vendredi 7 février 2020

Après Karnak, "il me restait à contempler, avec la Vallée des Rois, l'œuvre formidable de la nature" (Albert Denis)

La Vallée des Rois, par Antonio Beato (1835 ? - 1906)

"Avec Karnak, j'avais été vivement impressionné par la splendeur colossale des temples. En présence des efforts de l’homme pour magnifier, par la pierre, la gloire de ses dieux ; devant  cet ensemble prodigieux d’édifices et de statues, qui demanda deux millénaires d'activité architecturale et artistique, je pensais que rien de plus grandiose ne pourrait s’offrir désormais à ma pensée et à ma sensibilité. Je me trompais. Auprès de l'effort colossal humain que Karnak représente, il me restait à contempler, avec la Vallée des Rois, l'œuvre formidable de la nature.
De quelles expressions se servir pour décrire la majesté effrayante de ce défilé de la montagne libyque ? C’est ici le cadre sublime, où s'appellent et se pénètrent ces deux choses suprêmes qui sont le Silence et la Mort. De quelle grandiose horreur avez-vous su entourer votre Nécropole, ô Pharaons, qui, pendant votre vie terrestre, avez voulu être plus que des hommes, et dans vos hypogées, plus que des morts... 
Dominé par une impression profonde, et pénétré par une émotion qui exalte l’âme, nous chevauchons maintenant dans la Vallée funéraire. Tout y est stérile et morne. C’est ici le royaume de la matière inerte. Aucun vestige de vie ne vient rompre l'aspect désolé des roches torréfiées par un soleil de feu. Les parois fauves ou rougeâtres de la Vallée, s’enveloppent d’une teinte d’améthyste qui étend, sur les tons excessifs et chauds de ses silex et de ses calcaires, un voile transparent d’idéalité, comme pour tempérer, pour atténuer, la brutalité effroyable de ses aspects et de ses lignes. Tantôt, en effet, se détachant presque de la paroi qui les retient encore par on ne sait quel impossible équilibre, de gigantesques roches, aux formes tourmentées, semblent attendre votre passage pour vous écraser sous leur masse formidable. Tantôt, ce sont des parois sinistres, dont la régularité, imaginée et réalisée par un effort de titans, paraissent être, couronnant les sommets prodigieux, les remparts fantastiques d'on ne sait quelles cités d’épouvante. Stupéfaits d admiration, nous avançons à travers les roches prodigieuses. Malgré moi, les noms de ceux qui ont réalisé dans leurs œuvres le sublime : Michel-Ange, Dante, Bossuet, se présentent à ma mémoire. Les pensées souveraines de la mort, du jugement universel, de l’enfer éternel et du ciel sans fin, offrent à mon souvenir leurs conceptions suprêmes... C’est sous l'empire de ces écrasantes sensations, ainsi que de ces idées grandioses, que nous arrivons tout au fond de la Vallée de la Mort. Une sorte d’esplanade, dominée par les formidables murailles de l'Assassif, termine le défilé. C'est ici et dans les ravins qui s’enfoncent de toutes parts dans la montagne, que sont creusés les hypogées des Pharaons thébains.
Les tombeaux de l'Égypte - il n'est pas inutile de le redire -, furent, à la fois, des monuments de mort ou lieux de sépulture, et - la doctrine égyptienne en fait foi -, des asiles pour la survie. Sépulture et asile : tel est donc le double caractère du tombeau égyptien."


extrait de Terre d'Égypte, 1922, par l'abbé Albert Denis qui, participant à "l'expédition militaire de Palestine-Syrie", profita de ses permissions pour visiter l'Égypte. "Ce fut pour lui à la fois une révélation et un éblouissement."

jeudi 6 février 2020

"Un voyage dans les régions de la mort", par Gaston Maspero, à propos de la Vallée des Rois

