vendredi 8 novembre 2019

"L'âne d'Égypte n'a rien de commun avec notre baudet d'Europe" (Ludovic Lepic)

photo d'Hippolyte Arnoux (en activité vers 1860-1890)

"Au Caire, jadis les voitures étaient rares, le cheval et l'âne étaient les seuls moyens de locomotion employés : aujourd'hui, depuis qu'une épidémie a fait disparaître presque tous les chevaux de l'Égypte, l'âne reste seul, et Dieu sait si on l'utilise. L'Européen est seul à aller à pied dans les rues du Caire, et l'on rencontre les plus grands personnages, les officiers en uniforme avec leur sabre, les plus pauvres et les plus riches, allant à leurs affaires sur cette modeste monture, que suit un gamin, toujours de bonne humeur, qui vous escorte à toute allure, en grignotant un peu de pain ou des fruits qui constituent son repas.
L'âne d'Égypte n'a rien de commun avec notre baudet d'Europe. Voyez-le sur les places attendant la pratique. Il est propre et luisant. Sa tête bien rênée se dresse fine et coquette, son cou se plie comme celui du cheval ; sur son poil, le ciseau du tondeur a dessiné le long de ses épaules, de ses jambes, de ses cuisses les festons les plus capricieux et les plus fantastiques ; la selle est haute, en drap brodé de soie, souvent d'or et d'argent, ou en cuir également brodé. La bride est une ganse de différentes couleurs, non moins propre que le reste ; une fois le cavalier en selle, l'animal part au galop, et soutient cette allure pendant une heure ; son pied est sûr, il ne butte jamais ; les chutes sont rares et presque inconnues.
Le prix de ces animaux égale et surpasse souvent celui d'un cheval. Un bel âne se vend jusqu'à 2500 et 3000 francs ; mais il faut le voir stepper et trottiner sous son cavalier, encapuchonnant sa tête comme le ferait un pur sang : j'ai rencontré souvent des Arabes riches, ainsi montés, traversant avec leur suite les places du Caire, et c'était d'une belle allure. L'âne du fellah, quoique plus modeste, moins bien nourri, n'en remontrerait pas moins à tous nos bourriquets ; les ânes du Bois de Boulogne, le bonheur de notre enfance, seraient de pauvres misérables auprès de ces campagnards égyptiens. On ne les attelle guère, la charrette étant une chose inconnue au bord du Nil : ils portent des fardeaux et de lourdes charges ; on voit souvent deux Arabes sur une petite bête, qui malgré ce poids trotte et fait gaiement une longue route à travers les terres, car, en fait de route, il n'existe que la digue, le désert ou le Nil. 
L'intimité de l'âne et de son petit gardien, qui a de huit à quatorze ans, est chose touchante. L'enfant le débride sitôt la course finie, il le caresse, l'essuie, le fait boire, lui donne un peu de son pain et l'embrasse : j'en ai vu qui, après avoir ôté la selle, se roulaient par terre avec eux, en jouant, et parfois dorment couchés sur leur ventre ou entre leurs quatre pattes. Il y a quelques années, au moment des grands travaux du canal de Suez, les gamins du Caire, vous offrant leur monture, avaient soin de vous dire : "Monsieur, l'âne de M. de Lesseps !" Tous les baudets étaient l'âne de M. de Lesseps ; mais à présent ce boniment engageant n'est plus employé. À l'époque de l'expédition d'Égypte, les ânes jouèrent un rôle considérable dans l'armée française, c'était une joie pour nos soldats que de faire leurs courses et leurs provisions sur ces quadrupèdes. Pleins d'égards pour eux, ils les appelaient leurs demi-savants, parce que les membres de l'Institut les avaient adoptés pour montures. Ils furent même cause qu'un commandement spécial s'introduisit dans la théorie militaire : comme toutes les colonnes étaient munies d'une commission scientifique, qu'elles devaient aider et protéger, dès que l'on était surpris par une attaque imprévue, on entendait ce commandement prononcé par le chef de la colonne et répété, par les officiers : "Les ânes et les savants au milieu du carré." Il fallait immédiatement tout quitter et obéir, quitte, après l'action, à courir après les notes, les papiers et les instruments qui jonchaient le terrain."

extrait de La dernière Égypte, par Ludovic Lepic (1839-1889), peintre et graveur français

"La vallée des Rois, gorge d'un aspect sévère, où rien ne rappelle la vie, et qui n'est habitée et habitable que par la mort" (Jean-Jacques Ampère)

carte postale datée de 1900 - auteur : ?

