vendredi 4 octobre 2019

"Tout a sa signification dans les monuments allégoriques de la vieille Égypte" (comte d'Estournel)


photo de Félix Bonfils, 1885
"J'avais devant moi la seule des sept merveilles de l'ancien monde qu'il ait été donné aux hommes de nos jours de contempler, car les six autres ont disparu, et la place même des trois que je suis allé chercher à Rhodes, à Halicarnasse et à Éphèse est ignorée.
(...) Je ne m'étendrai point sur l'historique des pyramides. Ici tout est doute et mystère. Ce qu'Hérodote et, après lui, Diodore regardent comme le plus probable, c'est que, environ mille ans avant notre ère, le roi Chéops ou Chemnis, puis son frère, puis son fils, élevèrent ces monuments immenses. Manéthon les attribue aux rois de la quatrième dynastie, cinquante et un siècles avant Jésus-Christ. Depuis, chaque savant a eu son système ; les uns voient dans la grande pyramide la sépulture d'Osiris ; les autres un observatoire astronomique. Enfin, ce que remarque Diodore que, de son temps, ni les historiens, ni les Égyptiens eux-mêmes n'étaient d'accord sur leur origine et leur but, est également vrai aujourd'hui, et dix-huit siècles de plus n'ont rien éclairci. Je ne répèterai donc point ce que tout le monde a lu, pas même l'anecdote scandaleuse de la fille de Chéops. Je m'assis sur les débris de la chaussée, en gros blocs, qui jadis servait d'avenue à la nécropole, et je contemplai en silence ce prodigieux spectacle. Je croyais toucher à la grande pyramide quand j'en étais encore à un quart d'heure de marche.
À ma droite, le sphinx à demi ensablé, déployant sa longue croupe, élevait de trente pieds sa tête mutilée avec une grâce et une majesté dont les efforts du temps et du vandalisme n'ont pu effacer le sentiment. Le rocher calcaire dans lequel il a été taillé est le même qui sert de fondation et probablement de noyau aux pyramides. La pierre, tout usée qu'elle est, laisse encore deviner les contours que la main de l'artiste lui avait imprimés, et la couche de couleur imitant le porphyre dont elle était revêtue. Quelques doctes ont cru que ce sphinx était l'œuvre et peut-être le portrait d'un Touthmosis, pharaon de la dix-huitième dynastie, le même dont Joseph fut ministre. Quoi qu'il en soit, ce colosse symbolique, énigme personnifiée, sentinelle avancée des tombeaux, semble placé là pour exprimer le mystère dont le trépas enveloppe ses secrets et le doute qui s'élève dans l'âme du mourant à l'approche de son heure suprême ; car tout a sa signification dans les monuments allégoriques de la vieille Égypte."


(extrait du Journal d'un voyage en Orient, publié en 1844, de François de Sales, Marie, Joseph, comte d'Estourmel (1783 - 1852), homme politique français)

Le grand temple d'Amon, sous le regard de Myriam Harry

Le temple de Louqsor, vu du Nil, par David Roberts (1796-1864)

"Mais vous ai-je dit ce qu'est Louqsor ? Tout le monde sait, naturellement, que c'est un des hivernages les plus élégants pour altesses étrangères et touristes romantiques ; mais son nom n’est pas, comme l’a cru un mien petit ami, l'impératif anglais, mal prononcé par tous ces marmots fellah qui courent derrière vous avec des scarabées : "Look sir ! Look sir !"
Non, Louqsor est le nom estropié de l'arabe Elkousour, c'est-à-dire: "les Châteaux", parce que la ville primitive s'était tout entière blottie dans le grand temple, - pour les Arabes, les temples sont des châteaux, - comme c'est encore le cas à Palmyre.

