mercredi 18 décembre 2019

Une "vue générale du Caire", à partir de la Citadelle, par Raoul Lacour

illustration extraite de l'ouvrage de Raoul Lacour
"De la plate-forme et des murs à moitié écroulés qui entourent la mosquée, on jouit d'un panorama magnifique et on peut prendre une vue générale du Caire. C'est un dédale de toits en terrasse. Au milieu de chacun d'eux s'ouvre un large auvent, dont la bouche, dirigée vers le nord, est destinée à humer le plus de fraîcheur possible ; en été, ce n'est guère. Du milieu de tous ces toits plats, s'élèvent des coupoles de mosquées et un nombre immense de minarets aux formes les plus variées, découpés, fouillés avec une richesse inouïe. Juste en face la citadelle, de hautes murailles et un énorme minaret à trois étages attirent immédiatement les yeux, c'est la mosquée du Soultan-Hassan. Çà et là quelques palmiers, quelques acacias tranchent en vert sur toutes ces maisons blanches. 
Au delà de la ville, règne une végétation splendide : les grands sycomores de Choubrah, les jardins de l'Esbekieh et, plus à l'est, les plantations d'Ibrahim-Pacha. De cette ceinture de verdure, se détachent en blanc de nombreuses villas de plaisance et le village de Boulak, que baignent les eaux miroitantes du Nil. En suivant le cours du fleuve, l'œil s'égare sur la plaine du Delta et se perd dans les légères brumes de l'atmosphère. De l'autre côté du fleuve, l'horizon est dentelé par la longue suite des pyramides, depuis celle de Gizeh jusqu'à Abou-Cir, Sakkarah et Dachour : c'est une vraie chaîne de montagnes créée par l'homme. Ramenant la vue sur des plans plus rapprochés, la vue rencontre le vieux Caire, séparé de la ville actuelle par des collines de décombres et de débris de poteries d'un aspect triste et mélancolique.
Quelques moulins à vent, les arches d'un aqueduc ne remplacent pas la végétation absente. Dans la plaine qui se trouve derrière, brûlée, stérile comme le désert, s'étend une des grandes nécropoles du Caire. De simples pierres tumulaires couvrent le sol ; les sépultures plus riches ont un petit mur pour les entourer, un petit toit pour les abriter; celles des princes, des pachas, sont des mosquées, des monuments que nous verrons de près. La seconde nécropole est de l'autre côté de la citadelle, également à l'entrée du désert, et au bout se trouvent les chefs-d'œuvre de l'architure arabe, les tombeaux des mamelouks.
Pour mieux jouir de la vue, nous nous étions avancés sur un mur a moitié ruiné : 'C'est d'ici, nous dit notre drogman, que, lors du massacre des mamelouks par Mohammed-Ali, l'un d'eux, Amin-Bey, lança son cheval en bas. La bête fut tuée, mais l'homme parvint à s'échapper." Nous essayâmes de reconnaître les lieux. Il y avait 20 mètres à pic avant d'atteindre le sol ; en bas, un grand abattis de maisons, beaucoup de poussière, des soldats qui enlèvent la terre, des chameaux qui apportent des pierres ; on commence même à distinguer la forme d'un trottoir circulaire en construction. C'est la place Roumelieh,
qu'Ismail-Pacha est en train de transformer à la mode haussmannienne ; - suite des réformes de Mohammed-Ali. Nous apprîmes, plus tard, que ce n'était pas là du tout qu'avait eu lieu le saut effrayant d'Amin-Bey. Il en est ainsi de bien des lieux célébrés par la tradition."

extrait de L'Égypte d'Alexandrie à la seconde cataracte, 1871, par Raoul Lacour (1845-1870), avocat, grand voyageur, passionné d’histoire naturelle et d’entomologie

"Les pyramides ont vu, sur leurs larges bases, les siècles et les dynasties passer comme des vagues de sable" (Théophile Gautier)



par John Somerscales (1846-1945)