"Nous avons vu les cinq monuments principaux de Thèbes, dont chacun renferme plusieurs monuments : sur la rive droite du Nil, Karnac et Louksor ; sur la rive gauche, Gournah, le Ramesséum et Médinet-Habou. Ces cinq édifices ont servi de demeures aux vivants. Aujourd'hui nous irons faire visite aux morts. Nous visiterons la nécropole, cette ville des tombeaux qui, placée à côté de Thèbes pour recueillir les cadavres de ses habitants, a dû être bientôt plus peuplée qu'elle, car la nécropole recevait toujours sans rien rendre et sans rien perdre. Assurer la perpétuité du corps, symbole peut-être de l'immortalité de l'âme, c'était, on le sait, le grand but des Égyptiens. Pour les corps qu'ils voulaient défendre de la destruction, il fallait créer des demeures impérissables. C'était chez eux, comme l'a dit madame de Staël, "un besoin de l'âme de lutter contre la mort, en préparant sur cette terre un asile presque éternel à leurs cendres".
Les premiers rois avaient imaginé les pyramides ; mais les pyramides elles-mêmes peuvent être détruites par la main de l'homme. Naguère l'une d'elles a failli succomber sous les instruments de la civilisation mis au service de la barbarie. Il était plus sûr encore d'abriter ses restes dans le sein de ces pyramides naturelles qui dominent la plaine de Thèbes, de ces montagnes calcaires qui, entièrement dépourvues de végétation, ne recevant jamais l'eau du ciel, n'étant traversées par aucune source, offrent toutes les garanties possibles de permanence et d'indestructibilité. Aussi, c'est là que sujets et monarques ont voulu reposer dans des grottes souterraines qui souvent sont des habitations spacieuses. La montagne qui regarde Thèbes, du côté de l'ouest, est criblée de tombeaux dont les hôtes, comme on le voit par les inscriptions hiéroglyphiques, appartenaient tous aux classes élevées de la société. Où étaient enfouis les morts d'une condition obscure ? 

L'asile sépulcral des Pharaons était plus mystérieux, plus séparé du monde des vivants. Pour l'atteindre, il faut franchir cette montagne de l'ouest, et on ne peut le faire qu'avec assez de fatigue. Alors on arrive dans la vallée des Rois, gorge d'un aspect sévère, où rien ne rappelle la vie, et qui n'est habitée et habitable que par la mort. Là , dans le sein du roc, dans les profondeurs du sol calcaire, sont creusés des palais souterrains composés d'un grand nombre de chambres et formés quelquefois de plusieurs étages. Ces palais, dont tous les murs sont couverts d'hiéroglyphes et de peintures, et resplendissent aux flambeaux des couleurs les plus brillantes, ce sont les tombeaux des rois."

extrait de Voyage en Égypte et en Nubie, par Jean-Jacques Ampère (1800-1864)

mercredi 6 novembre 2019

Karnak "se voit mais ne se décrit pas" (Élie Reclus)