La Vallée des Rois, par Émile Béchard, 1870 
"Le seuil franchi et la porte refermée, les visiteurs semblaient avoir dit au jour un adieu éternel"
"... je me demande parfois si ces tombeaux, à s'illuminer si largement, ne perdent pas quelque peu de l'attrait qu'ils présentaient. Certes, ce n'est pas ainsi que les Égyptiens les avaient conçus, et jamais, en aucun temps de leur histoire, ils ne les virent plus distinctement que ne faisaient les voyageurs européens il y a un demi-siècle, avant l'invasion du fil de magnésium. Le seuil franchi et la porte refermée, les visiteurs semblaient avoir dit au jour un adieu éternel. L'ombre les engloutissait, mordant sans relâche sur le faible halo rougeâtre que leur torche émettait.
Sous cette lueur tremblante et courte, les murs et leur décor demeuraient presque invisibles : les figures de dieux et les inscriptions sorties imparfaitement de la nuit s'y replongeaient aussitôt, dès que le cortège était passé. L'on avançait comme dans un rêve hanté de formes mystérieuses, et de fait, l'hypogée n'était déjà plus de notre monde à 
nous. On l'avait creusé à l'image des vallées sourdes que le soleil parcourait chaque soir, et où les âmes non vouées à Osiris séjournaient mélancoliques : on avait peint ou ciselé sur ses parois la course de l'astre à travers ces populations d'esprits dolents et de génies farouches, son escorte de dieux magiciens, le portrait des ennemis qu'il y combattait et des amis qui l'aidaient à vaincre ces ennemis, les incantations qu'il lui fallait entonner pour sortir triomphant de ses épreuves. 
Une descente chez Sétouî mal éclairé était, pour les modernes comme pour les anciens, l'image affaiblie d'un voyage dans les régions de la mort ; n'est-ce pas détruire l'effet calculé par les Égyptiens que d'y prodiguer la lumière ? Aux touristes qui connaissent la destinée des Pharaons, il manquera peut-être la sensation d'horreur religieuse qu'ils attendaient, mais combien seront-ils par année ? La foule, qui veut avant tout voir les merveilles dont on lui a parlé et non pas les deviner, n'a point de ces scrupules : la promenade lui est plus facile depuis que l'électricité fonctionne, et elle est ravie. Les choses sont d'ailleurs arrangées de telle manière que chacun, s'il le veut, se remet instantanément dans les conditions anciennes. Au tombeau d'Aménôthès II, par exemple, où la momie est encore à sa place dans le sarcophage, on procède à la répétition de l'une des cérémonies qu'on célébrait le jour des funérailles. À un moment donné, les lampes s'éteignent et les ténèbres se font, puis une lueur pointe au-dessus de la tête du souverain. C'est ce que les prêtres appelaient l'Illumination de la Face : ils projetaient la flamme de leurs lampes au masque de la momie pour lui assurer la jouissance de la lumière éternelle. Après quelques minutes, le guide rallume les autres lampes, toutes à la fois si on le lui demande, l'une après l'autre lorsqu'on le préfère ainsi : il a donc de quoi varier ses effets et montrer la tombe sous son aspect d'autrefois avant de la ramener à celui d'à-présent.
Les six hypogées sont machinés de même, et notre système offre du moins l'avantage de pouvoir contenter tout le monde. À ceux qui désirent connaître la décoration en détail et la bien voir, il verse la lumière à flots, sans risque ni dommage pour le monument. Il laisse aux raffinés la demi-obscurité et il leur procure l'illusion d'une visite aux dieux de l'enfer égyptien."



Extrait de Ruines et paysages d'Égypte, 1910, par Gaston Maspero (1846-1916), égyptologue français, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ayant succédé à Mariette, en janvier 1881, à la direction du Service des antiquités égyptiennes et du musée d’Archéologie égyptienne de Boulaq, au Caire.

mercredi 5 février 2020

"Le grand temple d’Ibsamboul vaut à lui seul le voyage de Nubie" (Jean-François Champollion)