Cette "Ville des Châteaux" n'était qu'une très petite partie de l'immense Thèbes, divisée déjà, sous la dix-huitième Dynastie, en deux villes distinctes, la Thèbes du Nord, aujourd'hui Karnak, et la Thèbes du Sud, notre Louqsor, situées toutes deux sur la rive droite du Nil, alors qu'une troisième ville s’étendait sur la rive gauche, la rive occidentale, la Thèbes des Morts, la capitale d'Osiris, avec ses hypogées, ses temples, ses "doubles" colossaux, ses ateliers d'embaumements, ses prêtres, ses sorciers, ses artistes, ses mineurs, aussi peuplée, aussi animée que la Cité des Vivants.
Le temple le plus célèbre dans l'antiquité et le plus beau encore aujourd'hui, par ses proportions harmonieuses, le grand temple d'Amon se trouve là, à côté, dans la ville méridionale.
Et elle devait être prodigieuse, cette colonnade, alignée sur un front de plusieurs centaines de coudées, si près du Nil que ses géants piliers de papyrus ressemblaient à une futaie lacustre surgie du fleuve sacré et s’y reflétant. Un escalier monumental permettait aux prêtres et aux dieux de s’embarquer directement pour les processions fluviales qui longeaient la rive d’un bout de la ville à l’autre, ou pour les solennités funèbres, quand il fallait traverser le Nil et aborder à la cité du Soleil-Couchant.
Mais, depuis, les alluvions millénaires ont rehaussé et élargi la berge ; la forêt de roseaux de pierre, séparée du Nil par un quai moderne, se trouve en contre-bas, et c’est vers le temple que nous descendons par un escalier.
Naguère encore, paraît-il, à l'époque des crues, le fleuve débordant transformait la grande nef en un lac paisible, où buffles et gens venaient, aux heures torrides, se prélasser. Aujourd'hui, le Service des Antiquités a protégé le temple par un mur contre les inondations. Il en a expulsé les Arabes et leurs bêtes, mais il est impuissant à le défendre contre les magasins d’antiquaires et de photographes qui le serrent des coudes et contre l’arrogance du Winter-Palace, qui le toise de toute la hauteur de ses prétentieux étages. La majesté de ses lignes en paraît amoindrie ; son harmonie, sa divine proportion sont faussées et ramenées à l'échelle humaine.
Mais, dès qu'on y pénètre, quelle gravité exquise ! Avec quel ravissement on erre - surtout sans co-touristes - dans le silence de ses hypostyles, de ses parvis, sous ses portiques, entre ces colonnades, cette profusion des colonnades, gerbes colossales de papyrus, monstrueuses tiges de lotus, liées en faisceaux par une fleur sacrée, épanouie ou fermée, selon que la tête mystique soutenait les ténèbres ou ouvrait les salles au ciel.
Aujourd’hui, hélas ! le temple ne connaît plus ces jeux de l'ombre et de la lumière dont il tirait son charme et sa puissance. Le soleil, le torride soleil, l'incendie sans relâche ; la lune l’inonde avec une égale splendeur.
Il n'a plus ni secret, ni sortilège, ni effroi. Le Saint-des-Saints, lui-même, reculé au fond de toutes ces chapelles, de toutes ces salles, pour augmenter le religieux mystère, le Saint-des-Saints, emmuré, enténébré, où seul, Pharaon entrait conférer avec les dieux, est ouvert à tout venant, et nous y apercevons - ô stupéfaction ! - un Christ badigeonné, les bras étendus sur un stuc qui s'effrite pour rendre la place aux hiéroglyphes originels."



extrait de La Vallée des Rois et des Reines (Au pays de Toutankhamon), 1925, par Myriam Harry (Maria Rosette Shapira), 1869 - 1958, femme de lettres française, grande voyageuse, membre et première lauréate du prix Femina - Pseudonyme de Maria Shapira, épouse du sculpteur Émile Perrault-Harry.  L'ouvrage dont un extrait est reproduit ici a été dédié, par son auteure, à Henri Munier, bibliothécaire du Musée égyptien, au Caire.

dimanche 29 septembre 2019

Réflexions devant le "ka" de Toutankhamon, par Myriam Harry

photo de Harry Burton 
© Copyright Griffith Institute, 2005
 Toutankhamon (texte publié en 1925, trois années seulement après la découverte du tombeau du pharaon par Howard Carter)

