.
Ces masses colossales de Guizeh ont, plus que toutes les autres, surexcité l'imagination des peuples. Les historiens arabes leur ont consacré de nombreuses pages où l’on pourrait glaner pas mal de détails piquants sur les légendes que redisaient les habitants de l'Égypte au sujet de ces constructions prodigieuses. La plupart des conteurs arabes n’ignoraient pas que les pyramides sont des tombeaux et ils ont enregistré, dans leurs indigestes compilations, des souvenirs de l’époque où les khalifes les faisaient violer pour en dérober les trésors. Mais le désir d’enjoliver les histoires a conduit ces écrivains crédules à rapporter trop souvent des détails d’une ingéniosité puérile. (...)

La seule explication logique de ce débordement d'interprétations symboliques et scientifiques qui dépassent toutes les frontières de la simple raison, se trouve dans le caractère réellement extraordinaire que présente pour nous la grande pyramide. Même pour les Égyptiens de la décadence, elle était devenue démesurée. De là ces légendes qu’Hérodote recueillait et qui représentent le roi Khéops, à bout de ressources pour achever son monstrueux tombeau, prostituant sa fille plutôt que de renoncer à ses projets ambitieux. De là aussi la réputation que l’on fit au pharaon bâtisseur : un tyran qui tenait tout un peuple asservi, son règne durant, et qui ruinait les ressources économiques de son pays, dans le seul espoir d’imposer à la postérité une conception plus grande de sa puissance.
Ceux qui acceptent de telles idées semblent oublier que les pyramides d’Ancien Empire sont très nombreuses ; qu’elles s'étendent sur toute la lisière du plateau désertique, depuis le Caire jusqu’au Fayoum, et que leur énumération serait le catalogue presque complet des pharaons de la IIIe à la VIe dynastie. La pyramide est un monument normal. Chaque souverain qui montait sur le trône se préoccupait de faire préparer sa sépulture. Il pouvait mettre à contribution les ressources en hommes et en revenus, que la puissante administration de son empire contrôlait efficacement. On n’a pas construit une seule grande pyramide, anémiant par sa grandeur même les sources de la prospérité du pays ; on a bâti, pendant plusieurs siècles, de gigantesques édifices de pierre qui devraient nous avertir, par leur masse colossale même, du degré de prospérité de l'Égypte d’alors. La pyramide n’a certainement pas été, du temps où on l'édifiait, un monument monstrueux. Elle peut nous paraître telle aussi longtemps que nous n’avons pas compris ce qu'était l'Égypte memphite. 

Il faut avouer que ce n’est pas sans de grandes difficultés que nous pouvons concevoir les divers problèmes impliqués dans la construction de la pyramide. Celle-ci, en effet, n’est pas un tumulus gigantesque, un de ces amas de blocs que des barbares empilent sur la tombe de leurs chefs et dont les dimensions sont toujours rapidement limitées par la nature même des matériaux mis en œuvre. Tout, dans une pyramide, révèle la prévision, l’ordre et le calcul. Quelles qu’en aient été les dimensions, la pyramide a dû exister tout entière dans l’intelligence de l'architecte avant d'être exécutée dans la pierre. (...)
Au début (pour la construction de la pyramide de Khéops), l'architecte avait prévu que la chambre funéraire serait creusée à 40 mètres de profondeur sous le niveau du sol. Un peu plus tard, il décida d'élargir sa conception du monument et de réserver une chambre dans l'épaisseur de la maçonnerie. Pour les couloirs d’accès, les murs et les plafonds de cette chambre, il fallut prévoir des blocs de dimensions considérables, afin d'assurer la résistance aux pressions prévues. Plus tard encore, par un nouvel agrandissement de la pyramide, l'architecte fut amené à recourir au granit. (...)
Les blocs détachés, il ne restait plus qu'à les transporter à pied d’œuvre et à les disposer, chacun à leur place déterminée. Comment s’y prenait-on ? On les tirait à bras d’homme sur des espèces de traîneaux ; on les élevait au moyen de rampes, d’abord sur le plateau de la montagne, puis, d’étage en étage, sur les gradins formés par la construction, en s’aidant de certaines "machines en bois" dont l’historien grec, Hérodote, recueillait encore, sur les lèvres de ses drogmans, un souvenir, hélas peu précis.
Ceux qu’une telle explication générale ne réussit pas à satisfaire et qui commencent à raisonner pratiquement le problème s’aperçoivent bien vite que la théorie est plus facile que l’application. D’après Hérodote, il aurait fallu dix ans pour les travaux préliminaires, parmi lesquels il entend surtout la construction de la route, d’un kilomètre environ, depuis les bords du Nil jusqu’à la chaîne libyque. Pour la pyramide elle-même, on aurait peiné vingt ans, en y mettant cent mille hommes qui travaillaient seulement pendant les trois mois de l’inondation, car, dans ces mois-là, les cultivateurs n’étaient pas retenus par les travaux des champs.
La masse de pierre employée dans la construction est si énorme, que nous pouvons à peine nous représenter le mouvement de fourmilière de tous ces hommes s'affairant autour de l'édifice pour traîner, élever, placer chaque pierre à l'endroit voulu. (...)

