samedi 12 octobre 2019

Les chadoufs sont "connus sans doute en Égypte de toute antiquité" (Maxime Du Damp)





Le chadouf, par Louis-Hippolyte Mouchot (1846-1893)
"Partout où se sont amoncelées les maisons d'un village, se balancent des palmiers ; autour d'eux verdoient des cotonniers, des indigotiers, du henné, du maïs, des bamiehs, des colocazias, des cannes à sucre, du blé, de l'orge, du tabac, des fèves, du trèfle ; près des habitations, presque toujours construites aux bords d'un petit étang oublié par l'inondation, s'épanouissent des bouquets de ricins sauvages et de cassis à fleurs jaunes, des gommiers, des tamarix, des mimosas, de rares nopals, des sycomores et des grenadiers. 
Au milieu des champs s'élèvent çà et là des cônes en limon desséché, sortes de piédestaux rustiques, sur lesquels monte une femme armée d'une fronde. Vêtue d'une lourde robe de laine, debout sous le soleil qui la mord, elle lance des pierres et pousse des cris contre les bandes d'oiseaux voraces qui s'abattent sur les récoltes. 
Cependant les hommes travaillent aux chadoufs afin de pouvoir arroser les cultures toujours altérées sous ce ciel ardent qui les brûle. Ces chadoufs sont très simples et connus sans doute en Égypte de toute antiquité, car on les retrouve tels qu'ils sont aujourd'hui dans les peintures des spéos de Beni-Haçan et d'El-Kab. Ils sont composés d'un levier suspendu vers le tiers de sa longueur sur une traverse horizontale que soutiennent deux montants verticaux enfoncés au sommet des berges du Nil. La branche la plus courte du levier est alourdie d'un contre-poids de terre durcie, et sa branche la plus longue porte une verge de bois rattachée par un lien flexible ; de sorte que pendant les mouvements d'inflexion du levier, cette verge reste toujours verticale. À son extrémité inférieure pend un seau de cuir que le moindre effort fait plonger dans l'eau et dont on déverse le contenu, soit dans un canal circulant à travers les terres, soit dans une cavité où un autre chadouf vient le prendre ; j'ai vu quelquefois, lorsque les rivages sont hauts, jusqu'à cinq étages de ces primitives machines que manient des hommes nus et haletants. Dans certains districts, les fellahs y travaillent jour et nuit, et souvent sur ma barque, lorsque je ne dormais pas, j'entendais dans le silence et l'obscurité, monter lentement vers le ciel le chant plaintif de ces malheureux que nul repos ne délasse."
 
extrait de Le Nil : Égypte et Nubie, par Maxime Du Camp (1822-1894), écrivain, photographe, membre de l’Académie française

Les hypogées de Scheykh-Abd-el-Qournah "ne laissent pas de captiver par le détail de travaux et de professions qu'aucun autre monument ne présente avec la même fidélité" (Charles Viénot)

 
tombe de Rekhmirê - illustration extraite de https://www.osirisnet.net 
"On n'a jamais fini avec les tombes égyptiennes. Nous nous imaginions avoir visité hier les plus remarquables, or voici qu'on nous promet d'autres merveilles dans les rochers d'une des collines enserrant Deir-el-Bahâri. À la vérité, il ne s’agit plus ici de royales sépultures, mais, pour être consacrés à des cendres moins augustes, les hypogées de Scheykh- Abd-el-Qournah ne laissent pas de captiver par le détail de travaux et de professions qu'aucun autre monument ne présente avec la même fidélité. 
La principale excavation porte le n° 35, et le nom d'un personnage appelé Rekhmara, dont on ne sait rien, si ce n’est qu'il vécut sous le règne de Thoutmès III. Les chambres n’y ont pas la même ordonnance qu'aux tombeaux des rois : plus de couloir en pente rapide, mais une salle pour les visiteurs ; à la place du sarcophage, un puits de momie.
Sans nous arrêter au défilé des étrangers amenant, selon la coutume, toute sorte de tributs, nous pouvons contempler enfin sur l'original ces tableaux si connus, si vrais des métiers égyptiens. Nulle part n'a été figuré comme ici le travail du sculpteur. C’est une statue assise, un sphinx étendu qu'on s'occupe à polir. Deux praticiens, à la tête rase, nettoient la pierre : l'un tient un vase d’eau, l’autre un bâton garni de chiffons ; un homme les surveille, sans doute l'artiste, il a des cheveux ! Plus loin, trois étages de planches se dressent autour d'un colosse debout, à demi engagé dans le bloc. À la hauteur du front, l'ouvrier assis, une jambe repliée sous le corps, l’autre pendante, frotte le pschent d’une seule main, laissant retomber la gauche sur sa cuisse ; vis-à-vis, son compagnon armé d’un encrier et d’un pinceau, trace au dos les contours des hiéroglyphes qu’entaillera le graveur. Quoi de plus naturel que l’abandon de ces poses ? ce n’est pas le modèle, c’est l'artiste qu'elles nous font voir.
La scène du tribut payé en blé est rendue avec le même bonheur ; on y distingue nettement cette hiérarchie de la taille humaine qui a été si longtemps le principe de l'iconographie. Selon l'importance de leur charge, les officiers du roi se rapprochent plus ou moins du simple contribuable ; le roi domine sur tous, il a dix fois la hauteur de ses sujets. 