Temple d'Abou Simbel, David Roberts, 1838


"Enfin, le 26, à neuf heures du matin, je débarquai à Ibsamboul, où nous avons séjourné aussi le 27. Là, je pouvais jouir des plus beaux monuments de la Nubie, mais non sans quelque difficulté. Il y a deux temples entièrement creusés dans le roc, et couverts de sculptures. La plus petite de ces excavations est un temple d’Hathôr, dédié par la reine Nofré-Ari, femme de Rhamsès-le-Grand, décoré extérieurement d’une façade contre laquelle s’élèvent six colosses de trente-cinq pieds chacun environ, taillés aussi dans le roc, représentant le Pharaon et sa femme, ayant à leurs pieds, l’un ses fils, et l’autre ses filles, avec leurs noms et titres. Ces colosses sont d’une excellente sculpture ; leur stature est svelte et leur galbe très-élégant ; j’en aurai des dessins très fidèles. Ce temple est couvert de beaux reliefs, et j’en ai fait dessiner les plus intéressants.
Le grand temple d’Ibsamboul vaut à lui seul le voyage de Nubie : c’est une merveille qui serait une fort belle chose, même à Thèbes. Le travail que cette excavation a coûté effraye l’imagination. La façade est décorée de quatre colosses assis, n’ayant pas moins de soixante-un pieds de hauteur : tous quatre, d’un superbe travail, représentent Rhamsès-le-Grand ; leurs faces sont portraits, et ressemblent parfaitement aux figures de ce roi qui sont à Memphis, à Thèbes et partout ailleurs. C’est un ouvrage digne de toute admiration. Telle est l’entrée ; l’intérieur en est tout-à-fait digne ; mais c’est une rude épreuve que de le visiter. À notre arrivée, les sables, et les Nubiens qui ont soin de les pousser, avaient fermé l’entrée. Nous la fîmes déblayer ; nous assurâmes le mieux que nous le pûmes le petit passage qu’on avait pratiqué, et nous prîmes toutes les précautions possibles contre la coulée de ce sable infernal qui, en Égypte comme en Nubie, menace de tout engloutir. Je me déshabillai presque complètement, ne gardant que ma chemise arabe et un caleçon de toile, et me présentai à plat-ventre à la petite ouverture d’une porte qui, déblayée, aurait au moins 25 pieds de hauteur. Je crus me présenter à la bouche d’un four, et, me glissant entièrement dans le temple, je me trouvai dans une atmosphère chauffée à 51 degrés : nous parcourûmes cette étonnante excavation, Rosellini, Ricci, moi et un de nos Arabes, tenant chacun une bougie à la main. La première salle est soutenue par huit piliers contre lesquels sont adossés autant de colosses de trente pieds chacun, représentant encore Rhamsès-le-Grand : sur les parois de cette vaste salle règne une file de grands bas-reliefs historiques, relatifs aux conquêtes du Pharaon en Afrique ; un bas-relief surtout, représentant son char de triomphe, accompagné de groupes de prisonniers nubiens, nègres, etc., de grandeur naturelle, offre une composition de toute beauté et du plus grand effet. Les autres salles, et on en compte seize, abondent en beaux bas-reliefs religieux, offrant des particularités fort curieuses. Le tout est terminé par un sanctuaire, au fond duquel sont assises quatre belles statues, bien plus fortes que nature et d’un très bon travail. Ce groupe, représentant Amon-Ra, Phré, Phtha, et Rhamsès-le-Grand assis au milieu d’eux, mériterait d’être dessiné de nouveau.
Après deux heures et demie d’admiration, et ayant vu tous les bas-reliefs, le besoin de respirer un peu d’air pur se fit sentir, et il fallut regagner l’entrée de la fournaise en prenant des précautions pour en sortir. J’endossai deux gilets de flanelle, un bernous de laine, et mon grand manteau, dont on m’enveloppa aussitôt que je fus revenu à la lumière ; et là, assis auprès d’un des colosses extérieurs dont l’immense mollet arrêtait le souffle du vent du nord, je me reposai une demi-heure pour laisser passer la grande transpiration. Je regagnai ensuite ma barque, où je passai près de deux heures sur mon lit. Cette visite expérimentale m’a prouvé qu’on peut rester deux heures et demie à trois heures dans l’intérieur du temple sans éprouver aucune gêne de respiration, mais seulement de l’affaiblissement dans les jambes et aux articulations ; j’en conclus donc qu’à notre retour nous pourrons dessiner les bas-reliefs historiques, en travaillant par escouades de quatre (pour ne pas dépenser trop d’air), et pendant deux heures le matin et deux heures le soir. Ce sera une rude campagne ; mais le résultat en est si intéressant, les bas-reliefs sont si beaux, que je ferai tout pour les avoir, ainsi que les légendes complètes. Je compare la chaleur d’Ibsamboul à celle d’un bain turc, et cette visite peut amplement nous en tenir lieu."