"Il est là-haut, dans une galerie du grand musée du Caire, près du cénacle des royales momies, celui qui aurait dû être un pharaon heureux, puisque son histoire ne commence qu'après sa migration dans l’autre monde.
Il est là-haut, depuis ce matin, celui qui assimilé aux rois hérétiques, s'appelait Image-Vivante-du-Disque-Solaire : Tout-Ankh-Aton, avant d’apostasier pour une couronne, ou plutôt pour deux - celles de la Basse et Haute-Égypte - avant de prendre le nom de Image-Vivante-d'Amon, le dieu de vieille orthodoxie de Thèbes.
Si je dis qu'il est là-haut, c’est une façon métaphysique de parler ; car sa momie repose encore, inviolée, avec ses secrets, ses enchantements, ses trésors, sous un catafalque d'une magnificence inouïe, dans l'asile sépulcral, creusé, il y a plus de trente-trois siècles, dans les entrailles de la Vallée désolée.
C'est son "double" qui est là, le ka mystique, sorte d’ange gardien durant la vie, espèce de remplaçant après la mort, si le corps embaumé venait à se détériorer ou à disparaître ; ombre compacte, si j'ose dire, d'un être devenu lumière ; support matériel de l’âme, qui, sous forme d'oiseau, voltige librement par les deux mondes ; mais revient toujours, tendre colombe voyageuse, se percher sur sa statue funéraire, qu'elle anime par son éphémère présence.
Et, afin que cette grande vagabonde puisse reconnaître son ancien habitacle - la momie, elle, change tellement de traits ! - il faut que le "double" soit le plus ressemblant, qu'il reproduise - mais il peut être une miniature ou un colosse - l'attitude, la pose, la vêture et surtout le contour et la coloration du visage.

Les sculpteurs égyptiens ne s’évertuaient pas comme ceux de nos jours d'idéaliser leur modèle, puisque à jamais enfouies dans les ténèbres, leurs œuvres n'étaient pas destinées à charmer les yeux des vivants. Ils l’éternisaient en le stylisant, le représentaient, selon l’admirable vers de Mallarmé :
Tel qu'en lui-même, enfin, l'Éternité le change.
La statue funéraire cessait même d’être une image ; c'était l'être en personne qu'une formule magique, son nom pieusement prononcé, suffisait à ranimer devant le dieu Osiris, dans le Royaume du Silence.
Sculpter se disait en égyptien : donner la vie.
La forme était une condition de l'immortalité. La momie et le ka détruits, le mort s'évanouissait définitivement. On faisait donc les "doubles" en matière dure et colorable, en albâtre ou en bois de sycomore, arbre sacré, à l'ombre duquel venaient s’asseoir les dieux, et dont la résistance et l'amertume décourageaient le temps et les vers.
Le ka de Toutankhamon est en cœur de sycomore peint. Bien que divinisé en Pharaon des Ombres, on sent la ressemblance avec le roi adolescent, débile de corps, faible de volonté et qui mourut dernier de la puissante dix-huitième Dynastie, sans enfants et, probablement, tuberculeux.
Oui, tuberculeux, il devait l'être, avec cette poitrine étroite, recouverte d’une large collerette d’or comme une cuirasse d'écailles talismaniques ; avec ses poignets graciles, ses frêles bras protégés de massifs anneaux.

Et quelle grâce languide dans cette main qui laisse retomber la crosse pharaonique, devenue trop pesante, alors que l’autre main tient, rejeté par-dessus l'épaule, le "fouet magique", ce chasse-mouche, national dont, aujourd’hui encore, aucun Égyptien bien né ne saurait se passer.
L'uræus tutélaire a beau se dresser sur le front, tout gonflé de venin enflammé, tout luisant de magnificence bleue, il ne saurait lutter contre la mélancolie des yeux que le cercle d’antimoine, en les élargissant démesurément, accentue encore ; et le fard rose vif ne parvint pas à masquer l'aspect souffreteux du visage : ce petit nez de gosse trop pincé dans des joues trop creusées autour d’une bouche trop sensuelle, dont les lèvres onduleuses et légèrement entr’ouvertes, semblent figées, en un baiser éternel."



extrait de La Vallée des Rois et des Reines (Au pays de Toutankhamon), 1925, par Myriam Harry (Maria Rosette Shapira), 1869 - 1958, femme de lettres française, grande voyageuse, membre et première lauréate du prix Femina - Pseudonyme de Maria Shapira, épouse du sculpteur Émile Perrault-Harry. 
L'ouvrage dont un extrait est reproduit ici a été dédié, par son auteure, à Henri Munier, bibliothécaire du Musée égyptien, au Caire.

