vendredi 12 juillet 2019

"Le Rhamesséion est peut-être ce qu'il y a de plus noble et de plus pur à Thèbes en fait de grand monument" (Jean-François Champollion)

photo de Bonfils (1831-1885)

Thèbes, le 18 juin 1829
"Depuis mon retour au milieu des ruines de cette aînée des villes royales, toutes mes journées ont été consacrées à l'étude de ce qui reste d'un de ses plus beaux édifices, pour lequel je conçus, à sa première vue, une prédilection marquée. La connaissance complète que j'en ai acquise maintenant la justifie au delà de ce que je devais espérer. Je veux parler ici d'un monument dont le véritable nom n'est pas encore fixé, et qui donne lieu à de fort vives controverses : celui qu'on a appelé d'abord le Memnonium, et ensuite le Tombeau d'Osymandias. Cette dernière dénomination appartient à la Commission d'Égypte ; quelques voyageurs persistent à se servir de l'autre, qui certainement est fort mal appliquée et très inexacte. Pour moi, je n'emploierai désormais, pour désigner cet édifice, que son nom égyptien même, sculpté dans cent endroits et répété dans les légendes des frises des architraves et des bas-reliefs qui décorent ce palais. Il portait le nom de Rhamesséion, parce que c'était à la munificence du Pharaon Rhamsès le Grand que Thèbes en était redevable. 
L'imagination s'ébranle et l'on éprouve une émotion bien naturelle en visitant ces galeries mutilées et ces belles colonnades, lorsqu'on pense qu'elles sont l'ouvrage et furent souvent l'habitation du plus célèbre et du meilleur des princes que la vieille Égypte compte dans ses longues annales, et toutes les fois que je le parcours, je rends à la mémoire de Sésostris l'espèce de culte religieux dont l'environnait l'antiquité tout entière.
Il n'existe du Rhamesséion aucune partie complète ; mais ce qui a échappé à la barbarie des Perses et aux ravages du temps suffit pour restaurer l'ensemble de l'édifice et pour s'en faire une idée très exacte. Laissant à part sa partie architecturale, qui n'est point de mon ressort, mais à laquelle je dois rendre un juste hommage en disant que le Rhamesséion est peut-être ce qu'il y a de plus noble et de plus pur à Thèbes en fait de grand monument, je me bornerai à indiquer rapidement le sujet des principaux bas-reliefs qui le décorent, et le sens des inscriptions qui les accompagnent.
Les sculptures qui couvraient les faces extérieures des deux massifs du premier pylône, construit en grès, ont entièrement disparu, car ces massifs se sont éboulés en grande partie. Des blocs énormes de calcaire blanc restent encore en place ; ce sont les jambages de la porte ; ils sont décorés, ainsi que l'épaisseur des deux massifs entre lesquels s'élevait cette porte, des légendes royales de Rhamsès le Grand, et de tableaux représentant le Pharaon faisant des offrandes aux grandes divinités de Thèbes, Amon-Ra, Amon générateur, la déesse Mouth, le jeune dieu Chons, Phtha et Mandou. Dans quelques tableaux, le roi reçoit à son tour les faveurs des dieux, et je donne ici l'analyse du principal d'entre eux, parce que c'est là que j'ai lu pour la première fois le nom véritable de l'édifice entier.
Le dieu Atmou (une des formes de Phré) présente au dieu Mandou le Pharaon Rhamsès le Grand, casqué et en habits royaux ; cette dernière divinité le prend par la main en lui disant : "Viens, avance vers les demeures divines pour contempler ton père, le seigneur des dieux, qui t'accordera une longue suite de jours pour gouverner le monde et régner sur le trône d'Hôrus." Plus loin, en effet, on a figuré le grand dieu Amon-Ra assis, adressant ces paroles au Pharaon :"Voici ce que dit Amon-Ra, roi des dieux, et qui réside dans le Rhamesséion de Thèbes : Mon fils bien-aimé et de mon germe, seigneur du monde, Rhamsès ! mon cœur se réjouit en contemplant tes bonnes œuvres ; tu m'as voué cet édifice ; je te fais le don d'une vie pure à passer sur le trône de Sev (Saturne) (c'est-dire dans la royauté temporelle)."
Il ne peut donc, à l'avenir, rester la moindre incertitude sur le nom à donner à ce monument."  



