jeudi 5 mars 2020

"Parmi ceux qui se figurent connaître l'Égypte, combien se sont rendus dans la ville de Bastit et dans la capitale d’Amasis ?" (Pierre Montet)

Pierre Montet examinant la momie de Psousennès Ier

"Les cités du Delta ne le cédaient à celles de la Haute Égypte ni par l’antiquité, ni par la splendeur de leurs monuments. Saïs, Bubaste et bien d’autres n’enviaient rien à Abydos, à Edfou, à Denderah et n'étaient éclipsées que par Thèbes. Le poète n’a pas oublié Saïs ni Bubaste, mais le touriste et l’archéologue ne fréquentent que les cités du Sud. Parmi ceux qui se figurent connaître l'Égypte, combien se sont rendus dans la ville de Bastit et dans la capitale d’Amasis ? Combien ont profité des routes qui unissent le Caire à Ismaïlia et au canal de Suez, à Damiette, à tous les chefs-lieux du Delta, pour explorer le temple en ruines de Behbet el Hagar, Mendès avec son naos encore debout, ou tenter d'atteindre la citadelle de Leontopolis si curieusement perchée, à vingt mètres de hauteur, sur son double piédestal de terre ?
Seule Tanis reçoit des visiteurs depuis que notre mission y a entrepris des fouilles en 1929, et surtout depuis qu’un roi vêtu d’or, couché dans un sarcophage d'argent, y a été découvert au fond d’un tombeau. Vainement des historiens soutiennent qu'Osiris régna dans le Delta avant de fonder Abydos, qu'Horus résida dans la ville qui porte toujours son nom, Damanhour, avant de fonder ses colonies du sud, qu'un antique royaume eut pour capitales Pe et Dep. C’est en vain que Rosette et Sân ont conservé pour la science les décrets bilingues, que des stèles historiques rappellent la grandeur de Mendès et de Pithom. De nos jours, l'Égypte pharaonique amputée de la moitié de son territoire commence aux Pyramides.
Les premiers égyptologues étaient moins exclusifs. Les savants de la Commission d'Égypte ont parcouru le Delta sans se lasser et noté toutes les antiquités visibles sur le sol. Champollion dressant la liste des sites à explorer en premier lieu nomme Tanis, Alexandrie, Saïs et Bubaste. Mariette fouille à Tanis et à Saïs en même temps qu’à Memphis, Abydos et Thèbes. On doit à Lepsius une belle lithographie de Saïs. Vers 1880 on pensait encore qu'il y avait à fouiller dans le Delta. L'Egypt exploration society inscrivit à son programme les sites bibliques : Bubaste, Pithom, Tanis, Daphnae. Les travaux de Flinders Petrie, de Griffith, de Naville sont consignés dans les deux volumes de Tanis, les deux volumes de Bubastis, que suivirent Goshen, The Kyksos ans israelic cities, The Store-city of Pithom and the route of the Exodus. Mais cet effort méritoire ne fut pas soutenu.
Lorsque les savants anglais se transportèrent au Fayoum et à Abydos, ni les Français, ni les Allemands, ni les Américains ne s’offrirent pour les remplacer. Il ne resta que le Service des Antiquités égyptiennes qui prit quelques mesures de surveillance et de conservation, intervenant lorsque le hasard amenait quelque trouvaille, comme ce fut le cas à Bubaste, où la construction du chemin de fer fit découvrir un trésor d’argenterie, à Athribis, à Héliopolis, où des maçons avaient rencontré des tombeaux. Des découvertes en assez grand nombre sont mentionnées dans les Annales du Service. En 1905, Maspero chargea Barsanti de ramener au Caire les gros monuments découverts à Sân par Mariette. De son côté la Compagnie de Suez chargeait Clédat de rassembler à Ismaïlia les stèles et les statues découvertes à Tell el Maskhouta et le long du canal.
Dans ces dernières années, la Mission de Tanis a suscité une certaine émulation. Une mission américaine travaille à Athribis ; le service des antiquités à Bubaste. Il a découvert près de Horbeith une nécropole de taureaux sacrés. Nous espérons que les succès récents des fouilles de Tanis ramèneront les archéologues dans le Delta où il y a tant à faire. "



extrait de Tanis - Douze années de fouilles dans une capitale oubliée du Delta égyptien, 1942, par Pierre Montet (1885-1966), égyptologue

lundi 2 mars 2020

"Quand on arrive à leur base, on est comme atterré et anéanti d'étonnement" (Jules Barthélemy Saint-Hilaire, à propos des pyramides de Giza)

photo des frères Zangaki, deux photographes grecs, actifs vers 1870-1875 et 1880-1899