"Bientôt nous rencontrâmes un autre bras du Nil, la branche phanitique, qui se jette dans la mer près de Damiette ; le chemin de fer la traverse, et de l’autre côté se trouvent les ruines de l’ancienne Athrybis, auxquelles s’est superposé un village fellah. 
Le train marchait rondement, et bientôt vers la droite, au-dessus d’une ligne de verdure presque noire sous l’éblouissante lumière, se dessine, lointaine et teintée d’azur, la silhouette triangulaire des pyramides de Chéops et de Chéfren, pareilles, vues de cette distance, à une montagne unique, échancrée par le sommet. La parfaite transparence de l’air les rapprochait, et il eût été difficile, si on ne l’avait su, d’apprécier avec justesse l’intervalle qui nous séparait. Apercevoir les pyramides en approchant du Caire, rien de plus naturel : on devait s’y attendre et l’on s’y attend ; et pourtant l’on éprouve une émotion et une surprise extraordinaires. On ne saurait s’imaginer l’effet produit par cette silhouette vaporeuse, si légère de ton qu’elle se confondait presque avec la couleur du ciel et que, n’étant pas prévenu, on aurait pu ne pas apercevoir. Ces montagnes factices, les monuments les plus énormes que l’homme ait élevés, après Babel peut-être, depuis plus de cinq mille ans, - presque l’âge du monde, selon la Bible, - ni les années, ni les barbaries n’ont eu la puissance de les renverser ; notre civilisation même, avec ses énergiques moyens de destruction, y parviendrait à peine. 
Les pyramides ont vu, sur leurs larges bases, les siècles et les dynasties passer comme des vagues de sable, et le sphinx colossal, à la face camarde, sourit toujours à leurs pieds de son sourire ironique et mystérieux. Éventrées, elles ont gardé leur secret et n’ont livré que des ossements de bœuf, auprès d’un sarcophage vide. Des yeux fermés depuis si longtemps que l’Europe n’était peut-être pas encore émergée du déluge, lorsqu’ils contemplaient la lumière, les ont regardées de la place où nous sommes. Elles ont été contemporaines d’empires disparus, de races d’hommes étranges balayées de la terre. Elles ont vu des civilisations qu’on ignore, entendu des langues qu’on cherche à deviner sous les hiéroglyphes, connu des mœurs qui nous paraîtraient chimériques comme un rêve. Elles sont là depuis si longtemps, que les étoiles ont changé de place ; et leurs pointes s’enfoncent dans un passé si prodigieusement fabuleux, que derrière elles il semble qu’on voie luire les premiers jours du monde."

extrait de L’Orient, 1893, de Théophile Gautier (1811-1872), poète, romancier et critique d'art français

mardi 17 décembre 2019

"Philae, c'est la perle du Nil et le bijou de l'Égypte" (Joseph Joûbert)

par Edward Lear  (1812–1888)

"Notre dahabiéh passe ainsi successivement ces terribles rapides, que Diodore de Sicile réputait infranchissables, et tout à coup, à un détour du Nil, Philae, l'Ile sainte, se montre à nous, gracieuse apparition que le voyageur, sortant de ces arides parages, salue avec joie, comme l'Arabe, errant dans le désert, qui voit soudain se lever à l'horizon et grandir l'oasis tant souhaitée. 
Le cadre, d'ailleurs, fait encore ressortir l'incomparable beauté du tableau. D'un côté s'élève l'île de Bighèh, avec ses sombres rochers aux formes fantastiques et entassés en désordre les uns sur les autres dans un prodigieux chaos, comme si les Titans avaient pourfendu la montagne pour se livrer à coups de fragments quelque gigantesque combat. Sur l'autre rive verdoyante et cultivée des palmiers laissent retomber leur élégante chevelure, et des sycomores, aux larges branches étalées, ombragent un monastère de Franciscains aujourd'hui abandonné. Au loin une dahabiéh se détache des roches noires et luisantes comme des blocs de houille, et la longue voile fend de sa ligne blanche le bleu éclatant du ciel ou la surface dorée des sables. Le Nil, qui à quelques cents mètres de là écume et bondit mugissant, coule ici sans bruit et frôle doucement la rive.
On ne saurait imaginer un site plus adorable et plus enchanteur. Ici l'art et la nature se sont mariés, et de leur mystérieuse union est sortie cette merveille de grandeur superbe et de grâce exquise. Au milieu de cette nappe d'eau, aussi calme et azurée qu'un lac, se dresse l'île dont la divine beauté, comme celle de Vénus, semble avoir jailli du sein des flots. 