extrait de Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, par Jean-François Champollion (1790-1832)

jeudi 27 juin 2019

"En pleine Thèbes", avec Gaston Maspero

Temple de Louxor, vu du Nil, par Hector Horeau (1801-1872 )

"C'est en abordant Thèbes par le Nil que l'on saisit le mieux l'impériale beauté du site où elle trôna pendant des siècles. Plusieurs heures avant qu'on l'atteigne, par le travers d'El Khizâm et de Gamoléh, un grand cap de falaises abruptes monte à l'horizon, dominé sur la droite par un sommet en pyramide, et plus bas vers la gauche, trois pics aigus surgissent qui se recourbent à la pointe comme des cimes d'arbres pliant sous le vent. Ce sont les témoins de la plaine thébaine, les bornes entre lesquelles elle se déploie et qui en arrêtent l'expansion ; aux heures funestes de l'histoire, lorsque les hordes d'envahisseurs accourues des bords du Tigre ou descendues des plateaux de l'Éthiopie les apercevaient, elles savaient que le terme de leurs fatigues était proche et elles se préparaient à fournir un dernier choc pour forcer la proie longtemps convoitée. Les trois pics s'éclipsent bientôt, car le chenal double fidèlement les contours de la rive droite, et la berge, haute, découpée en pleine terre comme au couteau, boisée d'acacias, de tamarisques, de nabécas, de dattiers, borne presque partout la vue de ce côté, mais le paysage de la rive gauche se précise et se modifie d'instant en instant. La falaise s'adoucit à son pied et elle se raccorde à des croupes entre lesquelles des gorges bâillent, dont la dernière, accusée sur le fond jaune par une ombre violente, marque l'entrée des ravins qui mènent aux Vallées des Rois. Le décor pivote et tourne au premier coude, démasquant une seconde rangée de hauteurs qui se retirent par échelons dans l'extrême Sud et se vont perdant vers Erment, parmi des lointains de collines violettes, mais presque aussitôt une vision singulière semble jaillir du fleuve même, repoussée en vigueur sur un écran d'arbres, les tours crénelées et le portail étroit d'un petit castel sarrasin, rayé rouge et blanc, qu'un Hollandais, M. Insinger, a bâti sur un promontoire par delà Louxor. 
À partir de ce moment on nage déjà en pleine Thèbes. La ville des morts défile en panorama sur la rive gauche, les pentes  ondulées de Drah-abou'l-neggah, le cirque de Déîr el-Bahari, sa longue colonnade blanche, ses plans inclinés, ses étages de portiques superposés, sa façade irrégulière, puis la colline de Chéîkh Abd-el-Gournah criblée de tombes, puis collé aux flancs de la montagne, un bloc de murailles grises où la chapelle de Déîr el-Médinéh est emprisonnée, enfin, presque au dernier plan, entre des taches de verdure, la silhouette indistincte de Médinét-Habou. Cependant, à main droite, les chapiteaux et les tours de Karnak courent un moment au ras du sol avant de s'enfoncer sous les arbres. Des antennes de barques fusent derrière un éperon de terre au tournant, sur un tertre irrégulier de décombres antiques, un amas de constructions multicolores apparaît, et tandis que le vapeur manœuvre pour accoster, des minarets se lèvent, une pointe d'obélisque, la corniche hardie d'un  pylône, une allée de colonnes géantes, un temple entier avec ses cours encadrées de portiques, ses salles hypostyles, ses chambres à ciel ouvert, ses parois ciselées d'hiéroglyphes et brunies par le temps. Le quai où l'on aborde est le vieux quai des Ptolémées, consolidé et rapiécé par endroits depuis une dizaine d'années. Un grouillement d'âniers, de drogmans, de badauds européens et de marchands d'antiquités happe le voyageur au débarqué, les valets d'hôtel se le disputent sous l'oeil vigilant de deux gendarmes, et l'hôtel de Louxor est à deux pas qui lui ouvre sa porte hospitalière, barbouillée d'ornements soi-disant égyptiens par un peintre du cru. 
Le temple a vraiment grande mine, maintenant qu'il est déblayé presque en entier, et le soir, après que le flot bruyant des touristes s'est écoulé, la pensée le rétablit aisément tel qu'il était aux siècles de sa splendeur. L'ombre qui l'envahit voile les brèches, atténue les martelages des Coptes, habille la misère des colonnes, répare l'injure des bas-reliefs. Le cri du muezzin, éclatant soudain dans la mosquée d'Abou'l-Haggag, retentit à travers les ruines comme un appel à la prière de quelque prêtre d'Amon, roi des dieux, oublié à son poste, et l'on s'attend presque à entendre un chœur de voix et de harpes en sourdine lui répondre du sanctuaire par un hymne mélancolique au soleil couchant. L'imagination a tôt fait de descendre à terre les files de personnages qui s'étagent sur les parois et de les mener en théorie solennelle, enseignes hautes, encensoirs fumants, la barque sacrée où dort l'image du dieu aux épaules de ses porteurs, par les couloirs étouffés, par les salles à colonnes, par les cours, par les portes triomphales, par les allées de sphinx ou de béliers colossaux dont les restes s'en vont vers Karnak au milieu des campagnes muettes. Elle risque malheureusement de les y heurter à quelque procession baroque du genre de celle que je rencontrai hier, presque à la hauteur du carrefour de l'obélisque, une manche de mousquetaires Louis XIII fort défraîchis, mais soufflant bravement dans des cuivres et tapant de la grosse caisse à tour de bras, deux enfants en perruque blonde et en tunique rose, à califourchon sur un poney chevelu, puis, côte à côte, une amazone des plus correctes et un hercule de foire en maillot blanc et caleçon rouge pailleté, enfin un peloton de postillons Empire, montés sur des ânes blancs si graves qu'à première vue on devait les estimer savants et très savants, un cirque de fête foraine en parade avant une représentation de gala. De temps à autre, l'orchestre se taisait, l'hercule débitait son boniment en arabe et il adjurait les habitants de ne pas ménager leurs piastres, puis la musique redoublait et la cavalcade repartait en piaffant."