Aucune solution n’est pratiquement possible si l’on n'accepte de nombreuses batteries d’appareils en bois disposées les uns au-dessus des autres, de gradins en gradins et qui élèvent les pierres par un procédé analogue à celui que les Égyptiens ont appliqué en tous temps pour leurs machines d'irrigation, appelées à présent des chadoufs.
Celui qui considère ces problèmes voit, dans la pyramide, le triomphe d’une organisation excellente, où la tâche de chacun est minutieusement déterminée à l'avance. Sans cela, des escouades de milliers d'ouvriers se transforment en quelques instants en une tourbe indisciplinée dès que les ordres des chefs se mêlent et se contredisent. Les travailleurs sont comme une armée qui marche à la bataille en ordre parfait. Un rouage faussé et la troupe est livrée à une panique indescriptible. Nulle part il ne peut se produire d’arrêt imprévu. La carrière doit avoir débité ses blocs au moment où arrivent les bateaux. Au débarcadère doivent être rangés les traîneaux qui se mettent en marche régulièrement, sous peine d’être retardés en cours de route. Au pied de la pyramide, les accumulations de pierres ne tarderaient pas à former une barrière infranchissable. Les assises n’ayant pas toutes la même hauteur, les blocs qui arrivent, marqués à l’encre rouge, ne peuvent être employés au hasard, mais doivent être gardés en séries. Le matériel s’use, les hommes sont malades ou meurent. Il faut, de plus, veiller à leur logement, à leur habillement, à leur nourriture. (...)

En dépit de la complexité d’une telle organisation, l'architecte ose même un remaniement du plan intérieur. Agrandir la pyramide ne soulevait pas de difficultés. On la bâtissait par massifs s’appuyant les uns sur les autres et, presque jusqu’au dernier moment, on pouvait, en même temps qu’on l’élevait, la revêtir de manteaux s’éloignant de plus en plus de l’axe central. Au contraire, toute modification aux appartements entraînait des problèmes qui semblent insolubles, à moins d’admettre que les constructeurs laissaient, presque jusqu’à la fin des travaux, une large brèche ouverte à travers la maçonnerie, sur la face nord, où débouchaient les couloirs d’accès.
On serait tenté de dire qu’un tel travail confond l’imagination. Il faut croire cependant qu’il restait dans la limite des possibilités normales, car nous avons vu des rois, non contents d’une seule sépulture, ordonner la construction, simultanée ou successive, de deux tombes gigantesques."