Philae, avec sa ceinture de terrasses demi-écroulées, les bouquets d'acacias et les dais de palmiers qui festonnent ses berges, sa couronne architecturale de ruines en partie voilées par le feuillage mouvant, Philae, avec ses pylônes grandioses, ses majestueux portiques et surtout la ravissante colonnade du Kiosque, diadème de cet écrin sans rival, Philae, c'est la perle du Nil et le bijou de l'Égypte que le regard contemple avec délices et que l’œil enivré ne peut se lasser d'admirer ! Que dire enfin de la lumière orientale qui baigne et inonde toute cette nature si poétique ? Rien de criard, rien de discordant qui éblouisse ou heurte la vue. Les ruines resplendissent de blancheur, le noir des roches étincelle, les sables ont des reflets d'or éclatant, l'onde miroite par mille lames d'argent, la verdure renvoie des feux d'émeraude, le dôme céleste arrondit sa coupole ruisselante d'azur, et pourtant toutes ces nuances vives et ardentes sont fondues dans une suave harmonie que versent les rayons d'un soleil prodigue.
Quoi de plus charmant qu'une promenade dans l'île de Philae à travers le fouillis des ruines et des buissons, des débris et des plantes entrelacés ?"



extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

"(La) terre des Pharaons a le privilège d'exercer sur l'esprit une étrange fascination" (Joseph Joûbert)

Bonaparte devant le Sphinx, par Jean-Léon Gérôme  (1824–1904)

"Que de souvenirs, de mystères, de gloire chez celle qu'on a maintes fois appelée l'aïeule des nations policées, l'aînée de la civilisation, l'institutrice des peuples ! 
L'Égypte ! n'est-ce pas là un des premiers mots que l'enfant balbutie en apprenant l'histoire ? Et ces récits au début des annales humaines sur les bords du Nil ne sont-ils pas autant de naïfs et charmants épisodes : Joseph vendu par ses frères et, plus tard devenu ministre, payant de sa générosité leurs noirs desseins ; le petit Moïse, dans sa corbeille de jonc, sauvé des eaux par la princesse ; la fuite en Égypte de la sainte famille miraculeusement soustraite aux cruels soldats d'Hérode par le feuillage touffu du sycomore sacré ? Et puis ce sont les Pyramides, que l'imagination enfantine grandit démesurément, et le Sphinx qui apparaît au candide écolier bien loin, au seuil du désert comme une chimère colossale ou un monstre fabuleux.
Cette terre des Pharaons a le privilège d'exercer sur l'esprit une étrange fascination, un attrait beaucoup plus intense que la Grèce ou l'Italie. Serait-ce que nous sommes au collège trop imbus, trop nourris d'études classiques, et que, nos huma
nités une fois terminées, il nous tarde d'écarter les réminiscences importunes des auteurs grecs et latins ?
L'Hellade, nous voyons ses traits idéalement beaux, presque divins dans les chefs-d’œuvre de sa sculpture ; l'Italie, elle est à notre porte. Qui ne connaît les manifestations de son génie artistique reproduites à profusion par la gravure et la photographie ? Ne sommes-nous pas d'ailleurs par notre langue, nos lois, nos mœurs, nos institutions, à moitié romains ? Notre pensée, à nous Français, formée par les classiques, est coulée dans le moule gréco-latin.
Mais l'Égypte, enveloppée des mirages de l'Orient, de poétiques légendes et de mythes bizarres, à moitié asiatique, à moitié africaine, illuminée par les feux éclatants de son soleil et de son histoire, l'Égypte nous apparaît tout autre dans un lointain doré. Combien, d'ailleurs, différente de la nôtre sa civilisation ! Ses arts, statuaire et architecture, sont marqués d'un caractère de grandeur qui impose : obélisques, pylônes formidables, chapiteaux à masque de déesse, colonnes taillées en sistres, sphinx criocéphales, divinités osiriaques, statues gigantesques présentent des formes spéciales, correspondent à des symboles, à des systèmes politiques et religieux, à des concepts d'anthropomorphisme tout à fait à l'antipode de nos idées modernes. Nous précipitons notre existence inquiète et souvent nomade dans une agitation perpétuelle ; l'Égypte ancienne, au contraire, c'est la tradition, la stabilité même (bien qu'elle soit moins hiératique et immuable qu'on ne s'est plu à le prétendre). Nous vivons pour cette vie terrestre ; l'ancien habitant de Memphis ou de Thèbes vivait pour la tombe, pour la syringe. Nous appliquons nos forces physiques et naturelles à des buts variés, mais immédiats : affaires, plaisirs, conquête des richesses ou des honneurs ; le pharaon comme le dernier de ses sujets ne pense qu'au décor du sépulcre, qu'à la précieuse conservation de son enveloppe mortelle dans la nécropole. Du fond de son sarcophage enluminé, que l'hypogée recèle, la Momie emmaillottée de bandelettes règne pendant trente
dynasties et cinquante siècles en suzeraine incontestée sur l'empire des Pharaons, eux-mêmes vassaux de la "Mort", premiers pontifes d'Osiris, qui guide l'âme dans les régions infernales de l'Amenti.
Mais ce qui nous charme peut-être le plus, c'est le mystère dont semblent imprégnées la terre de Menés et l'antique civilisation qui en est sortie : mystérieuses les origines presque incroyables de cette race robuste et intelligente, résignée à bâtir les Pyramides ; mystérieux le Nil qui a façonné et fait vivre l'Égypte, mais qui, comme au temps d'Hérodote, n'a pas encore livré le secret de ses sources ; mystérieux le Grand Sphinx mutilé, génie pétrifié d'un insondable passé ; mystérieuses pendant vingt siècles ces myriades d'hiéroglyphes, légendes artistiques de fresques incomparables, séries d'annales en creux et en relief, hier encore muettes, mais qui, grâce à la science divinatrice d'un illustre Français, proclament aujourd'hui les exploits ou les gestes insignes d'un Ousortesen victorieux, d'un Amenhotep constructeur, d'un Ramsès triomphant, ou qui, plus modestes, narrent la vie paisible d'un scribe, d'un intendant des domaines royaux sous les dynasties memmphites ou diospolites."