photo signée Schroeder et Cie, vers 1900

"De Louxor, de petits ânes nous portent en quelque temps de galop à Carnac, où nous passons la journée. Nous faisons notre entrée dans l'ensemble de ruines le plus colossal qui existe au monde, par une avenue de sphinx, jadis à tête de bélier, avant qu'ils ne fussent décapités par Cambyse ; car de temps en temps il arrive qu'on décapite des divinités.
Carnac se voit mais ne se décrit pas. Je puis dire que dans un sanctuaire, jadis terrible et sombre et maintenant effondré, des moineaux voletant de ci de là, se pendant aux corniches, se glissant dans les fentes des parois, égayaient la scène du froufrou de leurs ailes et de leurs pépiements aigus - mais comment donner une idée des colonnes, hautes, épaisses de je ne sais combien de mètres, autour desquelles les pierrots s'ébattent et s'ébaudissent ? On se sent mince comme un insecte, tandis qu'on avance entre ces piliers qui encombrent l'espace. "Poésie énorme" à réjouir Victor Hugo. Végétation de pierre, obélisques de cent pieds de haut, roseaux gros comme des chênes séculaires, blocs gigantesques mal suspendus dans les airs, masses croulantes, éboulis, chaos. Au bout de l'avenue des six cents sphinx, se dressent deux pylônes, hauts comme une citadelle ; à côté, deux colosses se tiennent debout, gardant les temples et les palais, les rois et les dieux ; ils n'ont plus de tête, mais qu'importe !
Il fait bon rêver ici au soleil couchant, contemplant l'orgueil des Osochor, des Thotmès, des Psinaches et Psusennes, regardant ce qui nous reste des victoires et conquêtes des Pharaons, tandis que l'immense géant Ramsès égorge toujours des tribus de pygmées. Ces débris prennent au crépuscule des formes étranges, on dirait des cristallisations chimiques, des cubes et aiguilles de carbonate de chaux. Au milieu de ces pierres, contre un ciel safran s'élèvent des palmiers, qui se mirent dans des étangs encore remplis provenant des eaux de la dernière inondation. Que les ruines sont belles ! Mais nulle ruine ne vaut celle de la superbe capitale des Fils du soleil, et l'on sourit de pitié à la figure que feraient auprès de ces décombres amoncelés et le Louvre et les Tuileries et Notre-Dame. À côté, la basilique renversée de Saint-Pierre de Rome ne serait plus qu'une chose mesquine et misérable.
Sur le pylône du grand temple de Carnac, la première république a mis la main : en l'an VIII, l'armée française passa par là."


extrait de Voyage au Caire et dans la Haute-Égypte, 1865-1875, par Élie Reclus (1827-1904), journaliste, écrivain, ethnologue et militant anarchiste français

mardi 5 novembre 2019

"Arbre par excellence de l'Orient, le palmier est l'orgueil de l'Égypte" (Élie Reclus)