extrait de Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, par Jean-François Champollion (1790-1832)

mardi 4 février 2020

"Là m’apparut toute la magnificence pharaonique" (Jean-François Champollion, à propos de Karnak)

temple de Karnak, par Jean Pascal Sebah (1838-1910)

"Le quatrième jour (hier 23), je quittai la rive gauche du Nil pour visiter la partie orientale de Thèbes. Je vis d’abord Louqsor, palais immense, précédé de deux obélisques de près de 80 pieds, d’un seul bloc de granit rose, d’un travail exquis, accompagnés de quatre colosses de même matière, et de 30 pieds de hauteur environ, car ils sont enfouis jusqu’à la poitrine. C’est encore là du Rhamsès-le-Grand. Les autres parties du palais sont des rois Mandoueï, Horus et Aménophis-Memnon ; plus, des réparations et additions de Sabacon l’Éthiopien et de quelques Ptolémées, avec un sanctuaire tout en granit, d’Alexandre, fils du conquérant. J’allai enfin au palais ou plutôt à la ville de monuments, à Karnac. Là m’apparut toute la magnificence pharaonique, tout ce que les hommes ont imaginé et exécuté de plus grand. Tout ce que j’avais vu à Thèbes, tout ce que j’avais admiré avec enthousiasme sur la rive gauche, me parut misérable en comparaison des conceptions gigantesques dont j’étais entouré. 
Je me garderai bien de vouloir rien décrire ; car, ou mes expressions ne vaudraient que la millième partie de ce qu’on doit dire en parlant de tels objets, ou bien si j’en traçais une faible esquisse, même fort décolorée, on me prendrait pour un enthousiaste, peut-être même pour un fou. Il suffira d’ajouter qu’aucun peuple ancien ni moderne n’a conçu l’art de l’architecture sur une échelle aussi sublime, aussi large, aussi grandiose, que le firent les vieux Égyptiens ; ils concevaient en hommes de 100 pieds de haut, et l’imagination qui, en Europe, s’élance bien au-dessus de nos portiques, s’arrête et tombe impuissante au pied des 140 colonnes de la salle hypostyle de Karnac.
Dans ce palais merveilleux, j’ai contemplé les portraits de la plupart des vieux Pharaons connus par leurs grandes actions, et ce sont des portraits véritables ; représentés cent fois dans les bas-reliefs des murs intérieurs et extérieurs, chacun conserve une physionomie propre et qui n’a aucun rapport avec celle de ses prédécesseurs ou successeurs (...).
J’ai trouvé autour des palais de Karnac une foule d’édifices de toutes les époques, et lorsque, au retour de la seconde cataracte vers laquelle je fais voile demain, je viendrai m’établir pour 5 ou 6 mois à Thèbes, je m’attends à une récolte immense de faits historiques, puisque, en courant Thèbes comme je l’ai fait pendant 4 jours, sans voir même un seul des milliers d’hypogées qui criblent la montagne Libyque, j’ai déjà recueilli des documents fort importants."


extrait de Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, par Jean-François Champollion (1790-1832)

lundi 3 février 2020

"Sans le Nil, il n'y aurait pas d'Égypte" (Émile Delmas)

photo de Zangaki
"un grattage de peu de profondeur"