Extrait de Ruines et paysages d'Égypte, 1910, par Gaston Maspero (1846-1916), égyptologue français, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ayant succédé à Mariette, en janvier 1881, à la direction du Service des antiquités égyptiennes et du musée d’Archéologie égyptienne de Boulaq, au Caire.

jeudi 20 juin 2019

"Au lieu de reprocher à l'art égyptien ce qui lui manque, il faut savoir lui tenir compte de ce qu'il a acquis" (Paul Pierret)

Groupe statuaire d'Amon et Toutankhamon calcaire - XVIIIe dynastie
provenance : Temple de Mout à Karnak - Musée égyptien de Turin - photo de Marie Grillot

"Les plus anciens monuments que nous connaissions nous présentent la civilisation égyptienne en plein épanouissement ; les commencements de l'art sont noyés dans la brume d'un passé prodigieusement lointain, puisque, dès la IVe dynastie (3.3oo ans avant notre ère), les architectes pharaoniques étaient capables de construire les pyramides. 
Le style monumental de l'ancien empire est simple, sévère et ami de la ligne droite ; la statuaire reproduit le corps humain avec largeur et vérité ; les bas-reliefs nous font assister à diverses scènes de la vie domestique, rendues avec une remarquable variété de mouvements ; les animaux y sont pris sur nature ; la gravure hiéroglyphique, en relief ou dans le creux, est généralement très soignée. 
L'invasion des Pasteurs et les déchirements qui en furent la suite, non seulement causèrent la ruine des monuments du premier empire, mais entraînèrent une réelle décadence de l'art. La tradition fut interrompue et le nouvel empire vit naître un art nouveau, qui, sous la XVIIIe dynastie, se manifesta par de grandes qualités de style architectural, par la perfection de la gravure hiéroglyphique, par une reproduction très fine et très vivante de la figure humaine, mais l'attitude du corps est raide et tourne au mannequin. L'art décroît rapidement à la fin de la XXe dynastie, et ce n'est qu'à l'époque saïte que l'on constate une nouvelle et dernière floraison : le basalte est taillé avec une patience et une finesse admirables. Sous la domination des Grecs et des Romains, de nombreux édifices, d'un style bien inférieur à celui de l'Égypte indépendante, dénotent cependant une puissante vitalité.
L'art égyptien est dédaigneux du détail et un peu sec ; son caractère propre est l'entente des grandes lignes. Il sait faire oublier, par un ensemble imposant et grandiose, la naïveté de ses procédés. On a beaucoup exagéré l'influence de prétendues lois hiératiques, que l'on accuse d'avoir entravé l'essor du ciseau en figeant le mouvement des statues, en les immobilisant dans des poses raides et contraintes que commandait la tradition. 