Le tableau le plus important au point de vue de l’histoire est le chantier pour la fabrication des briques. Aucun trait n’y fait défaut : la terre, gâchée à l’aide de cet instrument en forme de compas, qui est le type des outils égyptiens, la mise en moule, l’exposition au soleil, le transport des matériaux, jusqu'aux vertes eaux du bassin semé de nénuphars, tout est représenté avec une scrupuleuse minutie. Dans ces ouvriers, distingués par leur couleur, leur taille, l’usure de leurs vêtements, des surveillants qui les mènent à la baguette, dans ces "captifs pris par Sa Majesté pour construire le temple de son père Ammon", faut-il voir les Aperiu mentionnés par deux documents du temps ? Ramsès II se servit certainement d'étrangers pour ses constructions, et nul doute que les Hébreux n'aient payé cet onéreux tribut, puisque le fondateur du Ramesseion passe à bon droit pour le premier Pharaon persécuteur ; mais en conclure que les ouvriers de ce tombeau sont des Hébreux, c’est outrepasser la certitude, c’est s'exposer à des contradictions que de nouvelles découvertes peuvent rendre victorieuses."

extrait de Les bords du Nil - Égypte et Nubie, 1886, par Charle(s) Viénot - aucune précision disponible sur cet auteur

vendredi 11 octobre 2019

Le Nil "invite à la navigation reposante, lente et nonchalante" (Henry Bordeaux)

par Auguste Louis Veillon (1834 - 1890)
"Le Nil : je crois bien l'avoir vu sous tous les éclairages, presque blanc à l'heure de midi, rose le matin et doré le soir, et, la nuit, tantôt d'un bleu sombre comparable à ces émaux du trésor de Tout-Ank-Amon qui représentent les ailes ouvertes de quelque déesse, peut-être Hator, déesse de la mort, tantôt assez limpide pour refléter les étoiles, tantôt coupé dans sa largeur par l'épée d'argent resplendissante de la lune. Ce salon avec une terrasse sur le fleuve que j'ai traversé si souvent, à toutes les heures nocturnes, dans l'inquiétude d'une chère malade, bientôt guérie, et si gaie dans sa pleine guérison, me livrait au passage toute une suite d'images inoubliables. Les peintres ont refait le même paysage avec des effets de lumière différents. Mes yeux en ont emporté une série indéfinie. Je n'ai qu’à les fermer pour assister à leur défilé.
Et cependant le Nil n'est point si large à Luxor, et point si profond. Au Caire, il s'étale bien davantage. Comme je m'en étonnais et m'informais, dans mon ignorance géographique, s'il ne recevait pas des affluents, il me fut répondu qu'au contraire on prélevait sur lui des canaux. Mais l'Égypte est la terre des miracles. Cependant, il est tout animé par les bateaux, et surtout par les voiliers qui le sillonnent. Il a plutôt l'air d'un lac que d'un fleuve. Il invite à la navigation reposante, lente et nonchalante. Désireux d'éviter la fatigue et de ramer le moins possible, les bateliers préfèrent, quand il n'y a pas de vent, vous exposer et vous cuire au soleil en carguant vainement les voiles pour recueillir le moindre souffle d'air. Mais s'il y a du khamsin, on file à toute allure et l'on risque de ne pas aborder. La forme des voiliers, avec la proue et le poupe relevées, n'a pas changé depuis les bas-reliefs qui représentent les barques apportant les offrandes aux dieux."