"Je ne voudrais pas cependant quitter l'Égypte sans vous dire quelque chose des monuments que nous venons d'admirer. Il me semble qu'un voyageur qui aurait vu ces merveilles sans leur consacrer un souvenir serait assez ridicule. Il faudrait qu'il fût bien insensible pour n'en avoir pas été ému ; et, s'il a ressenti en les contemplant quelques impressions profondes, je ne vois pas pourquoi il ne transmettrait pas ces impressions, quelles qu'elles soient, aux gens moins heureux que lui qui n'ont pu les avoir sur les lieux. Les monuments de l'Égypte, d'ailleurs, ne sont pas seulement une gloire pour le peuple qui les a élevés. Ils font partie de l'histoire de l'art par leur originalité, par leur grandeur, quelquefois même aussi par leur perfection ; et les passer sous silence, c'est déchirer une page des annales de l'esprit humain. Quelques-uns de ces monuments ont quatre mille ans et plus. Je vous le demande : il y a quatre mille ans, qu'est-ce que c'était que l'Europe entière, y compris la Grèce elle-même ? Qu'est-ce que c'était que le monde, et même les peuples les plus civilisés de ces temps à demi fabuleux, à côté de l'Égypte pharaonique ?
(...) Les monuments que nous avons visités ne sont pas très nombreux. Le but de notre voyage était spécial (...). Cependant nous n'avons pas voulu passer, comme des barbares, à côté de ces splendeurs de l'architecture pharaonique sans y jeter un coup d'œil ; et voici à peu près tous les monuments que nous avons vus sur les bords du Nil : les pyramides de Ghizeh, le temple de Dendérah, les palais et les temples de Thèbes sur les deux rives du fleuve, Esneh, Edfou, et l'île de Philae.
(...) Pour se rendre aux grandes pyramides, qu'on aperçoit sur sa droite quand on les regarde du haut de la citadelle du Caire, il faut passer le Nil, et prendre par le village de Ghizeh, aujourd'hui bien délabré, et dont Léon l'Africain, au commencement du seizième siècle, fait une ville très florissante. Comme l'inondation était encore très haute, et qu'elle couvrait la campagne, il nous a fallu suivre la levée de terre qui, par de longs détours, conduit en serpentant à l'entrée du désert Libyque, où gisent ces gigantesques constructions. De loin, et à mesure qu'on s'en rapproche, elles produisent assez peu d'effet ; et l'on serait presque tenté de se dire : "Comment ! ce n'est que cela !" Mais, lorsqu'on a quitté la levée, et qu'au delà de l'inondation on s'avance à pied vers ces masses, faisant un kilomètre à peu près dans le sable sans que le regard s'en détache d'une seconde, elles grandissent tout à coup à des proportions colossales ; et quand on arrive enfin à leur base, on est comme atterré et anéanti d'étonnement.
Cette sensation tient évidemment à ce que ces monuments étranges sont d'un bloc, et que l'effet qu'ils produisent est en quelque sorte concentré.
Les plus vastes palais, ceux de Karnak, par exemple, ou ceux de Médinet-Habou, tout immenses qu'ils sont, ne vous écrasent pas comme les Pyramides. On sait s'orienter dans leurs diverses parties, qu'on analyse et qu'on peut détailler une à une. Ici le coup est unique, et l'on est foudroyé. La surprise ne diminue pas même lorsque l'on monte sur ces assises de pierres magnifiques, dont quelques-unes ont trois et quatre pieds de haut pour chaque pas, ou gradin d'escalier.
(...) Il est démontré par les Pyramides elles-mêmes, telles qu'elles sont encore aujourd'hui, que l'architecture était fort avancée au moment où elles ont été construites. Les moyens pouvaient être imparfaits, et les plans inclinés l'attestent assez ; mais l'art ne l'était pas. La construction en elle-même, avec ses lignes si régulières, avec ses matériaux si solidement joints, ses travaux intérieurs et ses travaux du dehors, ne laisse rien à désirer ; et si, de nos jours, il prenait fantaisie à quelque potentat de faire élever des monuments de ce genre, il est avéré qu'il ne pourrait faire mieux, si même il pouvait faire aussi bien.
Il n'y a pas d'architecte de nos jours, quelles que soient ses justes prétentions, qui ne doive en convenir. Dans ces temps, si reculés qu'ils en sont presque fabuleux, la mécanique savante pouvait être peu avancée ; l'architecture l'était étonnamment. Or ce n'est pas très rapidement que l'art se forme ; et il avait fallu bien des essais et bien des tâtonnements, avant qu'il parvînt à ce degré éminent. À quelle époque incalculable ne se trouvent point reportés, rien que par ce seul fait, les débuts de la civilisation égyptienne ? Et à quel temps presque antédiluvien n'a-t-on pas dû commencer à tailler des pierre et à construire des édifices, pour arriver, deux mille ans avant l'ère chrétienne, à en construire de si parfaits !
Voilà pour l'admiration. Mais à un autre point de vue, que de douleur et que de juste indignation ne doivent pas exciter de pareils monuments ! Quel orgueil ! Quel faste stupide et cruel ! Que de milliers d'hommes sacrifiés en pure perte pour faire à un cadavre, qui doit périr sans qu'il en reste trace un jour, une sépulture qui brave les siècles, sans le préserver de la pourriture qui l'attend, ou de la violation sacrilège dont la cupidité le menace ! Ô grandeur! Ô vanité des choses humaines !"