photo de Félix Bonfils (1831 - 1885)
 "Un nouvel élément entre dans le paysage nilotique avec le palmier doum, qui fait maintenant concurrence au nagl, ou palmier commun. De ces deux espèces, la plus répandue est la plus jolie incontestablement, elle donne les fruits les plus savoureux et les plus abondants. Ce sont deux arbres très différents. Le palmier classique monte droit au ciel d'un seul jet. Chaque année il s'élève d'un verticille, dont les palmes s'élèvent, et retombent en une courbe gracieuse. Le palmier est toujours beau. Il est beau seul, dans sa majesté tranquille. Il est beau en groupe, quand, autour du chef de famille, plusieurs troncs se penchent dans de gracieuses attitudes, et reproduisent la disposition qu'une jeune plante affecte avec son bourgeon central et ses feuilles latérales.
Comme de loin ils sont charmants, quand ils regardent dans le ciel clair, dominant un horizon brumeux, ou de vastes plaines de sable, ou encore quand ils mirent dans les eaux du Nil leurs têtes de papyrus ! Et de près, comme on les admire, au-dessus d'une source, ou de touffes de gazons ! Qu'ils sont beaux au soleil, qu'ils sont beaux, quand la lune resplendit, à travers leur feuillage ! Le palmier est splendide dans son entier développement avec sa forme svelte et élancée, avec son tronc qui chaque année gagne en grosseur et vigueur. Il est plus admirable peut-être, quand, tout jeune encore et dépourvu de tronc, ses palmes jaillissent du sol, hautes, nombreuses, serrées, saines, robustes, fraîches et élégantes, fontaine jaillissante de verdure, qui retombe et se déploie en nappes, lames et gouttes d'émeraude. Un gracieux effet est celui que produit sur la tige, magnifique hampe florale, la juxtaposition des deux dernières pousses annuelles, dont la plus récente s'élève en forme de corolle aérienne, et l'ancienne retombe en calice. De sa naissance à la mort, pendant toute sa durée, le palmier est toujours noble et splendide. On en a fait l'image de la victoire. Je vois plutôt en lui le symbole végétal de la perfection native.
Rien dans le palmier, sacré au soleil, et au divin Horus qui rappelle la lutte. Sa nature simple et grandiose, toujours calme et heureuse, n'a jamais connu ni contradiction ni misère. La conformité est ici absolue entre l'œuvre et l'instinct, entre l'idéal et la réalité. Le palmier me rappelle le doux et puissant génie de Raphaël, qui d'emblée trouva sa voie et atteignit sans effort les sommités de l'art. Arbre par excellence de l'Orient, le palmier est l'orgueil de l'Égypte, et la joie des musulmans. Ils disent que partout où fleurit le palmier fleurit aussi l'islam, et qu'après avoir créé Adam, il resta à Dieu quelques poignées de limon, et qu'avec ce limon, il façonna le palmier frère de l'homme. Aussi le prophète - que son nom soit béni !- a prescrit aux croyants de respecter le palmier à l'égal d'une tante du côté paternel. Et quand un Zendj aperçoit un Arabe, nous raconte Masoudi, le Zendj se prosterne et s'écrie : "Salut à l'homme qui vient du pays des palmiers !"
Le palmier dit doum ou thébain, a voulu mieux faire que l'autre. Il a donné à ses palmes la forme de l'éventail, forme on ne peut plus élégante quand elle est isolée ; mais la réunion de ces éventails, lourde et massive, fait triste figure à côté des feuilles aériennes délicatement pennées du nagl, lequel, par compensation, ne donne qu'une ombre encore moindre, une ombre qui n'empêche de pousser le blé, ni aucune des petites cultures.
Le doum a voulu se rapprocher du type dicotylédonique, il ambitionne un branchage, mais il ne fait autre chose que bifurquer ou trifurquer son tronc ; essai gauche et malheureux qui aboutit à une déplorable maigreur. Rarement les doums embellissent le paysage le plus souvent, on dirait des arbres, comme en font les gamins dans leurs premières ébauches de dessin des balais solitaires, ficelés dans des positions contournées et gênantes.
Je regrette d'avoir à dire du doum des choses si peu agréables - je respecte sa tentative, mais je constate et déplore son insuccès."



extrait de Voyage au Caire et dans la Haute-Égypte, 1865-1875, par Élie Reclus (1827-1904), journaliste, écrivain, ethnologue et militant anarchiste français

lundi 4 novembre 2019

"Moins on se souviendra d'Hérodote et de Strabon, et plus on comprendra l'Égypte pharaonique" (Albert Gayet)

illustration extraite de Wikidia
 "(...) est-il nécessaire, pour s'initier à cette civilisation étrange qui fut celle d'Égypte, de se reporter aux récits des voyageurs de l'époque gréco-romaine ? Tant de fables ont pris place dans ces livres qu'on peut répondre hardiment par la négative et affirmer que moins on se souviendra d'Hérodote et de Strabon, et plus on comprendra l'Égypte pharaonique.
C'est pour avoir méconnu cette vérité que Champollion commit tant d'erreurs et alla jusqu'à attribuer aux hiéroglyphes des lectures fantaisistes afin d'y retrouver avec les Grecs les transcriptions des noms du panthéon olympien ; qu'il appela la déesse Ma Thmé, pour en faire Thémis, la justice ; qu'il appela Sébek Souk, pour en faire Succhus, Saturne ; qu'il appela Nékheb Bouto, pour en faire Létô, Latone, etc.; car on n'en finirait pas si l’on voulait relever tout ce que l'enthousiasme pour le gréco-romain fit faire vers le commencement de notre siècle. Non contente de défigurer les hiéroglyphes, la Commission d'Égypte voyait du gréco-romain partout et y ramenait sans façon l'architecture et la sculpture égyptiennes. Des colonnes, elle supprimait le rétrécissement si gracieux qui en étrangle la base ; des ornements, elle atténuait les détails pour, de-ci de-là, y retrouver une silhouette qui rappelait la Grande Grèce, Rome ou simplement le byzantin : et sa joie n'avait plus de bornes, si l'influence de la décadence romaine, mettant son empreinte sur quelque construction des derniers empereurs, lui donnait un spécimen de costume césarien ou d'ornement rappelant ce qu'on est convenu de nommer l'antique, quelque lourd ou quelque mauvais qu'il fût. Telle planche de Champollion le Jeune n'est souvent qu'une symphonie de hachures héroïques, où des personnages fort maltraités ont des musculatures invraisemblables et hors de toute proportion. 