"Je n'apprendrai rien à personne (...) en disant que le Nil c'est toute l'Égypte, toute sa vie, toute sa raison d'être. Sans le Nil, il n'y aurait pas d'Égypte, et le géographe enregistrerait simplement sur les cartes, entre la chaîne Lybique et la chaîne Arabique, un désert de plus, identique à tous les déserts de l'Afrique. C'est le Nil qui sert d'exutoire aux sables que les vents d'Est et d'Occident soufflent sans cesse par-dessus la crête des deux chaînes ; c'est lui qui les emporte à la mer ; c'est lui qui fournit la terre et l'eau à la fertile vallée d'Égypte. On peut affirmer, je crois, que c'est le Nil qui a fait cette vallée, de toutes pièces. Aux époques de formation géologique, quand la mer se fut retirée, laissant le champ libre à l'irruption des eaux équatoriales et au régime des inondations périodiques, le Nil a déposé une première couche de limon, puis cent, puis mille, et, avec les siècles s'est formée cette merveilleuse terre, une des plus fertiles du monde.
Il suffirait d'une simple ondulation du sol, jetant le Nil dans la mer Rouge, pour supprimer l'Égypte. Consolons-nous en pensant que, si cette douloureuse hypothèse se réalisait, il se constituerait quelque part, dans la direction de l'océan Indien ou du Sahara, quelque nouvelle Égypte(...), à moins qu'il n'y
eût plus de pluies équatoriales, plus de Nil. Chassons ces mauvais rêves, et revenons aux réalités de la culture égyptienne.
Le labourage paraît n'être, à vrai dire, qu'un grattage de peu de profondeur ; à dessein, sans doute, car, en labourant profondément, on ramènerait à la surface une terre fatiguée, celle des années antérieures, alors que le dépôt de l'année, qu'on me dit être de 6 à 7 centimètres d'épaisseur, humus prodigieusement fertile, suffit à l'enracinement, et, dans certains cas, au développement complet de la plante."


extrait de Égypte et Palestine, par Émile Delmas (1834 - 1898), armateur et homme politique français

dimanche 2 février 2020

"Qu'il fait bon le soir promener son regard sur ces lignes harmonieuses !" (Valérie de Gasparin, faisant halte à Thèbes)

John Collier, "Theban Hills from Luxor", 1920
"Au-dessus de Thèbes, samedi 8 janvier 1848.
Terre de bénédiction, terre de poésie ! Qu'il fait bon le soir descendre, et promener son regard sur ces lignes harmonieuses ! À l'orient, la chaîne rocheuse s'empourpre ; au midi, une arête vive, couronnée par quelque tombe de scheik semble fermer le Nil ; les eaux s'étendent mollement, la belle verdure couvre les bords ; le lupin dresse ses épis papillonnacés, le haricot égyptien embrasse la terre de ses rameaux traînants et la couvre de fleurs violettes ; sous ces buissons de cotonniers, les oiseaux volent et se cherchent une retraite ; le blé pousse en jets d'épis foncés et barbus, l'anis étale en parasol son feuillage plumassé, le liseron relie les profondes crevasses du sol ; la lumière inonde les campagnes et le fleuve ; un chant vague monte de tous les points de l'horizon : le chant du fellah qui tire l'eau, le chant du matelot qui tire le dahbieh ou qui cargue les voiles, le chant des femmes qui remontent du fleuve au village.

Memphis, the Pharaoh, the Queen and a harp player,
by Dominique Papety (1815-1849.
Selon toute vraisemblance, c'est à ce tableau que fait allusion Valérie de  Gasparin,
même s'il n'y a pas de concordance dans certains détails.