extrait de Lettres sur l'Égypte, par Jules Barthélemy Saint-Hilaire, philosophe, journaliste et homme d'État français (1805-1895).

dimanche 1 mars 2020

"Je promets trois mois de délices aux promeneurs qui voudront venir remonter le fleuve jusqu'à ses secondes cataractes" (comte d'Estournel, à propos du Nil)

photo des frères Zangaki, deux photographes grecs, actifs vers 1870-1875 et 1880-1899

"Chaque jour nos relations avec ces contrées vont devenir plus faciles, et je me demande s'il est possible de mieux employer ses loisirs qu'en se laissant aller comme je le fais en ce moment au gré du vent et au cours de l'eau à travers cette curieuse Égypte. Décidément la route de Paris à Thèbes n'est pénible que jusqu'à Châlons. Avec la Saône, le Rhône, les bateaux à vapeur, on se trouvera transporté ici sans s'en douter, et je promets trois mois de délices aux promeneurs qui voudront venir remonter le fleuve jusqu'à ses secondes cataractes. 
Un tel plaisir est de tous les âges ; il s'accommode à toutes les santés par la salubrité du climat, à toutes les fortunes par son économie ; et comment ne serait-il pas de tous les goûts ? Au lieu de traîner chez nous un long hiver à grelotter et à tousser au milieu des brouillards et des frimas, qui empêche de le changer contre un printemps en venant chercher dans le berceau du soleil la chaleur et la lumière ? Chaque heure de trajet sur le Nil fournirait quelque halte intéressante. On mettrait pied à terre sur un sable bien sec ; on irait se promener sous les palmiers et visiter les ruines qui sont rangées le long des rivages, comme pour vous présenter du plaisir sans fatigue. 
J'aime à rêver ainsi une navigation en famille, en caravane d'amis, dans de bonnes cabines commodément meublées, avec des livres, des pinceaux, des instruments de musique, enfin en grand et plus abondamment tout ce que j'ai aujourd'hui à bord de ma canche, moins ses crevasses. Muni d'un firman, on peut requérir dans chaque village aide et protection ; aucune des nécessités de la vie ne vous manque, et les gourmands trouveraient à faire excellente chère. 
Pour donner une idée du prix des denrées, nous venons d'acheter tout à l'heure un cent d'œufs cinq sous de France, et un mouton trois francs ; une barque avec un équipage de onze hommes revient à cinq francs de loyer par jour. Ainsi vous voilà à la fois logé et voituré pour le prix que coûteraient deux heures de fiacre à Paris. Il est donc vrai que nous pourrions voyager en Égypte par pauvreté ou au moins par épargne, ainsi que les Anglais le font en France. Ensuite, je n'ignore pas qu'il y a manière de rendre ruineux tous les voyages, même celui autour de sa chambre ; telle personne de ma connaissance met des écus dans un sac percé, puis elle dit : "Comme l'argent va vite ! il est impossible de vivre en Orient à moins de dix mille francs par mois." Je réponds à ce chiffre par les prix du pays, et j'affirme qu'il n'y a pas ici de dépenses qui équivalent journellement à celles de la poste et des auberges en Europe. Toute escorte est superflue, même celle de notre janissaire de Girgé, et ceci m'amène à payer la dette de reconnaissance que doivent au gouvernement de Méhémet-Ali tous les voyageurs chrétiens ; la sécurité dont ils jouissent, c'est lui qui la leur a faite. Quel contraste avec les récits de Denon, quand je l'entendais nous raconter ses tribulations de tous genres. Sans cesse à cheval, faisant le coup de fusil, et forcé par les mouvements de l'armée de s'arrêter dans des lieux sans souvenirs et sans intérêt, tandis qu'il lui fallait passer au galop devant les monuments de Thèbes. 
Étendu sur le pont de ma barque et respirant l'air frais du soir qui faisait bomber nos deux voiles, j'énumérais ainsi les douceurs et les facilités de mon futur retour en Égypte, quand mon esprit un peu porté à la contradiction, même avec lui-même, eut la fantaisie de retourner la médaille et d'en considérer le revers. Un inconvénient du voyage rendu si facile ne sera-ce pas alors cette trop grande facilité ? De commode, ne deviendrait-il pas commun ? Échapperons-nous aux commis-voyageurs, la peste endémique de l'Occident, et l'Orient ne va-t-il pas se peupler de familles anglaises qui chercheront des restaurateurs au pied des pyramides, et demanderont dans le désert où est le custode ? Puis, jouira-t-on autant d'un voyage où rien ne vous manquera ? En profitera-t-on de même, et n'en sera-t-il pas comme de ces méthodes nouvelles et aisées, au moyen desquelles en apprenant sans peine on apprend mal ?"