extrait de Memphis à l'ombre des pyramides, 1930, par Jean Capart (1877 - 1947), égyptologue belge

mercredi 29 mai 2019

"Au point de vue du grand art, rien n'est comparable aux productions de l'âge des puissants rois de l'époque des pyramides" (Flinders Petrie)

statue de Khephren
"L'époque des pyramides vit naître un nouvel idéal. Les plus anciens rois avaient transformé la puissance féodale en pouvoir royal, sans avoir pu réaliser toutefois les nouvelles mesures qui s’imposaient. La grande préoccupation des premiers rois de l’époque des pyramides, Snoferu et Khufu, fut de réaliser la centralisation administrative du pays, d'établir cette organisation sociale capable de résister à toutes les invasions et commotions intérieures et de survivre en partie jusqu'à nos jours.
Cet idéal nouveau trouva naturellement son reflet dans l’art. À la place des tombeaux que les chefs se faisaient ériger, on édifia les pyramides, constructions gigantesques, sans égales tant au point de vue de la masse que de la perfection du travail. Le monde officiel suivit le même mouvement et c’est par douzaines que furent bâtis, sous les divers règnes, des monuments funéraires qui dépassent en grandeur et en perfection la plupart des tombeaux royaux d’autres pays ou d’autres temps. Il en existe encore un très grand nombre, constituant 
un trésor d'œuvres artistiques plus considérable que pour toute autre période de l’histoire du monde. 
(...) De cette époque datent la plupart des sculptures égyptiennes vraiment belles. La statuaire, le relief, la peinture proclament la noblesse et la grandeur de ce temps. Le style en est sévère et ne se perd pas dans les détails. Depuis les œuvres les plus minimes, jusqu'aux plus grandes, toutes paraissent complètes et marquent la perfection, sans qu'aucune question de temps, de travail ou d'inspiration ait influencé leur création. Les statues de Khufu et de Khafra sont sans égales pour la façon dont elles expriment la dignité et la mansuétude royales ; les statues des hauts fonctionnaires et de leurs épouses portent, mieux que n'importe quelles autres, le caractère individuel de chacun d’eux. Il se peut que le style des époques suivantes soit plus savant, plus amusant ou plus gracieux ; mais, au point de vue du grand art, rien n'est comparable aux productions de l'âge des puissants rois de l'époque des pyramides."



Extrait de Arts et métiers de l'ancienne Égypte, 1915, par Flinders Petrie (1853-1942 ), égyptologue anglais, professeur d'égyptologie à l'University College de Londres. Traduction par Jean Capart

mardi 28 mai 2019

"Les Égyptiens pratiquèrent de bonne heure l'art de la caricature" (Gaston Maspero)