Dans un travail lu récemment à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, un jeune artiste de beaucoup d'avenir, M. Em. Soldi, a combattu cette théorie. Selon lui, c'est pour assurer la durée à leurs œuvres que les sculpteurs égyptiens employèrent les matériaux les plus difficiles à travailler. Ils les façonnaient avec la marteline et les achevaient par le polissage, opérations dont un œil exercé reconnaît partout les traces. Dès lors il fallait que l'artiste conservât, dans toutes les parties de sa statue, une solidité de masse capable de résister au choc de l'outil. Il chercha sans doute à abréger un travail si pénible et si long : de là ces piliers carrés dans lesquels on engageait le dos des figures, ces engorgements, ces simplifications ou suppressions de détails, cette timidité d'exécution ; c'est ainsi que les bras des statues restent collés au corps sans refouillements profonds aux points de rencontre des surfaces ; que, dans les figures assises, les jambes sont soudées aux parois des sièges, etc.
Sur certains monuments de l'ancien empire, nous voyons les animaux rendus avec une vérité et une ingéniosité de détails qui nous surprennent ; les hommes qui les accompagnent se meuvent avec une liberté d'allure que n'entrave évidemment aucune règle sacerdotale, mais ils sont dessinés d'une manière gauche et enfantine. Sont-ce les lois hiératiques qu'il faut accuser ? Non, mais l'inexpérience des artistes, parce que l'ensemble du corps humain a toujours été plus difficile à traduire que des figures d'animaux. N'insistons pas, cependant, et disons avec M. Lepsius (Einiffe œgypt. Kunstformen) qu'au lieu de reprocher à l'art égyptien ce qui lui manque il faut savoir lui tenir compte de ce qu'il a acquis, et qu'après tout l'art grec ne serait pas parvenu à un si prompt développement si l'Égypte ne lui eût épargné le soin de poser les premiers jalons."


Extrait de Dictionnaire d'archéologie égyptienne, 1875, par Paul Pierret (1836-1916), conservateur du Département des antiquités égyptiennes du Musée du Louvre

mardi 18 juin 2019

"C'est du Nil que les créateurs de l'art égyptien prirent leur point de vue" (Gaston Maspero)