Il y a quelques années, on voyait au salon une toile de Papety, qui se place involontairement devant mes yeux. Le sujet était simple : un lit antique, un jeune Égyptien couché sur la poitrine, la tête relevée, le regard calme et pensif ; à droite, une jeune fille tenant une fleur de lotus ; à gauche, une jeune fille jouant de la lyre ou du psaltérion ; derrière, les horizons immenses ; de tous côtés les clartés sereines du ciel d'Égypte. J'ignorais encore les beauté de ce coin de terre : pourtant le caractère du tableau m'avait émue ; je l'avais reconnu, comme nous reconnaissons chaque jour ces traits que nous n'avions jamais vus, cette mélodie que nous n'avions jamais entendue. Ne sommes-nous pas tous citoyens du royaume enchanté qu'on nomme l'idéal ? Ne nous sommes-nous pas rencontrés cent fois, gens et choses, sur ses plages célestes ?
Ah ! c'est que le peintre a bien compris cette paix toute pénétrée de mystères, la beauté de ces figures bronzées aux grands yeux mélancoliques, la magnificence de cette nature.
Il y a des pays que le soleil embrase. Ceux-là n'offrent à l'œil attristé qu'une végétation grise ou glauque, qu'un sol brûlé. Cependant, lorsque janvier leur souffle de fraîches haleines, la croûte de la terre, l'écorce des arbres en sont amollies ; il en sort de jeunes fleurs et de jeunes rameaux.
II en est d'autres, complexes, méridionaux par leur été, septentrionaux par leur hiver, que le soleil calcine dans les ardeurs de juillet, que les autans contristent sous les nuages de décembre. Mais l'Égypte ! l'Égypte s'épanouit toujours verte et parfumée sous les rayons d'un soleil des tropiques ; et quand elle voit sa végétation se flétrir, elle se plonge tout entière dans son fleuve, elle en sort plus vigoureuse et plus parée." 

extrait de Journal d'un voyage au Levant, par Valérie de Gasparin (1813-1894), écrivaine suisse romande

samedi 1 février 2020

Le Nil, ce fleuve "qui vient en Égypte du paradis terrestre", par Jean de Joinville, biographe de saint Louis

Le Nil, par Wilhelm Gentz (1822 - 1890)
"Il nous faut tout d'abord parler du fleuve qui vient en Égypte du paradis terrestre ; et je vous raconte ces choses pour vous faire comprendre certains faits qui touchent à mon sujet. Ce fleuve est différent de toutes les autres rivières, car plus les autres rivières descendent leur cours, plus s'y jettent de petites rivières et de petits ruisseaux. Et dans ce fleuve il ne s'en jette aucune ; au contraire il se produit ceci, qu'il arrive par un seul chenal jusqu'en Égypte, et alors il se divise en sept bras, qui se répandent à travers l'Égypte.
Et quand la Saint-Remi est passée, les sept rivières se répandent dans le pays et recouvrent le plat pays ; et quand elles se retirent, les paysans vont chacun labourer leurs terres avec une charrue sans roues, avec laquelle ils sèment dans la terre le froment, l'orge, le cumin, le riz ; et ces semences viennent si bien que nul ne saurait mieux faire. Et l'on ne sait d'où vient cette crue, sinon de la volonté de Dieu ; et si ce phénomène ne se produisait pas, rien ne viendrait dans ce pays à cause de la grande chaleur du soleil qui brûlerait tout, parce qu'il ne pleut jamais dans le pays. Le fleuve est toujours trouble ; aussi les gens du pays qui veulent en boire en puisent le soir, et y écrasent quatre amandes ou quatre fèves ; et le lendemain elle est si bonne à boire qu'elle ne laisse rien à désirer.
Avant que le fleuve entre en Égypte, les gens dont c'est la coutume jettent le soir leurs filets déployés dans le fleuve ; et quand on vient au matin, ils trouvent dans leurs filets ces denrées qui se vendent au poids que l'on apporte dans ce pays, à savoir le gingembre, le rhubarbe, le bois d'aloès, la cannelle. Et l'on dit que ces produits viennent du paradis terrestre, car le vent les abat des arbres qui sont dans le paradis, comme le vent abat dans la forêt, en notre pays, le bois sec ; et ce qui tombe de bois sec dans le fleuve, les marchands nous le vendent dans ce pays. L'eau du fleuve est de telle nature que, lorsque nous la suspendions, dans des pots de terre blancs que l'on fait dans le pays, aux cordes de nos tentes, l'eau devenait, à la chaleur du jour, aussi fraîche que de l'eau de source.