extrait du Journal d'un voyage en Orient, publié en 1844, de François de Sales, Marie, Joseph, comte d'Estourmel (1783 - 1852), homme politique français

samedi 29 février 2020

La "ressemblance frappante" des fellahs égyptiens avec "leurs anciens devanciers", par W. S. Blackman

statue de Ramsès II - Louxor (auteur et date de la photo non mentionnés)

"Les limites naturelles de l'Égypte ont permis à ses habitants, en particulier à ceux du haut pays, de vivre relativement isolés à travers toute leur  histoire. Au nord s’étend la mer ; à l’est et à l’ouest s’allongent de vastes déserts presque totalement dépourvus d’eau, tandis que vers le sud une série de cataractes s’oppose à la pénétration étrangère qui tenterait de descendre le Nil. Pareil isolement géographique fut certainement la cause déterminante du caractère conservateur que manifestent les paysans égyptiens. Ce caractère apparaît avec une évidence spéciale dans leurs coutumes sociales et religieuses, ainsi que dans leurs industries ordinaires qui (...) sont restées presque sans aucun changement, sinon totalement identiques, depuis l’époque des pharaons.
Les vastes solitudes désertiques répandent la terreur dans les esprits ; la plupart des fellahs, aujourd’hui encore, ne se risqueraient pas à en traverser même la lisière après le coucher du soleil. La crainte des hyènes et plus encore la crainte des 'afârît les empêchent de se risquer, la nuit venue, au delà des terres cultivées. Le paysan, à moins qu’il ne soit obligé de rester aux champs pour défendre ses récoltes ou pour surveiller son bétail, brebis et chèvres, retourne dans son village avant la tombée du jour et y demeure jusqu’au moment même qui précédera l’aurore du lendemain.
Les déserts ont fait leurs preuves comme défense naturelle contre l'invasion, car les peuples qui conquirent le pays à différentes époques de son histoire y entrèrent en général par le nord-est. Ces envahisseurs ne semblent pas avoir exercé une action bien marquée sur l’aspect physique des habitants de la Haute Égypte. La plupart de ceux-ci présentent encore une ressemblance frappante avec les visages de leurs anciens devanciers, tels que nous les voyons dessinés sur les murs des temples et des chapelles funéraires, ainsi qu'à en juger par les statues, ces authentiques portraits datant du Haut, du Moyen et du Bas Empire."