Mastaba de Ty
 "Qui (...), après avoir navigué sur le Nil deux ou trois jours seulement, ne s'est pas senti amené à constater combien les scènes que les vieux Égyptiens retraçaient sur leurs monuments sont conformes à la nature présente et l'interprètent fidèlement, même dans celles de leurs conventions qui nous semblent le plus éloignées d'elle ? Le brouillard dissipé, la dahabiéh a repris sa course. Les matelots rament vigoureusement en rythmant la nage sur la voix du chanteur : Fi'r-rodh ra'et hebbîl-gamil (Dans le jardin j'ai vu mon ami joli), et ils répètent tous à l'unisson, avec une intonation basse et traînante Hebbîl-gamil. Avant même qu'ils se soient tus, le soliste attaque dans les notes hautes le refrain sacramentel, ia lél, ô nuit ! Il bat le trille, prolonge les sons, les enfle, les étouffe, puis, à bout d'haleine, il arrête la dernière note d'un coup de gosier sec. Il se rengorge dans sa roulade, et, tandis que l'équipage éclate en applaudissements, je regarde à l'aventure le fleuve et les deux rives. Là-bas, bien en ligne sur un banc de sable fauve, une bande de grands vautours se chauffe au soleil ; les pattes écartées, le dos voûté, le cou plié et rencogné dans les épaules, les ailes ramenées en avant de chaque côté de la poitrine, ils reçoivent béatement la large coulée de lumière qui se répand sur leurs plumes et les pénètre de sa tiédeur. C'est ainsi que les vieux sculpteurs représentaient au repos le vautour de Nekhabit, la déesse protectrice des Pharaons et qui les ombrage de ses ailes. Séparez par l'esprit le plus gros de la bande, coiffez-le du pschent ou du bonnet blanc, mettez-lui le sceptre de puissance aux griffes, campez-le de profil sur la touffe de lotus épanouis qui symbolise la Haute-Égypte, vous aurez le bas-relief qui décore un des côtés de la porte principale au temple de Khonsou, mais vous aurez aussi, sous le harnachement, un vautour véritable la surcharge des attributs religieux n'aura pas supprimé la réalité de l'oiseau.
Un aigle pêcheur va et vient à vingt mètres au-dessus de nous en quête de son repas du matin. Il décrit des cercles immenses, en battant l'air lentement, puis soudain il s'abandonne et il glisse appuyé sur ses ailes, le corps suspendu entre elles, les pattes allongées, la tête tendue, interrogeant de l'œil les dessous de l'eau. À le voir filer ainsi, presque immobile, on dirait un épervier des sculptures thébaines, l'Horus qui plane sur le casque du Pharaon dans les batailles ou qui, déployé aux plafonds des temples, domine le trajet de la nef centrale des portes de l'hypostyle à celles du sanctuaire. Qu'il se laisse tomber tout à l'heure et qu'il se relève avec sa proie, il l'emportera du même geste et de la même allure dont l'Horus promenait à travers la mêlée son chasse-mouche mystique et son anneau symbole de l'éternité. Une bande d'ânes qui sort d'un creux derrière la digue, sous un faix de sacs gonflés, pourrait être celle-là même qui servit de modèle aux dessinateurs du tombeau de Ti pour la rentrée des gerbes. Le troupeau mi de moutons et de chèvres, qui suit trotte menu, se découpe d'un profil si précis qu'on le croirait composé uniquement de silhouettes en promenade ; c'est un tableau descendu d'une paroi antique pour aller au marché voisin. Et tandis que les rivages défilent avec leurs épisodes de vie contemporaine, je reconnais animés et de grandeur naturelle les bas-reliefs des hypogées, les bœufs qui se rendent aux champs de leur pas mesuré, le labour, les pêcheurs attelés à leur filet, les charpentiers qui construisent une barque ils ont installé leurs bers sur une plage en pente, et accroupis dans des attitudes de singes, ils clouent les membrures à force marteaux.
C'est du Nil que les créateurs de l'art égyptien prirent leur point de vue, lorsqu'ils s'ingénièrent à rassembler ces motifs isolés et à les graver harmonieusement dans les chapelles des tombeaux, pour assurer à leurs morts la continuation indéfinie de l'existence terrestre. Ils reléguèrent au bas de la muraille tout ce qui caractérisait la vie sur le fleuve même ou sur les canaux, les convois de bateaux chargés, les joutes de matelots, les scènes de pêche, la chasse aux oiseaux aquatiques. Plus haut, ils rangèrent les saisons de l'année agricole, le labourage, les semailles, les récoltes, le battage, la mise au grenier. Plus haut encore, ce sont les pâturages avec leurs bœufs ruminant à l'aise et par-dessus, touchant presque le plafond, le désert et les battues sur la piste des gazelles. Le panorama s'élargit ou il se resserre selon l'étendue des aires à couvrir, et tous les éléments qui le composent ne se retrouvent pas nécessairement reproduits partout : telle portion est supprimée chez l'un, développée chez l'autre ou amalgamée aux portions voisines, mais ce qui en est conservé se suit de bas en haut dans un ordre constant. Ces variations du thème antique se font et se défont à chaque instant sous mes yeux à mesure que la journée avance."