Brooklyn Museum, Charles Edwin Wilbour Fund
"Nous ne connaissons pas les méthodes que les Égyptiens employaient à l'enseignement du dessin. La pratique leur avait appris à déterminer les proportions générales du corps et à établir des relations constantes entre les parties dont il est constitué, mais ils ne s'étaient jamais inquiétés de chiffrer ces proportions et de les ramener toutes à une commune mesure. Rien, dans ce qui nous reste de leurs œuvres, ne nous autorise à croire qu'ils aient jamais possédé un canon, réglé sur la longueur du doigt ou du pied humain. Leur enseignement était de routine et non de théorie. Ils avaient des modèles que le maître composait lui-même, et que les élèves copiaient sans relâche, jusqu'à ce qu'ils fussent parvenus à les reproduire exactement. Ils étudiaient aussi d'après nature, comme le prouve la facilité avec laquelle ils saisissaient la ressemblance des personnages, et le caractère ou le mouvement propre à chaque espèce d'animaux. Ils jetaient leurs premiers essais sur des éclats de calcaire planés rudement, sur une planchette enduite de stuc rouge ou blanc, au revers de vieux manuscrits sans valeur le papyrus neuf coûtait trop cher pour qu'on le gaspillât à recevoir des barbouillages d'écolier. Ils n'avaient ni crayons ni stylet, mais des joncs, dont le bout, trempé dans l'eau, se divisait en fibres ténues et formait un pinceau plus ou moins fin, selon la grosseur de la tige. La palette en bois mince, oblongue rectangulaire, était pourvue à la partie inférieure d'une rainure verticale à serrer la calame, et creusée à la partie supérieure de deux ou plusieurs cavités renfermant chacune une pastille d'encre sèche : la noire et la rouge étaient le plus usités. Un petit mortier et un pilon pour broyer les couleurs, un godet plein d'eau pour humecter et laver les pinceaux, complétaient le trousseau de l'apprenti. Accroupi devant son modèle, palette au poing, il s'exerçait à le reproduire en noir, à main levée et sans appui. Le maître revoyait son œuvre et en corrigeait les défauts à l'encre rouge.
Les rares dessins qui nous restent sont tracés sur des morceaux de calcaire, en assez mauvais état pour la plupart. Le British Museum en a deux ou trois au trait rouge, qui ont peut-être servi comme de cartons au décorateur d'un tombeau thébain de la XXe dynastie. Un fragment du musée de Boulaq porte des études d'oies ou de canards à l'encre noire. On montre à Turin l'esquisse d'une figure de femme, nue au caleçon près, et qui se renverse en arrière pour faire la culbute : le trait est souple, le mouvement gracieux, le modelé délicat.
L'artiste n'était pas gêné, comme il l'est chez nous par la rigidité de l'instrument qu'il maniait. Le pinceau attaquait perpendiculairement la surface, écrasait la ligne ou l'atténuait à volonté, la prolongeait, l'arrêtait, la détournait en toute liberté. Un outil aussi souple se prêtait merveilleusement à rendre les côtés humoristiques ou risibles de la vie journalière. 
Les Égyptiens, qui avaient l'esprit gai et caustique par nature, pratiquèrent de bonne heure l'art de la caricature. Un papyrus de Turin raconte, en vignettes d'un dessin sûr et libertin, les exploits amoureux d'un prêtre chauve et d'une chanteuse d'Amon. Au revers, des animaux jouent, avec un sérieux comique, les scènes de la vie humaine. Un âne, un lion, un crocodile, un singe se donnent un concert de musique instrumentale et vocale. Un lion et une gazelle jouent aux échecs. Le Pharaon de tous les rats, monté sur un char traîné par des chiens, court à l'assaut d'un fort défendu par des chats. Une chatte du monde, coiffée d'une fleur, s'est prise de querelle avec une oie on en est venu aux coups, et la volatile malheureuse, qui ne se sent pas de force à lutter, culbute d'effroi. Les chats étaient d'ailleurs les animaux favoris des caricaturistes égyptiens. Un ostracon du musée de New-York nous en montre deux, une chatte de race assise sur un fauteuil, en grande toilette, et un misérable matou qui lui sert à manger, d'un air piteux, la queue entre les jambes. L'énumération des dessins connus est courte, comme on le voit l'abondance de vignettes dont on avait coutume d'orner certains ouvrages compense notre pauvreté en ce genre."

Extrait de L'archéologie égyptienne, par Gaston Maspero (1846-1916)