mardi 10 septembre 2019

"Naviguer sur le Nil, parcourir ses poétiques rivages : quelle tentation" (Émile Bourquelot)

cliché daté de 1890 - auteur non identifiable
"Voir le beau ciel d'Égypte, saluer les Pyramides et les Sphinx, contempler les monuments les plus vieux et les plus gigantesques du monde, naviguer sur le Nil, parcourir ses poétiques rivages, faire connaissance, ne fût-ce que pendant quelques jours, avec les modernes habitants du mystérieux empire des Pharaons, saisir en passant quelques détails de mœurs locales : quelle tentation! Quelle enivrante perspective ! Aucun pays n'exerçait sur moi une attraction plus magnétique. Fouler ce sol légendaire, y évoquer le charme et la puissance des souvenirs, voilà un rêve qui m'obsédait depuis longtemps et que je suis enfin parvenu à réaliser.
Deux excursions en Algérie m'avaient quelque peu initié aux fatigues et aux émotions d'un voyage d'outre-mer. Mais une des principales difficultés d'un déplacement lointain n'est-elle pas de se mettre en route ? Que d'obstacles de tout genre viennent assaillir et contrarier au dernier moment le touriste le mieux préparé, retarder son départ et souvent le rendre impossible !
Aussi, lorsque j'annonçai ma résolution définitive à mes amis : Comment, me disaient les uns, vous allez vous aventurer en Égypte ! Quelle imprudence ! Plusieurs cas de choléra viennent d'y être signalés ! Vous savez sans doute que les fièvres paludéennes qui règnent constamment à Alexandrie sévissent de préférence sur les nouveaux débarqués.
Vous n'ignorez pas, ajoutaient les autres, que, depuis le dernier soulèvement militaire, cette contrée se trouve en pleine crise politique et sociale. Une révolution est imminente et si elle éclate pendant votre séjour, vous serez exposé aux plus graves dangers ; puis vous partez trop tard, la chaleur est déjà intolérable, gare les insolations, les ophtalmies, les dysenteries, les crocodiles, le bouton du Nil, etc.
Enfin, j'étais d'avance un homme condamné à mort.
On conviendra que ces craintes plus ou moins chimériques, exprimées avec l'accent d'une conviction profonde, ces avertissements dictés par un intérêt sincère, étaient peu encourageants, aussi, fallut-il m'armer d'une certaine fermeté pour persister dans mon projet, malgré ces pronostics alarmistes.
Donc, le 28 février 1882, accompagné de ma femme et du neveu affectionné qui nous avait déjà suivis en Algérie, je prenais congé à Longueville d'excellents amis qui de Provins avaient tenu à m'escorter jusqu'à cette première étape d'un parcours de plus de huit cents lieues. Durant le trajet, mes sympathiques compatriotes se plaisaient à me féliciter sur mon air résolu et confiant, presque martial. Qu'auraient-ils dit s'ils m'avaient vu coiffé du casque indien, couvre-chef indispensable à l'excursionniste qui affronte le soleil tropical de l'Afrique !
Le surlendemain, dans l'après-midi, nous montions à bord du Scamandre, qui devait nous débarquer à Alexandrie, après une escale de quelques heures à Naples."


extrait de Promenades en Égypte et à Constantinople, 1886, par Émile Bourquelot (1824-1896), bibliothécaire et conservateur du musée de Provins, officier d'Académie

Crépuscule d'Égypte, décrit et peint par Narcisse Berchère

L'abreuvoir au crépuscule, par Narcisse Berchère
"Ce soir j'ai fait la découverte, à l'extrémité des jardins, d'un charmant tableau, une toile fine et délicate que Marilhat eût signée.
Le soleil se couchait dans un ciel pur traversé par quelques nuages roses ; le fond de la plaine était éclairé encore par ses rayons obliques, et un troupeau de buffles regagnait le village, à travers la poussière qu'il faisait voler sous ses pas. Sur le premier plan déjà dans l'ombre une petite mare reflétait le ciel dans ses eaux brillantes ; à gauche apparaissaient quelques maisons basses, et sur les terrains au-dessus de l'eau s'élevaient de beaux groupes de dattiers dont les colonnes brunes tranchaient sur le fond doré du ciel, et dont les palmes bruissaient agitées par les disputes et les vols de petits hérons garde-bœufs qui étaient venus y chercher un abri. Le tout était composé d'une façon fort simple et noyé dans ces tons doux, chauds et lumineux particuliers au climat d'Égypte où l'atmosphère est incessamment rafraîchie par l'évaporation des eaux du Nil et de ses canaux.
L'heure était délicieuse, le crépuscule descendu sur la plaine laissait briller le croissant de la lune comme une faucille d'or, et, quittant la petite mare, M. G. et moi nous nous mîmes à marcher à travers les campagnes endormies. 