Extrait de Ruines et paysages d'Égypte, 1910, par Gaston Maspero (1846-1916), égyptologue français, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ayant succédé à Mariette, en janvier 1881, à la direction du Service des antiquités égyptiennes et du musée d’Archéologie égyptienne de Boulaq, au Caire.

La "valeur du travail égyptien", selon Adolphe Sala (Viator)

Le canal Mahmoudieh, par Léon Adolphe Belly (1827-1877)
 Alexandrie, décembre 1858.

"Revenons donc bien vite aux dahabiehs et au canal, sur les eaux duquel je les vois en si grand nombre attendant le moment de descendre, chargées des produits de la haute Égypte, jusque dans le port d'Alexandrie, où débouche le canal, ou bien prêtes à remonter vers les grandes eaux du Nil vers le Caire, où elles s'arrêteront à Boulak. C'est si grand plaisir d'apercevoir leurs grandes voiles blanches se dessinant comme des ailes de gigantesques oiseaux sur l'azur embrasé de l'horizon, quand le vent est, le moins du monde, favorable, ou de les rencontrer remorquées par leurs équipages et encombrées de voyageurs comme nos coches d'autrefois ! Les costumes y paraissent si pittoresques, soit que les fellahs y soient en majorité, avec leurs grandes robes ou tuniques bleues ou blanches drapées ou relevées à la juive et leurs simples tarbouches rouges sur la tête ; soit que les turbans blancs, rouges ou verts (ce sont ceux des fervents mahométans ayant fait le pèlerinage de la Mecque) y soient en plus grand nombre. Tout ce monde flottant s'établit par groupes, aux poses bibliques, dont l'aspect de nos voyageurs européens sur nos bateaux à vapeur, toujours plus ou moins turbulents, agités ou gesticulant, ne peut donner une idée.
Au reste, le canal Mahmoudieh est assez large pour que les mouvements de la navigation la plus active y soient très faciles : on le prendrait volontiers pour une rivière, rivière de main d'hommes dont les travaux, de creusement et de curage,exécutés dernièrement, ont fait comprendre la valeur du travail égyptien dans l'antiquité, quand les fellahs, assemblés en grandes corvées par le vice-roi, s'y croisaient par milliers comme des fourmis, dans un apparent désordre entremêlé de cris et de chants, et arrivant à faire en peu de temps des tâches que l'on aurait pu croire impossibles si l'on ne connaissait pas cette manière de travailler. 

C'est ainsi que l'on creusera sans doute le canal de Suez, dont on s'occupe tant en ce moment. Depuis que je vois l'Égypte, je crois, quant à moi, que, les machines aidant, on fera très facilement cette œuvre providentielle. Un de nos conducteurs des ponts et chaussées, qui a campé bien des mois dans le désert près de Suez, m'a donné sur ce sujet des renseignements que je pourrai plus tard vous transmettre. En attendant, sachez que l'on inaugure, aujourd'hui 4 décembre 1858, l'entrée des locomotives dans Suez. On disait aussi le chemin de fer impossible. Le vice-roi d'Égypte l'a voulu, et le chemin de fer est fait. Il en sera de même de ce fameux canal, dont Mohamed-Said aura encore les honneurs dans l'histoire, à moins que la politique égoïste de l'Angleterre n'y mette obstacle."

Extrait de Une excursion en Égypte, 1859, d'Adolphe Sala (1802-1867), officier de la Garde royale, ingénieur au canal de Suez, journaliste à "L'Opinion publique". A aussi écrit sous le pseudonyme “Viator”.

mercredi 5 juin 2019

"L'usage que les Égyptiens faisaient du zodiaque montre à quel point de perfection ils avaient élevé les sciences exactes" (Pierre-Dominique Martin)

Le Zodiaque de Dendéra - Département des Antiquités égyptiennes - musée du Louvre