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

samedi 14 décembre 2019

Le Sphinx "ne connaît qu'un ennemi, qu'un vainqueur : le sable" (Louis Malosse)

 
auteur et date de ce cliché non identifiables
"Le Sphinx, corps de lion à tête humaine, est enfoui dans le sable. Le visage seul est visible. Encore faut-il chaque année faire des travaux de déblaiement assez considérables, le désert, sous la violence des khamsins, jetant ses tourbillons de sable sur ce monument qui serait le plus ancien de ceux que nous ont légués les Pharaons. Son existence serait antérieure à celle de Chéops ; il aurait été consacré à la gloire d'un dieu s0laire. La face a été meurtrie ; le nez et les joues sont mutilés. Néanmoins, l'expression du visage est toujours belle.
Le Sphinx doit être contemplé par un clair de lune. Sa face, devenue blanche et pâle, semble énigmatique et comme voilée à la façon de ces princesses turques qui se cachent le visage derrière un fin tissu transparent de mousseline blanche. Les meurtrissures disparaissent. Le bruit qui se fait autour de lui le laisse impassible. Les clameurs des touristes, de leurs guides, de leurs bêtes, ne le troublent pas. Il a vu des tempêtes plus fortes, des calamités plus terribles, depuis le siècle qui l’a vu naître. Il ne connaît qu'un ennemi, qu'un vainqueur : le sable. Là, l'homme vient à son secours, repousse le désert envahisseur. Il inspire une crainte angoissante, tant son masque reste indéchiffrable, tant il semble garder dans sa carcasse de pierre de choses ignorées et terribles. On reste stupide devant lui. Dans ses yeux pourtant sans expression, on devine un regard inquisiteur ; dans ce regard imaginaire, on voit plus de cinquante siècles écoulés. De cette contemplation, l’histoire apparaît comme la grande science, trésor inépuisable de faits et de légendes. L'imagination se met en mouvement, découvre des temps inconnus, des âges lointains, des multitudes mystérieuses. Cette face éclairée par la lune est inoubliable. On sent qu'elle revivra dans les souvenirs des années les plus lointaines, qu'elle est gravée à jamais dans la mémoire. Le problème de l'antiquité est une énigme dont la solution semble n'être connue que de ce témoin, muet à tout jamais."


extrait de Impressions d'Égypte, par Louis Malosse (1870-1896), homme de lettres et journaliste


Débarquement à Port-Saïd, par Walter Tyndale

photo d'Hippolyte Arnoux (en activité vers 1860-1890)