- Ce pays est beau, me dit mon compagnon, comme paraissant continuer une rêverie commencée, et étendant la main vers l'horizon qui se fondait dans une brume légère ; j'aime ses lignes tranquilles, son ciel transparent et profond, si pur que le nuage qui passe semble une caresse de plus ; son calme, sa sérénité m'offrent une image de l'éternel et de l'immuable ; j'y suis heureux, et je sens descendre en mon cœur comme quelque chose d'apaisé et de satisfait. Je ne connais rien de l'Égypte encore ; mais le hasard m'a bien servi en me donnant pour séjour la terre de Gessen. Tout ici m'intéresse depuis le sol jusqu'aux populations qui nous entourent ; vis-à-vis de ces hommes drapés à longs plis, de ces Arabes vivant sous la tente, je puis croire encore aux peuples pasteurs, et mon imagination n'a pas grand effort à faire pour me transporter aux temps bibliques et me laisser vivre un instant du passé.
- Oui, ce pays est beau, lui répondis-je, et si vous y restez longtemps, comme je le pense, et si vos loisirs vous permettent de parcourir l'Égypte entière, l'admiration que vous montrez pour l'Ouady deviendra plus grande et plus légitime, étant complétée par ce qu'il vous reste à connaître."



extrait de Le désert de Suez : cinq mois dans l'isthme, 1863, par Narcisse Berchère (1819 - 1891), peintre et graveur français. 

 

dimanche 8 septembre 2019

"La grande falaise occidentale, où, depuis tantôt six millénaires, dorment les morts d'Égypte", par Maurice Pillet

La Vallée des Rois, par Antonio Beato (1825 ? - 1905)

"Pour les anciens, le Nil était dieu, ils l'appelaient Hâpi et la crue était déterminée par la chute d’une goutte d'eau céleste tombant dans son cours.
Passons le grand fleuve et abordons sur l'îlot sablonneux qui fait face à Louxor. Auprès des barques fines et blanches, chargées de touristes élégants, se balancent les lourdes felouques aux flancs couverts de goudron. Bestiaux et petits ânes s’y entassent au milieu des cargaisons de fruits ou de légumes, de fourrages, de cannes à sucre ou de poteries, et, sur les plats-bords, s’agite la foule pittoresque des fellahs, en grande robe noire, la tête ceinte du turban.
Cris, poussées et disputes, coups même, accompagnent le débarquement dans l’eau, à quelques mètres de la rive, puis chacun prend ses sandales à la main et se hâte vers le village voisin, qui à pied, qui sur la croupe d'un bourricot, portant de lourdes charges ou poussant devant lui vaches, chèvres ou moutons.
La rive à nouveau devient solitaire, les mariniers causent ou s’endorment au soleil tandis que la felouque, noire et vide, se balance mollement, attendant d'autres pratiques.

Parfois, c’est un mort qui passe l’eau, avec tout le cortège des parents et des pleureuses. Groupée sur la rive, la foule des obsèques a salué l'ami allant à son dernier repos ; la barque est partie lentement, sa haute voile d'abord hésitante s'est gonflée, puis, peu à peu, le murmure du clapotis a grandi sous l’étrave. Au débarcadère, le petit groupe reformé derrière les porteurs, chante la profession de foi islamique : "La ilâh illa llâh ! Mohammed rasoul Allah !" À travers sables, champs et canaux, ils s’en vont ainsi vers la grande falaise occidentale, où, depuis tantôt six millénaires, dorment les morts d'Égypte.
Au temps les plus lointains, cette rive fut, en effet, la grande nécropole de Thèbes. Là, après avoir traversé les riches cultures de cannes ou de maïs, nous trouverons les vestiges des palais et les ruines imposantes des temples funéraires royaux, les milliers de tombes des princes et des hauts fonctionnaires du Moyen et du Nouvel Empires égyptiens qui par brillèrent quelque 3000 et 4000 ans avant nous.

En lisière des cultures de la plaine, ce sont les temples, dont les deux colosses surnommés Memnon, sont les sentinelles veillant sur la cité des morts ; en arrière, au milieu des sables et des éboulis des falaises, le tombes se creusent dans le roc des collines précédant la falaise libyque ; plus loin, là-bas, dans les replis d'un vallon montagneux, caché derrière la haute cime dominant le rebord du plateau désertique, c'est le lieu de repos choisi par les grands pharaons. Ils vinrent s'y cacher, au milieu de leurs plus chers trésors, dans l'obscurité brûlante d'une montagne aride où Râ-Osiris disparaissait chaque soir, après avoir vivifié la terre d'Égypte.
"Que nul, dirent-ils, ne vienne troubler notre repos au séjour des dieux !" Et depuis des dizaines de siècles, sépulcres profanés et richesses enlevées, sarcophages et momies brisés, leurs corps sont jetés au hasard. Dès l'époque grecque leurs tombes, ouvertes, étaient un objet de curiosité et chaque jour, maintenant, touristes et savants hantent l'asile sacré des ombres royales."