 "Après la théologie, les Égyptiens avaient élevé les sciences et les arts à un tel degré de perfection, qu'il devient absolument impossible de tracer à leur gradation, une marche qui puisse en faire soupçonner l'origine. 
Pour se former une idée de ce haut point de perfection, il faut parcourir et contempler avec vénération, les temples et les palais encore existants dans la haute Égypte. Sans entrer dans la considération de la grandeur et de la beauté de ces monuments, on reconnaîtra aisément par les sculptures dont ils sont couverts, et surtout par les tableaux astronomiques dont ils sont enrichis, l'état de la science à des époques bien antérieures à leur construction. 
Un de ces palais, connu sous le nom de Memnonium, renfermait une bibliothèque composée de différents ouvrages publiés par les savants. Elle avait été formée par le roi Osymandias, antérieur d'un grand nombre de siècles à Sésostris, contemporain de Moyse. 
Ce même Osymandias avait fait entourer son tombeau d'un cercle d'or, divisé en 365 parties égales, en mémoire du perfectionnement de l'année vulgaire ou année vague, qui n'était auparavant formée que de 360 jours, auxquels on ajouta cinq jours à cette époque. Chacune des 365 divisions de ce cercle répondait à un des jours de l'année, et on y avait marqué les principales étoiles qui se levaient ou se couchaient ce jour là. Un tel calendrier ne pouvait certainement être que l'ouvrage d'un siècle savant et éclairé, et il doit supposer une suite d'observations assez longues pour en assurer la justesse.
Cette année, dont je viens de parler, qui servait à régler les fêtes et les sacrifices de la religion, est parvenue jusqu'à nous sous le nom d'époque de Nabonassar ; elle était appelée vague, parce que son commencement n'était jamais fixe. En effet, l'année solaire étant de 365 jours et 6 heures, il s'ensuit que, tous les quatre ans à peu près, le commencement de l'année vague, qui n'était que de 365 jours, devait rétrograder d'un jour, et par conséquent correspondre à tous ceux de l'année solaire dans un espace de 1460 ans, qui formaient le grand cycle divin. Cet inconvénient
était grave, mais toute intercalation était expressément défendue, parce que, en parcourant ainsi les saisons, les fêtes sanctifiaient successivement tous les jours de l'année solaire vraie. 
Pour remédier à cet inconvénient, on avait établi une année civile pour la culture des terres, pour les fermages et le paiement des impôts qui se prenaient sur les produits de la terre.
Le commencement de cette année civile était fixe et marqué, selon Ptolémée, au solstice d'été. Cette époque était remarquable pour l'Égypte, parce que c'est alors que commencent la crue et l'inondation du Nil, seule cause de la fertilité de ce pays, où il ne pleut jamais.
C'est d'après cette hypothèse du commencement de l'année au solstice d'été, que l'on a pu assigner aujourd'hui l'époque de l'érection des divers monuments qui présentent des zodiaques dans leurs décorations ; c'est même en suivant cette idée que l'on est remonté jusqu'à l'institution du zodiaque primitif. Il est certain que cette attribution de l'invention du zodiaque aux Égyptiens n'est pas due absolument au désir de relever et d'illustrer cette nation. D'abord, on en trouve sur plusieurs de leurs monuments les plus anciens, et en second lieu il n'est pas de pays sur la terre où la disposition des signes donne une explication aussi simple et aussi naturelle des phénomènes réguliers et annuels que l'Égypte présente. Je renvoie à la description des monuments, les détails relatifs à l'application de ce zodiaque primitif, au climat, au sol et aux travaux agricoles des Égyptiens. Il me suffit ici de faire remarquer que l'usage qu'ils faisaient de ce zodiaque montre à quel point de perfection ils avaient élevé les sciences exactes à des époques bien antérieures aux temps historiques." 


Extrait de Histoire de l'Expédition française en Égypte, 1815, par Pierre-Dominique Martin
(1771-1855) ingénieur au Corps Royal des Ponts et Chaussées, membre de la Commission des Sciences et Arts d'Égypte, et l'un des coopérateurs de la Description de ce pays, publiée par les ordres du Gouvernement français.

lundi 3 juin 2019

"La nature était le seul modèle que l'art égyptien pût copier" (comte Barry de Merval)