Aussi, tout bien pesé, le mieux serait de ne s'en rapporter qu'aux plus récents travaux, et là, un tri est encore à faire. Nombre d'œuvres de vulgarisation ont paru depuis quelque temps. Elles font partie souvent d'encyclopédies artistiques, fort bien faites, très... poncives et très illustrées, mais dont le défaut capital est d'être écrites par des auteurs qui ignorent le premier mot du sujet qu'ils traitent et qui s'en remettent à ce que d'autres ont dit avant eux. 
La même méfiance est applicable aux livres de voyage. Est-ce à dire qu'il faille n'avoir lu ni Gérard de Nerval, ni About, ni Mme de Gasparin, ni Charles Blanc ? La vérité est que presque toujours le résultat de ces lectures est de donner à l'avance une idée absolument fausse de l'Orient. Il faudra ensuite un violent effort pour mettre les choses en leur place, on entreverra tout à travers une impression qu'on se sera forgée et l'on cherchera partout à la retrouver.
Chacun a demandé à l'Égypte des arguments en faveur d'une thèse préconçue. Gérard de Nerval cherchait un Orient fantastique et s'est plu à le compliquer à son gré. About voulait voir la condition du fellah misérable, et les prétextes ne lui ont point manqué. Charles Blanc, en digne continuateur de la Commission d'Égypte, demandait aux monuments d'être les ancêtres de l'art grec : c'était peut-être plus difficile que de trouver l'aspect du fellah misérable, mais avec l'extraordinaire dose de bonne volonté qui l'a toujours si bien servi, l'éminent critique y est sans peine arrivé. 

Certes, loin de moi est la pensée qu'il faudrait n'avoir rien lu avant de se mettre en route. Mais, qu'on se pénètre de cette vérité : les livres de voyage sont presque toujours des œuvres de parti pris. En tous les cas, leurs auteurs n'ont fait que deviner une civilisation qui leur est restée étrangère ; certains côtés, certains détails les ont frappés ; ils les ont interprétés à leur manière ; le reste est demeuré lettre morte pour eux."

extrait de Itinéraire illustré de la Haute Égypte, par Albert Gayet (1856 - 1916), égyptologue français, directeur des fouilles d'Antinoé de 1895 à 1911.

Eugène Fromentin : une palette de mots pour peindre un coucher de soleil sur le Nil