extrait de Thèbes - palais et nécropoles, 1930, par Maurice Pillet (1881-1964), attaché à l’Institut français d'archéologie orientale au Caire, directeur des travaux de Karnak

jeudi 5 septembre 2019

L'origine et l’évolution de la décoration murale dans les tombes de l'Égypte ancienne (par Jacques Vandier)

tombe de Roy - TT 255 - XVIIIe dynastie (photo Marie Grillot)

"Les tombes décorées, dans l'Égypte ancienne, sont inégalement réparties dans le temps et dans l'espace. D'une manière générale, on peut affirmer qu’elles ont toujours été une exception ou, si l'on préfère, le privilège des hauts fonctionnaires, politiques, administratifs ou sacerdotaux, et c’est la raison pour laquelle elles se trouvent, habituellement, groupées à proximité des résidences royales ou des capitales provinciales. Dans leur immense majorité, les Égyptiens, après leur mort, étaient déposés dans des tombes, plus ou moins vastes, mais immuablement muettes.
Cette différence de traitement devant la mort, prolongation des inégalités sociales, entraînait, évidemment, un avantage pour les puissants de ce monde, et, pour le commun des mortels, un désavantage certain, sur lequel on aimerait avoir des précisions. 

La décoration des plus anciennes tombes ayant un caractère purement civil, on a cru, longtemps, que la décoration des tombes n’avait pour unique objet que de souligner le bonheur terrestre du disparu et d’en prolonger le souvenir, non seulement chez ses descendants, mais aussi dans l'esprit ou l'imagination de tous ceux qui pouvaient passer auprès de sa tombe. Plus tard, Maspero supposa que les scènes représentées dans les tombes devaient créer magiquement, pour le défunt, la réalité de ce qu'elles figuraient. Plus récemment, on eut recours à des interprétations plus objectives et plus matérialistes : pour Erman, par exemple, les scènes des tombes ne font qu’éterniser la joie de la propriété et le plaisir que procure une œuvre d'art ; pour Kees, il s'agirait d’un procédé commode pour exciter la générosité des survivants impressionnés par la puissance passée du défunt. 
En fait, aucune de ces explications n’est entièrement à rejeter : il nous paraît évident que la vanité humaine n’a pas été absolument étrangère à l'usage de décorer les chapelles funéraires, mais il est non moins évident qu’un souci utilitaire est venu s'ajouter, et, cela dès l’origine, à ce sentiment naturel. Les offrandes étant nécessaires à la vie d’outre-tombe, il était indispensable d'encourager d’une manière sensible, grâce à l'étalage des richesses passées, la bonne volonté des survivants. Nous ne pensons pas, cependant, que les Égyptiens anciens aient été assez naïfs pour supposer que l’importance de la décoration murale de leurs tombes ait suffi à leur assurer éternellement les offrandes funéraires.
Aussi l’explication magique de Maspero, en dernière analyse, nous semble-t-elle être la plus satisfaisante : le mort se créait pour sa vie future un monde heureux, exactement calqué, mais sans les ennuis qui ne sont jamais absents de l’existence d'un homme, sur celui qu’il avait connu sur terre, et ce bonheur ne pouvait lui être enlevé que si la tombe elle-même était détruite. C'est la raison pour laquelle les textes des tombes, notamment à l'Ancien Empire, sont si lourds de menaces à l’égard des éventuels violateurs de tombes. 

Ce sentiment, ou, plutôt, ce complexe de sentiments a dominé jusqu’à la fin de la XVIIIe Dynastie. À cette époque, on commence à mettre l’accent sur la piété personnelle du défunt, en le représentant en prière ou en adoration devant un certain nombre de divinités. À partir de l’époque ramesside, c’est le caractère religieux qui l’emporte dans la décoration des tombes, et les scènes purement profanes deviennent exceptionnelles. Nous ne savons pas, naturellement, si les anciens habitants de la vallée du Nil ont réellement éprouvé les sentiments que nous venons de leur prêter, mais l’interprétation proposée a au moins l'avantage de donner une explication logique de l'origine et de l’évolution de la décoration murale dans les tombes."

(Jacques Vandier, Manuel d'archéologie égyptienne, tome IV, Bas-reliefs et peintures - Scènes de la vie quotidienne,  1964)