Réflexions sur l'art égyptien, par Maurice Maeterlinck

Préparation du pain et de la bière
VIe dynastie - règne de Pépi Ier - Musée égyptien du Caire
"Aucune photographie, aucun tableau, aucune description ne peut donner une idée exacte (des) monuments (construits par les anciens Égyptiens). Il faut les voir sur place, au milieu du paysage où ils sont nés, sous le ciel immuable qui les éclaire encore comme il les éclairait il y a quatre ou cinq mille ans, au bord du fleuve unique qui n'a pas changé d'aspect, enveloppés des siècles qui ne les ont presque pas ébranlés.
De même pour leur art. Dans les longues galeries des musées, dans les reproductions les plus fidèles des albums les plus soignés, il nous semble assez souvent incompréhensible, monotone, rabâcheur, vain et puéril. Ici, non loin des eaux du Nil ou parmi les sables ou les falaises du désert, sur les murs qu’il a couverts, non point de ses rêves, car l’art égyptien ne rêve guère, mais de ses documents, depuis l’aurore de l’histoire, il révèle enfin sa véritable signification. Nous constatons d’abord que l'artiste égyptien est tantôt une sorte de greffier officiel, chargé d’enregistrer pour l'éternité les victoires, les conquêtes et les actes religieux d’un grand règne, tantôt, plus humblement, une espèce de scribe ou d’imagier réaliste et familier, qui doit reproduire sur les parois de la maison des morts, en lignes simplifiées, mais le plus fidèlement possible, les meubles, les outils, les occupations de l'existence quotidienne, afin qu'ils s’animent, repeuplent et continuent la vie de l’autre côté du tombeau, comme si le défunt ne l'avait pas interrompue. Sa mission est avant tout utilitaire. On ne demande rien à son imagination. Il n’a qu’à copier, en les schématisant, parce qu’il est incapable de les représenter dans leur ensemble, les batailles, les triomphes, les cérémonies religieuses qu'il a pu voir, et les moissonneurs, les cuisiniers, les pêcheurs, les menuisiers, les animaux et les arbres qu’il regarde chaque jour. La beauté et le style sont venus, sans être invités, gratuitement et par surcroît.
Cette beauté et ce style sont incontestables, mais, comme ceux de leurs monuments, ne se décèlent qu'après un assez long commerce, après une certaine initiation. Il en est de même, au surplus, pour l’art japonais et surtout pour l’art chinois. On s’accoutume bientôt à ces milliers de visages qu’on ne voit jamais que de profil sur des corps présentés de face ou de trois quarts, comme s’il d’une humanité affligée de torticolis incurables. On s’accoutume plus vite encore et bientôt on prend goût à ces couleurs qui d’abord paraissaient papillotantes et criardes, à ces teintes plates et simples, à ces rouges brique, à ces verts crus, à ces bleus vifs, à ces jaunes d’ocre, à ces blancs qui font penser à des images d'Épinal hiératisées. On ne tarde pas à saisir et à apprécier la justesse, la sûreté, la précision, l'harmonie et surtout la noblesse presque immatérielle de toutes ces silhouettes qui se meuvent religieusement ou s’agitent familièrement sur un même plan et semblent, d’une façon magique et incantatoire, multiplier la vie. Il y a tels de ces bas-reliefs représentant, dans les énormes temples, des batailles, des troupes marchant au combat, des rois bandant leur arc, lançant leurs chars, enchaînant ou foulant leurs ennemis, qu’on se sent, par moments, sur le point de placer au rang des purs chefs-d’œuvre, de classer parmi les plus sûres, les plus complètes réussites du grand style monumental et décoratif.
Quant aux gigantesques statues de leurs dieux et de leurs rois, si quelques-unes paraissent irrémédiablement monstrueuses, si beaucoup sont conventionnelles et fabriquées sans conviction et comme en séries, quelques autres ont une allure, une majesté, une autorité, une sérénité souveraines, que l’art n’a presque plus jamais atteintes.
Mais ce qui nous attire surtout aujourd’hui, ce sont les petits chefs-d’œuvre de leur sculpture réaliste. On trouve au Musée du Caire des statues en bois, en diorite, en schiste, en granit, en calcaire, en grès, en albâtre, en cuivre, qui remontent à près de trois mille ans avant J.-C. et représentent des scribes, des boulangers, des rois et des reines, des femmes écrasant le grain, des rôtisseurs, des brasseurs, des chasseurs, des prêtres, des enfants nus. Il suffit de les voir pour se convaincre que l’art de reproduire le corps humain, la vie humaine, le mouvement, le jeu des muscles, le visage où transparaît l’âme qui s'affirme, n'a jamais été poussé plus loin et qu’il y a, dans certaines de ces figurines, une science, une maîtrise, une piété, une tendresse, une faculté d'insuffler et de fixer des sentiments et des pensées dans la matière, dont on ne retrouve que de très rares équivalents aux meilleures époques de la sculpture de tous les temps et de tous les pays."

extrait de En Égypte, 1928, par Maurice Maeterlinck (1862 - 1949), écrivain francophone belge, prix Nobel de littérature en 1911

lundi 27 mai 2019

"Si j’avais du temps, je resterais quelques mois dans un village du Delta" (Joseph-François Michaud)

aucune précision identifiable sur la date et l'auteur de ce cliché
Mars 1831.