Le Nil, par Eugène Fromentin
"Le Nil, roux mais très calme. Cinq ou six canges dans nos eaux. 
La chaîne arabique continue de serrer le fleuve de très près.
Bois de mimosas et de petits palmiers, inondés. Vastes parties plates, d'un jaune soufre, entre le fleuve et la chaîne arabique. Deux ou trois figures et un troupeau noir, perdus dans ce désert.
Trois heures. Admirable morceau de la chaîne arabique.
Pentes relevées jusqu'à un long plateau horizontal, finement dessiné par des ombres bleues.
La suite est un morceau extraordinaire. Carrières.
Température à trois heures et demie, 27° 1' à l'ombre au vent.
Buffles. Travailleurs dans les carrières. Un village au pied de cet effrayant pays. La falaise continue, tourne à l'est. La vallée du Nil s'élargit tout à coup démesurément. Longue langue de terre, hérissée de joncs, sur laquelle il y a des Arabes campés. Tentes noires, buffles, moutons, chevaux. Fellahs, juchés sur les éminences de l'îlot, nous regardent passer. Derrière, le magnifique et haut horizon de la falaise rose. Entre les deux un petit bras du Nil, tout bleu, apparaît par intervalles. On y voit des canges à la voile.
Nous venons de raser la rive libyque à la toucher ; cultures de douras, dromadaires, troupeaux, enfants au bord du flot.
Un village avec une grande usine. Le soleil direct inonde en plein la rive orientale. Le Nil devient bleu ; moire de rousseurs très tendres. La lumière qui envahit l'espace est inexprimable.
C'est admirable et accablant.
Quatre heures et demie. Le Nil est comme de l'huile, bleu blanc, d'une pâleur exquise à la base du ciel, gris rose au nord-ouest. Le plus beau ciel asiatique que nous ayons vu. Quelques nuages brillent sur le désert arabique. Nouveau village avec usine, reflété dans le Nil, tant il est calme (chose rare). À l'est, il est d'argent vert. Une moire. De moment en moment, l'eau s'aplanit. La voilà morte et immobile, plus claire que le ciel. Il n'y a plus que l'horizon de vaporeux.
Coucher du soleil et soirée uniques, à ne jamais oublier. Le lieu semblait choisi pour un pareil spectacle. Le Nil immense et calme, comme on le voit rarement, un vrai miroir de trois ou quatre mille mètres, la côté libyque à peine visible au-dessus du fleuve, un petit village empanaché de dattiers, derrière lequel le soleil tombait. Point rouge ardent. À droite et à gauche, base violâtre. Palmiers bleus, outre-mer noirâtre, ligne insaisissable d'horizon, outre-mer cendré. Eaux bitumineuses blanches, un argent sali. Les reflets très nets. Bitume et bleu. Silhouettes précises.
L'illumination qui a suivi le départ du soleil a été extraordinaire, et pendant un quart d'heure, elle a rempli juste la moitié de l'horizon céleste, du nord au sud. Jusqu'à la hauteur de Vénus, ce n'était qu'or et feu, dans une limpidité sans pareille. Le Nil reproduisait exactement presque aussi clair, quelquefois en plus clair, cette prodigieuse irradiation. L'inépuisable lumière jaillissait, jaillissait, pendant qu'à l'opposé, la nuit grise et fumeuse avançait pour lui disputer le ciel. Toute la mythologie, toutes les adorations asiatiques, toutes les terreurs inspirées par la nuit, l'amour du soleil, roi du monde, la douleur de le voir mourir, l'espoir de le voir renaître demain dans Horus, la lutte éternelle, et chaque jour renouvelée, d'Osiris contre Typhon : nous avons eu tout cela sous les yeux. Enfin la nuit a triomphé, mais la lutte avait été longue. L'or en s'éteignant s'est changé en feu, puis en rouge, puis en pourpre sombre. Le cercle flamboyant s'est rétréci. Trois quarts d'heure après, ce n'était plus qu'un disque étroit de tous les côtés pressé par les ténèbres, et comme un souvenir lointain du jour. La nuit, la vraie nuit, a fini par atteindre l'occident lui-même. En levant les yeux, je me suis aperçu que Vénus n'était plus seule. Toutes les constellations étaient allumées.
Il y avait de longues lignes minces et sombres, des îlots pas tout à fait submergés, qui se dessinaient en noir profond sur le champ des eaux ardentes ; une ou deux barques sans voile, car l'air était mort, battaient au loin le Nil de leurs lourds avirons. Des pélicans rasaient le fleuve d'un vol lent. Une seule lumière à fleur d'eau dans cet immense horizon, vert comme un bras de mer.
Lever de la lune à sept heures et demie, déjà diminuée, rouge et plus orangée, puis comme un demi-globe d'or. Nuit très humide. Couché à neuf heures."