extrait de Les fellahs de la Haute-Égypte, 1948, par Winifred Susan Blackman (1872-1950), égyptologue, archéologue et anthropologue britannique, agrégée du Royal Anthropological Institute ; traduction française de Jacques Marty, diplômé de l'École des Hautes-Études

samedi 22 février 2020

Assouan, d'une rive à l'autre du Nil, par Henry Bordeaux

oeuvre de Carl Wuttke (1849-1927)


"Nous descendons à Assouan à l'heure chaude. Le fleuve est vide de barques et de bateaux, mais le port en est rempli. Tout le monde se repose. Faisons comme tout le monde. À trois heures, nous n’y tenons plus, tant le repos nous est contraire, et nous partons à la voile sur le Nil. Du milieu du fleuve, nous pouvons contempler les deux rives, l’île Éléphantine, verdoyante et couverte de villages et de temples ruinés, et sur la rive droite le magnifique hôtel des Cataractes, aujourd’hui fermé à cause de la saison déjà close, en plein soleil, fait pour la joie et la santé. À mesure que nous remontons lentement le cours de l’eau, le paysage se simplifie, devient aride et sauvage. L'extrémité de l’île Éléphantine s’avance comme une proue de navire. Ses rochers noirs se redressent en forme d’animaux, comme ceux qui précèdent le monastère de Montserrat en Catalogne. Des forts anglais, aujourd’hui démantelés, se dressent au sommet des collines. Çà et là une palmeraie fait encore une tache verte, et des palmiers isolés détachent en relief leurs fûts élancés et leurs bouquets de plumes.
Nous abordons sur la rive gauche et gravissons un monticule d’où nous pouvons voir la première cataracte et le barrage au-dessus. L'eau ne tombe pas de très haut, mais elle permet néanmoins, par cette chute étalée sur un immense espace, de mesurer la puissance du fleuve. Fleuve vertigineux pour la pensée qui secoue ici sa force fécondante à douze cents kilomètres de son embouchure et qui est encore à près de cinq mille kilomètres de sa source, qui nous relie au cœur de l'Afrique noire des grands lacs et à la Méditerranée, lac immense où se rencontrent toutes les civilisations, qui est chargé d’une histoire aussi ancienne dans le compte des années que le métrage de son cours l'est en nombre de kilomètres.
Le retour est plus beau à cause de l'heure plus favorable à la lumière. Une flottille de minuscules barques de fer-blanc, où s’agitent de petits Barbaras tout nus qui rament avec les mains, nous escorte jusqu'à ce que nous leur ayons donné leur backchich. Abandonnés, nous glissons lentement sur le fleuve, car le vent est tombé. Notre matelot nubien essaie de carguer sa voile triangulaire pour louvoyer. Ainsi flottons-nous d’une rive à l’autre, mais nous ne sommes pas pressés. (...)
L'air est ici vif et salubre. C’est lui qui doit purifier l'atmosphère. Hérodote ne disait-il pas déjà que le Nil était le seul fleuve où n'apparaissent jamais les brouillards ? Le bleu du fleuve élargi égale celui du ciel. Ils rivalisent de splendeur. Et pourtant, ils n’arrivent pas à eux deux à supprimer la sorte de mélancolie répandue sur ce paysage de bout du monde. C'est l’entrée du désert nubien, la fin de l’oasis féerique, l'expiration de l'Égypte. Il y a dans toute cette beauté une tristesse de mort. Au-dessus de nous tournoient des milans ou des éperviers. Déjà, au Caire, j'avais remarqué leur présence. Ils survolent ainsi toute la longue oasis, comme s'ils guettaient des proies ou comme si elle avait pris, avec le temps et les momies, une odeur de cadavre.
Nous abordons à l'île Éléphantine. Toute une ancienne cité gît là, en ruines avec les temples de Thoutmosis III, d'Aménophis III, de Ramsès III. Il n’en reste que des colonnes brisées. Partout des temples et des tombeaux : il n'y avait donc place que pour les dieux et les rois. Mais voici le cimetière des béliers sacrés. Je lui préfère les petits cailloux qui désignent la tombe des fellahs. (...)
Nous parvenons au bord du Nil. C’est l'éternel tableau des femmes drapées portant l'amphore. Là est le fameux Nilomètre marquant les crues du fleuve. Strabon l'avait déjà décrit. Abandonné pendant plus de mille ans, il futt déblayé et réutilisé sous le règne du khédive Ismaïl, ainsi que le rappellent des inscriptions en français et en arabe. Le long de l’escalier s’échelonnent les cotes du niveau de l’eau. Il est très intéressant de les comparer et d'imaginer à leur mesure la puissance du fleuve fertilisant les terres.
Le fleuve, c’est lui qui règne ici comme dans toute l'Égypte. Nous sommes montés dans le jardin de l’hôtel des Cataractes jusqu’à une terrasse d'où nous dominons son cours afin d'assister de ce petit belvédère au coucher du soleil. L'astre heurte bientôt la petite montagne qui borne l'horizon. On dirait qu'il va incendier le marabout qui la couronne. Quand il a disparu, la lumière, un instant, accomplit des prodiges. Elle se promène au galop dans un char de feu. Tout le ciel est en or, et tout le fleuve. Un or mêlé de bleu, incendiant le bleu sombre. Mais, tandis que le ciel demeure immobile, le fleuve a des tressaillements, des frissons d’être vivant. Il semble ressentir la jouissance de ces caresses de clarté, comme s’il recevait des brassées de fleurs. Puis la nuit tombe brutalement, comme elle tombe en Orient où il n’y a pas de crépuscule, et les étoiles se précipitent, se hâtent d’apparaître et de briller, comme si elles avaient peur d’être en retard et d’avoir laissé passer l'heure. Immobile à son tour, le Nil les double dans ses eaux."