Philae, vers 1885, auteur non mentionné
 "La solidité est, à proprement parler, le seul principe de l'architecture égyptienne. Tous les autres lui sont subordonnés. C'est une raison de solidité qui fait incliner les murailles extérieures en forme de talus ; une raison de solidité qui dicte l'emploi des piliers et des colonnes ; une raison de solidité enfin qui, proscrivant les ouvertures extérieures, interdit l'usage des fenêtres et restreint celui des portes.
L'idée de grandeur se lie intimement à celle d'éternité. L'éternité est l'immensité dans le temps ; la grandeur est l'immensité dans l'espace. L'idée de grandeur devait logiquement se retrouver au fond de toute construction égyptienne. Celles que nous ont laissées les vingt-cinq premières dynasties, avant que l'influence grecque se fît sentir, nous présentent des dimensions colossales. L'esprit droit et simple des Égyptiens n'était pas propre à saisir des nuances. Il n'a pas compris que l'idée abstraite de la grandeur se traduisait dans une œuvre matérielle par l'ampleur et non par la grandeur réelle de l'ensemble. Pour lui, les deux notions d'ample et de grand se réduisaient à une seule. Cette confusion, dans laquelle sont tombés tous les peuples de la haute antiquité, provient de ce que dans la nature, tout spectacle grandiose se déroule sur une vaste scène ; la vue simultanée de la grandeur et du grandiose leur a fait regarder l'une comme la cause de l'autre. Erreur grave, qui devait les porter, pour reproduire l'impression de grandiose dans leurs monuments, à leur donner des proportions gigantesques.

(...) Les monuments égyptiens des trois premières périodes se ressentent de cette erreur. Leur plan est conçu sur des proportions immenses. Nul édifice ne peut se comparer aux pyramides de Gizeh ; transporté en Égypte, le colosse de Rhodes semblerait la statue d'un enfant auprès des colosses de Memnon, à Thèbes, et le Colisée lui-même, dont les dimensions étonnaient les Romains, semblerait près des ruines de Karnac un monument sans importance. 

(...) La nature était (...) le seul modèle (que l'art égyptien) pût copier. L'horizon droit n'y est limité par aucune ligne courbe. Le palmier, qui forme presque à lui seul la végétation de l'Égypte, pousse son tronc verticalement hors du sol. Les lignes horizontales et verticales sont les seules que présentent les paysages de la vallée du Nil : ce sont les seules que nous retrouvons dans l'architecture égyptienne. Nous avons déjà eu occasion de dire que le peuple égyptien n'était pas observateur et qu'il n'analysait pas ses impressions. Pour lui, chaque partie de l'horizon était limitée par une ligne droite. Pour les Grecs, au contraire, cette ligne tracée par la jonction apparente du ciel et de la terre, était courbe, et chaque fraction de cette ligne devait l'être aussi, quoique l'œil ne puisse s'en apercevoir. À strictement parler, on ne rencontre dans la nature aucune ligne droite : on ne devait en retrouver aucune dans les monuments. La courbe invisible des lignes des temples grecs est le secret, longtemps ignoré de nos archéologues, de leur extrême légèreté. Les Égyptiens n'eurent jamais recours à cet ingénieux procédé : les lignes horizontales de leurs monuments sont complétement droites : elles leur donnent plus de lourdeur, mais accentuent en même temps davantage leur caractère de solidité. Elles sont obtenues par une série de linteaux de pierre, qui forment les plafonds. L'emploi de ces linteaux était commandé par le système d'architecture qui proscrivait les lignes courbes, et non par la nécessité de recourir à eux pour relier deux colonnes l'une à l'autre. Les Égyptiens connaissaient en effet la voûte : ils l'employèrent de bonne heure dans les édifices où le plafond était masqué à l'extérieur. On en trouve de nombreux exemples dans les petites pyramides surmontant des tombes à Abydos, qui remontent jusqu'à la sixième dynatie, et où leur emploi a permis d'économiser la brique. On en rencontre aux hypogées de la dix-huitième dynastie, à Kournah-Murayi, près de Thèbes, où elles recouvrent la paroi de calcaire friable qui forme le plafond. On les trouve enfin dans les pyramides de Meraoui, qui doivent remonter à la fin du nouvel empire. L'emploi du cintre n'était donc pas inconnu, mais rejeté systématiquement."



Extrait de Études sur l'architecture égyptienne, 1873, par le comte du Barry de Merval (18..-19..)