extrait de Le visage de Jérusalem et Le Sphinx sans visage, 1948, par Henry Bordeaux (1870 - 1963), avocat, romancier et essayiste français, membre de l'Académie française

mercredi 9 octobre 2019

"Me voici au Caire. Éblouissement..." (Roland Dorgelès)

entrée du Mouski (le Caire) - auteur et date non identifiables

"Quelques heures de chemin de fer, à travers une campagne plate, aux villages de torchis, et me voici au Caire. Éblouissement...
Surtout, quand vous y arrivez, ne vous empressez pas de courir au Nil, ne vous faites pas conduire d'urgence aux Tombeaux des Califes, ne demandez pas, sitôt débarqués, le chemin des Pyramides : commencez par aller au Mouski. Perdez-vous dans ce grouillant quartier des bazars, ce dédale d’échoppes et de mosquées, de vieilles portes à stalactites et de pauvres écoles ; enfoncez-vous dans ces ruelles malpropres où les cochers arabes vous étourdissent de leurs cris et où les petits ânes vous bousculent ; tant pis, pataugez dans les immondices, supportez les mendiants accrochés à vos basques, et les gamins en loques, plus tenaces encore, oubliez votre fatigue et marchez-y des heures, du marché aux épices au bazar aux tapis, de la Porte des Barbiers à la mosquée Mouayad : ce qui reste d'Orient est là.
Confusion sans pareille de masures et de richesses, d'archaïsme et de nouveautés. Le policier en moto renverse le devin aveugle et la bédouine tatouée marchande des briquets. Une impasse fétide, puis, subitement, une cour de petit palais...
Que d’heureux moments j'ai passés dans ce Mouski, le matin surtout, en sortant d'El Azhar, à l'heure la plus animée, lorsque les toulbas de l'Université se mêlent aux touristes et qu’on ne peut plus avancer dans le Souk aux chrétiens. Je discutais, sans comprendre, avec les boutiquiers qui voulaient me vendre je ne sais quoi, j’allais de l'ombre au soleil, je humais l'odeur forte du cuir dans le bazar aux babouches, puis les parfums du marché aux épices, où l’on sert goutte à goutte des huiles d'Arabie. Chaque jour, un nouveau coin se révélait : une ruelle soudanaise, où des noirs vendent des noix de coco et de la gomme en sac ; l'antique porte de Metoualli, aux battants hérissés de clous, où les malades viennent suspendre des dents, des touffes de cheveux ou des lambeaux de vêtements ; j'y serais revenu des mois, que je n'aurais pas tout épuisé.
Dès qu’on a congédié ce drogman assommant qui vous mène où il veut, on est sûr de se perdre. Comment se guider, dans cette ville à secrets ? Partout des minarets, partout les mêmes fontaines, partout des étalages hétéroclites qu’on croit reconnaître et des commerçants accroupis qui se ressemblent tous, fumant les mêmes narghilés sur leur tapis de prière ou égrenant le chapelet devant leur tasse à café. Plus d’enseignes européennes : rien que des inscriptions arabes, des versets du Coran, aux traits mystérieux. Tous les produits du monde se rejoignent dans un fabuleux bric-à-brac, des harnachements de chameaux à côté d’arrosoirs, des bottes rouges et des plumeaux, de la toile cirée au mètre et des peaux de panthère, des mors à ânes et des bas de soie. La pire pacotille d’Europe se teinte d’orientalisme. Les badauds flânent, s’amusent, achètent, ne veulent plus partir. Chacun retrouve ses joies d'enfant, lorsque nous visitions, à Noël, les magasins remplis de jouets. 