extrait de Le visage de Jérusalem et Le Sphinx sans visage, 1948, par Henry Bordeaux (1870 - 1963), avocat, romancier et essayiste français, membre de l'Académie française

vendredi 21 février 2020

Une visite au musée des antiquités du Caire, par Jean Cocteau : "Les Pharaons ne se cachaient pas pour disparaître, mais pour attendre leur entrée en scène."

"Un musée ne me semble pas un sacrilège" (Jean Cocteau)
Illustration extraite de The Graphic, 15 avril 1899

22 mars 1949.


Visite du Musée avec le docteur Drioton, figure joviale et qui communique une sorte de vie allègre aux nécropoles. Il glisse de siècle en siècle, nous épargne les œuvres mineures, ne s’arrête qu’aux chefs-d’œuvre. Plus je marche, plus je l’écoute, plus je tourne autour des colonnes, plus j'éprouve cette sensation d’un monde noir qui s’accroche comme le lierre, qui refuse de lâcher prise. Coûte que coûte, il faut s’affirmer, se perpétuer, s’incarner, se réincarner, hypnotiser le néant et le vaincre. Les poings fermés, les yeux grands ouverts et fixes, les Pharaons marchent contre le vide, l’endorment, le bravent. C’est pourquoi un musée ne me semble pas sacrilège. Ils ont exigé cette gloire nominale, cette gloire de tragédiens, sous des projecteurs. Ils ne se cachaient pas pour disparaître, mais pour attendre leur entrée en scène. On ne les arrache pas d’une tombe. On les sort d’une coulisse, masqués et gantés d’or.

Au reste, j’en aurai la preuve dans la chambre des momies qu’on ne montre plus au public et dont le docteur nous ouvre la porte. Elles reposent côte à côte, sous des vitres, dans une manière de salle de triage pour blessés de guerre, de morgue où l’on se penche afin d’identifier les victimes. Ces hommes prodigieux ont réussi jusqu’au bout la gageure de se transporter d’effigie en effigie, de muer, de changer de peau. La rage de survivre sculpte toutes ces petites têtes de cuir et de bronze qui montrent le poing. De la salle d'attente où cette grande famille hautaine habite ensemble, chacun s’évade et retrouve ses privilèges dans le musée où quelque forme géante lui permet de prendre ses aises, de vêtir son âme et de crier : "C’est moi !" 