extrait de Eugène Fromentin peintre et écrivain, 1881, par Louis Gonse (1846-1921) et Eugène Fromentin (1820-1876).

dimanche 3 novembre 2019

Arthur de Gobineau : le regard d'un ethnographe sur Khan al-Khalili

photo datée de 1900 (environ) - auteur non mentionné
 "Dès le matin donc, on monte sur un âne ; tout le monde, dis-je, et les gens les plus graves, et les cavaliers les plus éprouvés se servent souvent de ces quadrupèdes. On va au bazar, au Khan Khalyl. Sous ces voûtes fraîches, élevées, aérées, dont les arceaux de pierre sont formés d'assises alternatives de deux couleurs, comme tant d'églises d'Italie, on respire mieux que dans les rues. Bien qu'il y passe beaucoup de gens et que les chalands s'y pressent, il y a moins de foule. On choisit une boutique et on s'y installe. Le marchand, blanc ou noir, turc, arabe ou africain, vous accueille avec la courtoisie qui rend ces peuples si aimables et si nobles et recouvre chez eux d'un attrait rare tant de défauts qu'ils ne sont pas d'ailleurs les seuls à posséder. On s'asseoit sur le bord de la boutique : une pipe vous est offerte, et le cafetier du bazar apporte en courant une tasse de cette boisson chaude, mousseuse, d'un arôme exquis, qu'on nomme du café dans ces pays heureux, et qui ne ressemble guère à la distillation violente que nous savons extraire du même fruit.
Tandis qu'on passe en revue les belles étoffes
rayées, ou bariolées, ou fleuries de toutes couleurs, tissées de soie, de coton et de laine, enrichies d'or et d'argent, les bonnets, les chemises, les manteaux brodés ; que dans les doigts s'enroulent et se déroulent les colliers de coraux, de cornalines, d'agates, de perles, de pierres précieuses de toute espèce ; que l'on vous présente des vases de toute fabrique et des armes de toute sorte, le regard s'enchante aux personnages bigarrés qui circulent devant vous. Mais c'est surtout la conversation de quelques-uns de ces marchands qui permet aux heures de couler sans qu'on s'aperçoive du temps qu'elles mesurent.
Je viens de parler de la politesse des gens de négoce ; elle est grande, et, si elle est pleine de modestie, elle l'est aussi de grâces. Elle n'a rien de commun soit avec la faconde prétentieuse, soit avec la hauteur glacée des personnes de la même classe dans d'autres pays. Elle sent son homme de bonne compagnie ; c'est du laisser-aller sans familiarité et de la gaieté sans bouffonnerie. Ils racontent volontiers leurs voyages, ils s'expriment librement sur le monde dans lequel ils vivent. Avec beaucoup de respect pour leur religion, je les ai vus parler sans nulle déférence de leur gouvernement qui, en effet, prête le flanc aux critiques qu'ils lui adressaient. Ils s'exprimaient, en général, avec bon sens et mesure, et entremêlaient volontiers l'exposé de leurs idées d'anecdotes propres à les confirmer. En somme, il m'a semblé que la société de certains marchands arabes du Caire
était très digne d'être recherchée. Je crois qu'ils n'estiment pas beaucoup les Européens et qu'ils ne les aiment guère ; mais ils ont eu le bon goût de ne nous en rien témoigner, et nous ne les avons pas assez vus pour être entrés bien avant dans leur confidence."


extrait de Trois ans en Asie : de 1855 à 1858. Tome 1, par le comte Arthur de Gobineau (1816-1882), diplomate, journaliste, philosophe, romancier.
"On sent très bien que ce voyageur, servi par une parfaite connaissance des langues orientales, cherche à dépasser, d'un regard de savant et de philosophe, l'aspect extérieur des choses. N'oublions pas qu'il vient d'achever son Essai sur l'inégalité des races humaines (1855) et ne nous étonnons pas si les préoccupations ethnographiques et historiques retiennent principalement son attention." (Jean-Marie Carré, Voyageurs et écrivains français en Égypte, tome deuxième, 1956)