"Prenant moi-même la lorgnette d'une main fébrile, j'aperçus en effet la côte égyptienne, basse et plate. Rapidement cette côte s'allongea ; elle eut d'abord l'apparence de deux îles, puis d'une seule, et, l'un après l'autre, des îlots surgirent, puis disparurent, pour se montrer de nouveau à l'ouest. Sur la carte, je vis que presque toute la côte du Delta n'était qu'une étroite bande de terre qui séparait la Méditerranée des grands lacs salés. La traversée touchait à sa fin. Nous avions laissé loin derrière nous le sombre hiver et la mer agitée : à présent le soleil resplendissait dans un ciel bleu, et une brise délicieuse rafraîchissait l'air chaud et sec. 
Notre paquebot fendait les eaux verdâtres devant les Bouches du Nil ; à droite s'étendait une terre basse au sable doré, et là-bas la silhouette d'un sémaphore et de nombreux mâts apparaissaient. Bientôt, une ligne grise se dessina au ras des flots, qui, imprécise d'abord, se révéla peu à peu comme une immense digue, derrière laquelle se dressèrent les maisons d'une ville. 
Lentement le steamer glissa vers le quai ; sur la passerelle retentissaient les ordres brefs ; les lascars allaient et venaient en criant, et les passagers, impatients, se préparaient à débarquer. Enfin les machines s'arrêtèrent, les ancres énormes coulèrent le long des flancs du navire qui stoppa dans les eaux tranquilles de la rade de Port-Saïd. 
Quel moment d'émotion pour le nouveau venu ! Là, de l'autre côté de ces sables, c'est l'Égypte, la terre de la Rivière Mystérieuse, le pays magique ! la patrie des mosquées et des minarets, des turbans et des yashmaks, des Pharaons, des Pyramides et du Sphinx, du désert ! l'antique patrie de tant de merveilles : débris mystérieux de ces temps lointains où un grand peuple vivait ici, sur le sable doré de ces rives enchanteresses, près de ce fleuve puissant !... 
Les eaux tranquilles du port, d'un beau vert pâle, étaient si claires qu'on distinguait à une grande profondeur d'énormes méduses dont les bras s'allongeaient en tous sens. À l'orient, le soleil disparaissait dans une splendeur sereine. Aucun nuage ne tachait le ciel dont l'azur, à l'ouest, se nuançait de vert, puis de jaune, jusqu'à devenir une grande nappe d'or d'une imposante majesté. 
"East is East, and West is West, and never the twain shall meet.
Ici même, sur l'eau, avant le débarquement, tout me parut étrange et pittoresque. À peine notre grand navire était-il arrêté qu'une quantité de barques l'entourèrent, remplies d'indigènes qui criaient, gesticulaient ; certains d'entre eux présentaient leurs marchandises, fruits, cigares, colliers de perles et plumes. D'autres canots étaient remplis de jeunes garçons qui faisaient des plongeons fantastiques pour attraper les pièces d'argent lancées du pont par les passagers : comme des anguilles, ils disparaissaient sous l'eau pour reparaître quelques instants après, de l'autre côté du paquebot, la pièce brillant entre leurs dents blanches. Dans une barque, des rameurs chantaient cette chanson du pays dont le refrain est devenu chez nous le fameux "ta-ra-ra-boom de aye", autrefois si populaire dans les cafés chantants. Enfin nous débarquons sur le sol égyptien.(...)"

extrait de L'Égypte d'hier et d'aujourd'hui, 1910, par Walter Frederick Roope Tyndale (1855-1943), aquarelliste de paysages, d'architecture et de scènes de rue, illustrateur de livres et écrivain de voyage

vendredi 13 décembre 2019

"Le 'Khan Khalil' est fantastique" (Eugène Fromentin)

"carpet seller - Cairo", by Charles Robertson (1844 - 1891)

"Le Caire.
J'entre avec joie dans cette ville sans pareille ; nous gagnons l'hôtel à pied. La lune est sur l'horizon, la nuit splendide. Le canal miroite, l'air est plus doux,
plus moite, plus savoureux qu'ailleurs. Les grands beaux arbres de l'avenue. Charpentes, arcs de triomphe, illuminations partout. (...)
Le Khan Khalil est fantastique. Khan des tapis. Toutes leurs étoffes dehors, disposées en chapelles. Richesses qu'on ne soupçonne pas ; c'est éblouissant. 
À minuit, le Caire est bruyant, vivant, remuant en plein jour, plus qu'à midi, heure où le commerce fait la sieste.
Tâcher de donner une idée de ces spectacles. Ces gens-là adorent la lumière. Immenses lustres de verres. Lanternes par milliers. Lampions avec veilleuses.
Ce système barbare est admirablement ingénieux, et le mieux fait pour briller, refléter, miroiter, multiplier les feux. Il est encombrant, mais pittoresque dans son désordre et éblouissant. 

Charpentes énormes. On est tout étonné de voir improviser de pareilles décorations, et jamais bourgeois, boutiquiers, petits ou gros commerçants d'Europe, ne voudraient se mettre en pareils frais. Fêtent-ils quelque chose ou quelqu'un ? ou se donnent-ils tout simplement à eux-mêmes le spectacle de choses qui les amusent et les égaient ? C'est plus probable. Drôle de peuple."  

extrait de Voyage en Égypte, 1869, par Eugène Fromentin (1820-1876), peintre et écrivain