Qu'il est beau, ce Séti Ier, avec son nez mince, ses dents découvertes, toute sa petite figure de proie, toute sa petite figure morte, réduite à la seule exigence de ne pas mourir. Moi ! Moi ! Moi ! C’est le mot qui se répercute sous les voûtes. Et le riche fonctionnaire qui, sur sa stèle, imite l’attitude et le profil du roi, le crie à tue-tête. Et même il forme écho lorsque ce ministre, avec et sans perruque, avec et sans pagne, se contemple, face à face avec lui-même. Et les quatre petites têtes en albâtre de Tut-Ank-Ammon, qui se regardent, disposées comme le reflet d’un miroir à trois faces, sur le coffre aux entrailles, se disent : "Moi, moi, moi, moi."
Nous allons, grâce au docteur, sauter de l'époque âpre, rude, où les visages de femmes ont l’air de visages d’hommes, à celle, après une longue période d’académisme, où la grâce de Thèbes entre en scène, où les visages d'hommes ont l'air de visages de femmes. Puis, le roi Aménophis IV change la pièce et les décors. Le soleil devient le seul dieu (ce qui se passe derrière le soleil). Par son ordre, l’art sera réaliste et surréaliste. On cherchera l'extrême de la ressemblance jusqu’à une sorte de folie grandiose et l’on décidera de la forme des crânes allongés jusqu’à celle d'une calebasse. Mais d’un âge à l’autre cette débauche d’effigies restera dominée par la position intra-utérine et même la chaise à porteurs de la reine l'obligera publiquement à se recroqueviller comme dans le ventre ou dans l’œuf.
Partout le mort se protège contre les forces méchantes qui risqueraient de le distraire, de l’obliger à être un vrai mort, de sombrer dans le sommeil.
Et cette Égypte, qui marque sa route plate par des bornes vivantes, ne sera que la mise au point d’une Égypte néolithique éteinte faute d’écriture, faute de tailler la pierre à un autre usage que celui des armes et dont l’ébauche n’existera qu’en maquettes d’ivoire d’après lesquelles l'avenir exécutera son programme. Costumes et décors, en voici maintenant le théâtre et le magasin d’accessoires auquel rien ne manque : les salles de Tut-Ank-Ammon.
De ce jeune malade, fils de l’inceste, nous pourrons imaginer le luxe. Ses sièges, ses coffres, ses bagues, ses boucles d'oreilles, ses barbes postiches, ses gants, ses lits, ses chars, ses cannes, ses crochets, ses martinets, nous apparaissent sans trace de décrépitude. Tout est neuf, étincelant, prêt à l'usage. Et ce qui rayonnait autour on se le représente rien qu’à voir le lotus d’albâtre où il à bu. Le char nous montre le cheval noir empanaché ; la boîte à maquillage, le kohl des yeux ; les sandales d’or, la démarche.
Je le répète, ce jeune roi poitrinaire a réussi son coup. Plusieurs siècles s’écoulent et il se donne en spectacle.
(Les effigies des pharaons et le rite de la sculpture offrent des inconvénients aux âmes qui s’y incarnent. Cinq artistes y travaillent sous la dictée du scribe. Le maître sculpte le profil gauche. Un élève le profil droit. La face en souffre (paraît-il). Le profil gauche est toujours plus expressif. On devine que, dans cette enveloppe boiteuse, l’âme éprouve quelque gêne.) (Sous toute réserve. Je cite Drioton.)
Revenons au prince. Il effraye beaucoup d'Égyptiens superstitieux qui touchent du bois dès qu’on prononce son nom.
Il ne m’inspire aucune crainte. C’est même lui, en personne, qui nous dirige et nous aide à comprendre l’emploi des objets de son règne : comment il mange, comment il se couche sans abîmer sa coiffure, comment il siège sur son trône, comment il se maquille, comment il monte en char. Chez Tut-Ank-Ammon, nous ne sommes plus guidés par des stèles, ni par des cartouches. Nous circulons entre ses esclaves et dans sa maison.
Passée la porte du Musée, le peuple du Caire nous console un peu de vivre un âge sordide. Un dernier souffle d’élégance le drape. Sa main d’aveugle qui ne travaille plus pour aucun mécène arrange encore somptueusement les étoffes. Deux époques, celle du peuple, celle des automobiles américaines, se croisent, se bousculent sans se voir. À ce jeu, l’une et l’autre deviennent des fantômes. Tout le problème de l'Égypte est là."