On disait dans le pays que le sultan du Caire avait tenté maintes fois de savoir d'où venait le fleuve ; et il y envoyait des gens qui emportaient une sorte de pain que l'on appelle biscuits, parce qu'ils sont cuits deux fois ; et ils vivaient de ce pain jusqu'à leur retour auprès du sultan. Et ils rapportaient qu'ils avaient exploré le fleuve et qu'ils étaient arrivés à un grand massif de roches à pic, où personne n'avait la possibilité de monter ; le fleuve tombait de ce massif, et il leur semblait qu'il y avait une grande quantité d'arbres en haut dans la montagne ; et ils disaient qu'ils avaient trouvé des merveilles, diverses bêtes sauvages et de diverses façons, lions, serpents, éléphants, qui venaient les regarder sur le bord de l'eau quand ils allaient en amont."
(transcription proposée par le site pédagogique de la Bibliothèque nationale de France)

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Texte original

"Il nous couvient premierement parler dou flum qui vient par Egypte et de Paradis terrestre ; et ces choses vous ramentois-je pour vous faire entendant aucunes choses qui affièrent à ma matière. Cis fleuves est divers de toutes autres rivières ; car quant plus viennent les autres rivières aval, et plus y chiéent de petites rivières et de petiz ruissiaus ; et en ce flum n'en chiet nulles : ainçois avient ainsi que il vient touz en un chanel jusques en Egypte, et lors giete de li sept branches qui s'espandent parmi Egypte. Et quant ce vient après la saint-Remy, les sept rivières s'espandent par le païs et cuevrent les terres pleinnes ; et quant elles se retraient, li gaaingnour vont chascuns labourer en sa terre à une charue sanz rouelles ; de quoy il tornent dedens la terre les fourmens, les orges, les comminz, le ris, et viennent si bien que nulz n'i sauroit qu'amender ; ne ne sait l'on dont celle creue vient, mais que de la volentei Dieu ; et, se ce n'estoit, nul bien ne venroient ou païs, pour la grant chalour dou soleil qui arderoit tout, pour ce que il ne pluet nulle foiz ou pays. Li fluns est touzjours troubles, dont cil dou païs, qui boire en vuelent, vers le soir le prennent et esquachent quatre amendes ou quatre fèves; et l'endemain est si bone à boire que riens n'i faut. Avant que li fluns entre en Egypte, les gens qui ont acoustumei à ce faire, gietent lour roys desliées parmi le flum, au soir; et, quant ce vient au matin, si treuvent en lour royz cel avoir de poiz que l'on aporte en ceste terre, c'est à savoir gingimbre, rubarbe, lignaloecy et eanele; et dit l'on que ces choses viennent de Paradis terrestre, que li venz abat des arbres qui sont en Paradis, aussi comme li venz abat en la forest en cest païs le bois see; et ce qui chiet dou bois sec ou flum, nous vendent li marcheant en ce païz. L'yaue dou flum est de tel nature, que quant nous la pendiens en poz de terre blans que l'en fait ou païs, aus cordes de nos paveillons, l'yaue devenoit ou chaut dou jour aussi froide comme de fonteinne. Il disoient ou païs que li soudans de Babiloine avoit mainte foiz essaié dont li fluns venoit, et y envoioit gens qui portoient une manière de pains que l'on appelle becuis, pour ce que il sont cuit par dous foiz, et de ce pain vivoient tant que il revenoient arières au soudanc; et raportoient que il avoient cerchié le flum, et que il estoient venu à un grant tertre de roches taillies, là où nulz n'avoit pooir de monter. De ce tertre chéoit li fluns, et lour sembloit que il y eust grant foison d'arbres en la montaigne en haut ; et disoient que il avoient trouvei merveilles de diverses bestes sauvaiges et de diverses façons, lyons, serpens, oliphans, qui les venoient regarder dessus la rivière de l'yaue, aussi comme il aloient amont."

Jean, sire de Joinville, présentant son Histoire de Saint-Louis à Louix X, 1309

extrait de la Vie de saint Louis, par Jean de Joinville (v. 1224 - 24 décembre 1317). É
galement connu sous le nom de Sire de Joinville, il est le biographe de saint Louis, qu'il accompagne, en se joignant aux chevaliers chrétiens, lors de la septième croisade en Égypte, en 1244. Lors de cette croisade, Joinville se met au service du roi, et il devient son conseiller et son confident.