Dans toutes les rues sans un trottoir où se garer, c'est le même encombrement d'autobus, de landaus démodés, d'ânons chargés de hottes, de charrettes campagnardes où des gosses trônent sur des sacs de maïs.
- Ouâ ! Riglak ! crient les arbadjis en faisant claquer leurs fouets. Prends garde, effendi ! Ton petit pied, ô jeune fille !
Et les taxis trompent, et les femmes apeurées piaillent, et les enfants glissent entre les attelages, courant après un enterrement copte, dont le corbillard insolite promène par la ville son mort sous une vitrine. Ayant reconnu, ce jour-là, deux dames de la caravane à Bourette (*) arrêtées devant la mosquée El Hossein, où elles contemplaient un groupe bariolé de Persans autour d’un fakir en haillons, je les saluai au passage :
- Curieux spectacle, n'est-ce pas ?
- Oh ! oui, s’exclama la plus maigre. Une vraie scène des Mille et une Nuits.
Je faillis lui rire au nez. Pauvre bête ! Encore une qui ne verrait jamais rien qu'à travers ses lectures et repartirait convaincue que les Orientaux sont tous derviches, chameliers ou muezzins. Quand j'ai coudoyé cette sorte de voyageurs, je ne peux plus rien admirer de la journée. Simplement par réaction, par une protestation irraisonnée de tout mon être, je ne vois plus rien que de banal et mon enthousiasme offensé rentre dans sa coquille. Mille et une Nuits ? Où ça ? Je descends du Vieux Caire où continuent les fouilles : ce n'est qu'un terrain vague. Comment même peut-on extraire de ces terrassements autre chose que des plâtras et des tessons de bouteille ? Je vais aux Tombeaux des Califes : un bourg abandonné. Pas une feuille, pas un brin d’herbe autour de ces demeures vides qui sont autant de mausolées. Et, aux coins de rue, des bouts de désert où des becs de gaz ont grandi… Je monte à Mohammed Ali : les Anglais en ont fait une caserne et, du Puits de Jacob, on entend leurs soldats en jupons qui jouent de la cornemuse. Est-ce ça, pour eux, les Mille et une Nuits ?


(*) un guide dont l'auteur dresse pas ailleurs un portrait riche en anecdotes

extrait de La caravane sans chameaux, 1928, par Roland Dorgelès (Roland Lécavelé, dit Roland Dorgelès), 1885 ? - 1973, écrivain français, membre de l'Académie Goncourt

lundi 7 octobre 2019

"Un paysage d'une si sereine beauté que l'œil ne se lasse point de le contempler" (Harry Alis, en 'promenade en Égypte')

"un beau bateau de rivière"

"Ce n'est pas sans quelque chagrin que nous quittions le Caire. Cependant, la malchance continuant à nous poursuivre, nous n'avions pas eu un très beau temps. Mais le peu que nous avions vu de la cité orientale nous plaisait tellement ! 
Ce séjour d'un mois à bord d'un bateau sur le même fleuve, ne serait-il pas monotone ? Ne regretterions-nous pas de l'avoir voulu faire aussi complet ? On peut, en effet, raccourcir beaucoup l'excursion, soit en la limitant à Assouan, soit en prenant passage à bord des bateaux-poste, soit même en faisant usage jusqu'à Girgeh du chemin de fer latéral au Nil. 
Le Rameses nous attendait au quai, près du pont de Kasr-el-Nil. C'est un beau bateau de rivière, à trois étages de cabines. Chaque étage a ses avantages et ses inconvénients : les cabines du pont supérieur offrent une vue plus belle, plus étendue, mais elles sont un peu moins confortables. Je préfère, pour ma part, celles du pont inférieur. Nous y avions une magnifique pièce à l'arrière, avec armoire à glace, commodes, tiroirs, le tout assurément mieux disposé que dans les chambres d'hôtel où nous vivions depuis trois semaines. 
Au bord du fleuve, se dressent quelques dahabiehs de luxe, avec leurs appartements d'arrière battant pavillon américain ou anglais, et de nombreuses dahabiehs de commerce, voiles roulées, le long mât pointant obliquement vers le ciel. Sur les quais, c'est un défilé incessant de chameaux, d'ânes et de piétons. Il est dix heures du matin ; la cloche retentit, nous partons. Nous avons enfin le soleil, un soleil d'Égypte, et, grâce à ses rayons magiques, les palais et les jardins dont les murs dominent le Nil nous apparaissent dans leur splendeur. Ce paysage, composé de si peu d'éléments, n'est pas varié et les peintres l'ont bien souvent reproduit. Mais il est d'une si sereine beauté que l'œil ne se lasse point de le contempler : quelques murailles grises, dégradées, tombant dans le fleuve, le long desquelles remontent en grinçant les cruches d'une sakièh qui déversent l'eau dans les jardins ; des palmiers élancés, dont les feuilles s'inclinent gracieusement sur les toits... Voilà le motif. 
Plus loin, les palmiers deviennent plus nombreux, forment de petites forêts, les maisons sont rares, parfois blanchies à la chaux, et, derrière les verdures du premier plan, resplendissent les tons dorés des chaînes désertiques. 
C'est toujours une chose amusante que ces caravanes de voyageurs organisées par les agences. Durant les premiers moments, chacun conserve une raideur décidée : on s'observe du coin de l'œil, avec une sorte de curiosité défiante. Peu à peu, les tempéraments les plus expansifs éprouvent le besoin de communiquer leurs impressions ; on échange quelques observations. Les politesses froides et cérémonieuses font place aux souriantes prévenances ; des groupes sympathiques se forment. Chacun d'eux observe les autres, et la critique est ordinairement le lien peu généreux qui unit d'abord les âmes. Quand il s'agit de Français, on se désigne volontiers par des qualificatifs plus pittoresques qu'aimables. Mais cette seconde phase elle-même dure peu. Les hasards des excursions, les petits incidents des chevauchées à âne généralisent les relations ; on s'aperçoit que les gens qu'on avait appréciés sur de petits travers extérieurs sont dignes de respect ou de sympathie. La caravane prend comme une âme commune, et c'est toujours avec un léger serrement de cœur qu'on se quitte lorsqu'elle se disloque, en échangeant, dans les groupes, des promeses de visites qui ne seront jamais tenues."