"Les plus savants de nos voyageurs modernes ont trop négligé peut-être de nous parler de l’Égypte telle qu’elle est de nos jours ; lorsqu’on lit leurs relations, on serait tenté de croire que le pays n’a plus d’habitants. L’humanité n’attire leurs regards que lorsqu’il en est question sur des pierres ; et pour que l’homme les intéresse, il faut qu’il ait vécu il y a trois mille ans, et qu’il ne soit plus qu’une momie. 

Pour moi, je me sauve de cette préoccupation excessive par mon peu de savoir, et mon érudition, tant soit peu nouvelle, ne m’empêche pas de porter mon attention sur ce qui se passe maintenant dans les lieux où je suis. Mille générations écoulées ne m’empêchent point de voir la génération présente, qui doit prendre aussi sa place dans l’histoire. 
Si j’avais du temps, je n’irais ni à Thèbes, ni dans les autres lieux où sont les grandes ruines ; mais je resterais quelques mois dans un village du Delta. Les familles des fellahs, la religion et les mœurs de ce peuple n’auraient plus rien de caché pour moi, et ce que j’aurais appris aurait peut-être plus d’intérêt que tout ce qu’on pourrait nous dire de la gloire de Ramsès, du dieu Amounra, et des Égyptiens du temps d’Hérodote."

Extrait de Lettre sur l’Égypte, in Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 3, par Joseph-François Michaud (1767-1839), historien et pamphlétaire français, auteur d’une Histoire des Croisades

dimanche 26 mai 2019

Les arts mineurs au cours du Nouvel Empire, par Étienne Drioton et Jacques Vandier

Cuillère à fard du type à la nageuse
Photo (C) RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski
Musée du Louvre
"On a vu que le luxe s'était considérablement développé en Égypte, au cours du Nouvel Empire. Ce fut évidemment dans les arts mineurs que cette tendance nouvelle se fit tout particulièrement sentir. S'il est difficile de se rendre compte des progrès réalisés dans des habitations civiles, il est aisé, en revanche, de porter un jugement sur l'évolution des arts mineurs, au cours de cette époque. Notre documentation est constituée, soit par les représentations des tombes thébaines, soit par les innombrables objets trouvés au cours des fouilles, et actuellement conservés dans les différentes collections égyptologiques. Enfin, la découverte de la tombe, à peu près intacte, de Toutânkhamon nous a apporté un ensemble unique qui a certainement ajouté beaucoup à notre connaissance des arts mineurs au Nouvel Empire.

Les peintures des tombes égyptiennes de cette époque nous apportent de précieux 
renseignements sur le costume civil. La mode s'était beaucoup compliquée depuis le Moyen Empire : l’humble pagne, qui n'était plus porté que par les paysans et par les ouvriers, avait fait place à un costume d’apparat, qui se composait d'une jupe, bouffante par devant, et d’une tunique, dont les plis, soigneusement étudiés, tombaient avec art : les pieds étaient chaussés de sandales élégantes, dont la pointe était parfois relevée à la poulaine. La coiffure, enfin, particulièrement celle des femmes, était très soignée : on aimait les lourdes perruques frisées, retombant en deux grosses masses, de chaque côté du visage, et égayées de bandeaux de perles et de fleurs. Les femmes étaient vêtues de longues tuniques plissées, ornées de manches très amples, qui laissaient les bras à découvert. Les anciens bijoux, colliers, bracelets et périscélides, constitués par l'assemblage de perles de faïence polychromes, continuaient à être à la mode. (...)
Les objets de toilette, étuis à styles, pots à kohol, ont été traités avec un rare bonheur par les artistes de cette époque, mais c'est dans la fabrication des cuillers à parfums que les arts industriels du Nouvel Empire ont excellé. Dans ces modestes objets de toilette, les artistes ont fait preuve d’imagination, de mesure et de goût dans le choix des motifs, et, dans la manière dont ils ont su les traiter, d’une liberté et d'une grâce qui, même lorsqu'elles touchent à la mièvrerie, donnent à l’objet un grand charme. Le manche est souvent formé par le corps nu et délicatement modelé d’une fillette qui, au milieu d’un fourré de papyrus, dont le rôle est purement décoratif, joue du luth, cueille ou respire une fleur, ou encore s’avance, chargée de gibier d’eau et de fleurs. Plus massives et plus réalistes sont les cuillers dont le manche est formé par le corps puissant d’un nègre qui paraît succomber sous le poids d’un grand vase qui sert de cuilleron, et qu'il soutient dans un geste plein de vérité. On ne saurait citer tous les motifs que les artistes de cette époque utilisaient, et qu'ils se plaisaient à varier, mais on doit au moins mentionner le type dit "à la nageuse", qui eut une grande fortune au Nouvel Empire : une fillette nue semble pousser devant elle, à la nage, soit un simple bassin de forme généralement rectangulaire, soit un canard dont le corps évidé sert de cuilleron et dont les ailes mobiles jouent le rôle de couvercle. C’est ainsi que les artistes ont su créer, sous un gracieux, des objets utilitaires d’un charme extrême."