extrait de Promenade en Égypte, par Jules-Hippolyte Percher, alias Harry Alis (1857-1895), journaliste et écrivain français

vendredi 4 octobre 2019

"Tout a sa signification dans les monuments allégoriques de la vieille Égypte" (comte d'Estournel)


photo de Félix Bonfils, 1885
"J'avais devant moi la seule des sept merveilles de l'ancien monde qu'il ait été donné aux hommes de nos jours de contempler, car les six autres ont disparu, et la place même des trois que je suis allé chercher à Rhodes, à Halicarnasse et à Éphèse est ignorée.
(...) Je ne m'étendrai point sur l'historique des pyramides. Ici tout est doute et mystère. Ce qu'Hérodote et, après lui, Diodore regardent comme le plus probable, c'est que, environ mille ans avant notre ère, le roi Chéops ou Chemnis, puis son frère, puis son fils, élevèrent ces monuments immenses. Manéthon les attribue aux rois de la quatrième dynastie, cinquante et un siècles avant Jésus-Christ. Depuis, chaque savant a eu son système ; les uns voient dans la grande pyramide la sépulture d'Osiris ; les autres un observatoire astronomique. Enfin, ce que remarque Diodore que, de son temps, ni les historiens, ni les Égyptiens eux-mêmes n'étaient d'accord sur leur origine et leur but, est également vrai aujourd'hui, et dix-huit siècles de plus n'ont rien éclairci. Je ne répèterai donc point ce que tout le monde a lu, pas même l'anecdote scandaleuse de la fille de Chéops. Je m'assis sur les débris de la chaussée, en gros blocs, qui jadis servait d'avenue à la nécropole, et je contemplai en silence ce prodigieux spectacle. Je croyais toucher à la grande pyramide quand j'en étais encore à un quart d'heure de marche.
À ma droite, le sphinx à demi ensablé, déployant sa longue croupe, élevait de trente pieds sa tête mutilée avec une grâce et une majesté dont les efforts du temps et du vandalisme n'ont pu effacer le sentiment. Le rocher calcaire dans lequel il a été taillé est le même qui sert de fondation et probablement de noyau aux pyramides. La pierre, tout usée qu'elle est, laisse encore deviner les contours que la main de l'artiste lui avait imprimés, et la couche de couleur imitant le porphyre dont elle était revêtue. Quelques doctes ont cru que ce sphinx était l'œuvre et peut-être le portrait d'un Touthmosis, pharaon de la dix-huitième dynastie, le même dont Joseph fut ministre. Quoi qu'il en soit, ce colosse symbolique, énigme personnifiée, sentinelle avancée des tombeaux, semble placé là pour exprimer le mystère dont le trépas enveloppe ses secrets et le doute qui s'élève dans l'âme du mourant à l'approche de son heure suprême ; car tout a sa signification dans les monuments allégoriques de la vieille Égypte."


(extrait du Journal d'un voyage en Orient, publié en 1844, de François de Sales, Marie, Joseph, comte d'Estourmel (1783 - 1852), homme politique français)

Le grand temple d'Amon, sous le regard de Myriam Harry

Le temple de Louqsor, vu du Nil, par David Roberts (1796-1864)

"Mais vous ai-je dit ce qu'est Louqsor ? Tout le monde sait, naturellement, que c'est un des hivernages les plus élégants pour altesses étrangères et touristes romantiques ; mais son nom n’est pas, comme l’a cru un mien petit ami, l'impératif anglais, mal prononcé par tous ces marmots fellah qui courent derrière vous avec des scarabées : "Look sir ! Look sir !"
Non, Louqsor est le nom estropié de l'arabe Elkousour, c'est-à-dire: "les Châteaux", parce que la ville primitive s'était tout entière blottie dans le grand temple, - pour les Arabes, les temples sont des châteaux, - comme c'est encore le cas à Palmyre.

Cette "Ville des Châteaux" n'était qu'une très petite partie de l'immense Thèbes, divisée déjà, sous la dix-huitième Dynastie, en deux villes distinctes, la Thèbes du Nord, aujourd'hui Karnak, et la Thèbes du Sud, notre Louqsor, situées toutes deux sur la rive droite du Nil, alors qu'une troisième ville s’étendait sur la rive gauche, la rive occidentale, la Thèbes des Morts, la capitale d'Osiris, avec ses hypogées, ses temples, ses "doubles" colossaux, ses ateliers d'embaumements, ses prêtres, ses sorciers, ses artistes, ses mineurs, aussi peuplée, aussi animée que la Cité des Vivants.
Le temple le plus célèbre dans l'antiquité et le plus beau encore aujourd'hui, par ses proportions harmonieuses, le grand temple d'Amon se trouve là, à côté, dans la ville méridionale.
Et elle devait être prodigieuse, cette colonnade, alignée sur un front de plusieurs centaines de coudées, si près du Nil que ses géants piliers de papyrus ressemblaient à une futaie lacustre surgie du fleuve sacré et s’y reflétant. Un escalier monumental permettait aux prêtres et aux dieux de s’embarquer directement pour les processions fluviales qui longeaient la rive d’un bout de la ville à l’autre, ou pour les solennités funèbres, quand il fallait traverser le Nil et aborder à la cité du Soleil-Couchant.
Mais, depuis, les alluvions millénaires ont rehaussé et élargi la berge ; la forêt de roseaux de pierre, séparée du Nil par un quai moderne, se trouve en contre-bas, et c’est vers le temple que nous descendons par un escalier.
Naguère encore, paraît-il, à l'époque des crues, le fleuve débordant transformait la grande nef en un lac paisible, où buffles et gens venaient, aux heures torrides, se prélasser. Aujourd'hui, le Service des Antiquités a protégé le temple par un mur contre les inondations. Il en a expulsé les Arabes et leurs bêtes, mais il est impuissant à le défendre contre les magasins d’antiquaires et de photographes qui le serrent des coudes et contre l’arrogance du Winter-Palace, qui le toise de toute la hauteur de ses prétentieux étages. La majesté de ses lignes en paraît amoindrie ; son harmonie, sa divine proportion sont faussées et ramenées à l'échelle humaine.
Mais, dès qu'on y pénètre, quelle gravité exquise ! Avec quel ravissement on erre - surtout sans co-touristes - dans le silence de ses hypostyles, de ses parvis, sous ses portiques, entre ces colonnades, cette profusion des colonnades, gerbes colossales de papyrus, monstrueuses tiges de lotus, liées en faisceaux par une fleur sacrée, épanouie ou fermée, selon que la tête mystique soutenait les ténèbres ou ouvrait les salles au ciel.
Aujourd’hui, hélas ! le temple ne connaît plus ces jeux de l'ombre et de la lumière dont il tirait son charme et sa puissance. Le soleil, le torride soleil, l'incendie sans relâche ; la lune l’inonde avec une égale splendeur.
Il n'a plus ni secret, ni sortilège, ni effroi. Le Saint-des-Saints, lui-même, reculé au fond de toutes ces chapelles, de toutes ces salles, pour augmenter le religieux mystère, le Saint-des-Saints, emmuré, enténébré, où seul, Pharaon entrait conférer avec les dieux, est ouvert à tout venant, et nous y apercevons - ô stupéfaction ! - un Christ badigeonné, les bras étendus sur un stuc qui s'effrite pour rendre la place aux hiéroglyphes originels."



extrait de La Vallée des Rois et des Reines (Au pays de Toutankhamon), 1925, par Myriam Harry (Maria Rosette Shapira), 1869 - 1958, femme de lettres française, grande voyageuse, membre et première lauréate du prix Femina - Pseudonyme de Maria Shapira, épouse du sculpteur Émile Perrault-Harry.  L'ouvrage dont un extrait est reproduit ici a été dédié, par son auteure, à Henri Munier, bibliothécaire du Musée égyptien, au Caire.