Extrait de Les peuples de l'Orient méditerranées - II - L'Égypte, par Étienne Drioton et Jacques Vandier, PUF, 1938

vendredi 24 mai 2019

"La gamme des impressions est très riche en Thébaïde" (Camille Lagier)

auteur et date de cette carte postale non identifiables
"Quand je suis arrivé à Louxor, le soleil tout rose jaillissait dans une atmosphère éclatante comme de l'argent. La montagne libyque, très rapprochée à ce moment, était d’albâtre veiné de lignes bleues. Le large fleuve se perdait au nord dans un éblouissement, il remontait au sud vers des bandes de montagnes vaporeuses. Tout cela dans un air très léger, où les masses des pylônes et des colonnades semblaient, derrière la plaine jaune des moissons, des points de lumière sublimée. Et, comme à mon premier voyage, j'ai été saisi par ce paysage historique.
La gamme des impressions est très riche en Thébaïde. Un même site, un même temple ont toujours en réserve de nouvelles surprises pour le voyageur. Cela tient au climat, aux accidents d’une lumière inépuisable, au fleuve, au mystère des monuments, à l'ombre flottante des grands souvenirs lointains. Si diverses que soient les descriptions des voyageurs, elles sont toutes vraies à leur moment. Il y a tel paysage que j'ai contemplé plusieurs jours de suite à la même heure. Chaque fois c'était chose nouvelle. L'impression dernière prenait place à côté de la précédente tout en gardant sa physionomie propre.
L'Égypte, le pays le plus uniforme du monde, et qui ne brise, par instants, ses lignes planes qu'avec une régularité étonnante, est donc en même temps le pays le plus varié par ses aspects et le plus grandement simple. C’est là le miracle de tranquillité changeante qui déconcerte les peintres et les ravit. Ce qui les déroute tout à fait, c’est la profondeur des horizons et le fondu extraordinaire des teintes les plus disparates. Ce qui leur fait tomber le pinceau des mains, c’est l’intraduisible poème des lignes et des couleurs, sous l'unique effet des jeux de lumière 
en splendeur diffuse.
À mesure qu’on s'éloigne de Thèbes vers Assouan, le soleil brûle de plus en plus. La montagne arabique se rapproche tout de suite du fleuve, ne laissant qu’une bande de verdure où le palmier court, se groupe en bouquets, s’allonge en allées, s'étale en forêts et rafraîchit les yeux par son architecture végétale.
Si parfois la montagne se retire et va se briser plus loin en falaises de calcaire grisâtre, c’est pour faire place au désert et permettre à un village d’asseoir ses huttes noires autour de la coupole blanche d’une mosquée. Devant le village, un grand espace vide, semé de pierres rangées dans un certain ordre, marque l’emplacement du cimetière. Tout le monde y passe avec indifférence."

Extrait de À travers la Haute Égypte, 1921, par Camille Lagier, ancien professeur au Caire