extrait de Maalesh, 1949, par Jean Cocteau (1889-1963), poète, graphiste, dessinateur, dramaturge et cinéaste français, élu à l'Académie française en 1955. Par deux fois, cet écrivain s’est rendu en Egypte : en 1936 et en 1949. Ses voyages lui inspirèrent un récit - Mon premier voyage - en 1936 - et un journal - Maalesh - en 1949.

jeudi 20 février 2020

Portrait de Monsieur Bourette, "chef de caravane dans une grande agence de voyages", par Roland Dorgelès

Tourisme en Egypte, photo de G.M.Georcoulas - le Caire, 1912

"Ce Bourette est un personnage étonnant dont la seule vue me réconforte. On ne peut pas dire qu'il soit gai : il est né content. Il réussit ce tour de force de voyager à la fois pour son agrément et pour celui des autres.
Que pourrait faire Bourette, s’il n’était pas chef de caravane dans une grande agence de voyages ? Viticulteur, curé de campagne, marchand d’automobiles, impresario de cinéma ?  Avec son physique et son caractère, je ne vois pas pour lui d’autres débouchés. (Encore, pour ce qui est du curé de campagne, y aurait-il beaucoup à dire...) Mais dans la situation qu’il a choisie, il est incomparable. Il dort quand il veut, mange quand il peut, ne se trompe jamais dans les changes, stimule les porteurs à coups de souliers, connaît des raccourcis dans les bazars et des coins d’ombre dans le désert ; si le cuisinier ne vaut rien, il se met lui-même au fourneau et, quand tout son monde harassé s’endort dans les sleepings, on l’entend qui chante encore sur le quai, ayant immanquablement retrouvé des connaissances, le chef de gare, qu'il appelle "vieux frère", ou le patron du buffet, qu'il tutoie.
Au début, ses façons familières gênent bien un peu certains touristes collets montés, mais cela ne dure guère. Le premier jour ils s’offusquent, le lendemain ils s’étonnent, peu après ils sourient, et au bout de la semaine ils ne peuvent plus se passer de lui.
- Monsieur Bourette, je veux une couchette inférieure dans le sens de la marche... Monsieur Bourette, j’ai perdu mon ombrelle... Monsieur Bourette, je veux voir la danse du ventre.
On peut lui demander n'importe quoi : il ne s'étonne jamais. Les exigences les plus absurdes le laissent aussi serein.
- Oui, mon petit gars... Entendu ma bonne dame... C’est promis, monsieur André...
Et l’un a sa couchette, l’autre son ombrelle, le troisième ses almées.
- Je les soigne comme des petits chats, je les promène comme des gosses, explique-t-il en rigolant.
On sent que ce métier est fait pour lui. (...) Rompu aux marchandages orientaux, il tiendra tête aux Grecs, aux Juifs, aux Arméniens, et les Coptes eux-mêmes ne peuvent se vanter de l'avoir roulé. Mais à côté de cela il dépense ses livres à tort et à travers, offrant des tournées de gin fizz à des millionnaires et payant sans raison des boîtes d’écailles ou des tulles brodés à des Américaines qu’il ne reverra plus. Aime-t-il le pittoresque des vieilles races, les décors exotiques, les ruines, les musées ? Non, pas tellement. Il les juge même d'un point de vue assez particulier. (...) Ce qu'il aime, c'est sa vie errante, le changement continuel, l'aventure. Bourette n'est pas un voyageur : c'est le voyage même. (...)
(Ses pèlerins) sont gorgés de musées et de points de vue, écœurés de chefs-d’œuvre, dégoûtés du sublime. Ils marchent quand même, mais par amour-propre, pour que les autres ne chuchotent pas : "Parbleu, ils n’y comprennent rien" et aussi pour pouvoir, plus tard, raconter leurs souvenirs. Quelques acharnés tiennent bon, et on les voit qui fouinent dans les galeries de sarcophages, le nez dans leur Baedeker, comme s'ils craignaient d’être volés d’une momie. Pendant ce temps, les autres se sont éclipsés, comme des soldats qui veulent couper à l'exercice et, attablés au bar voisin, ils guettent la sortie. J’ai même connu des femmes qui jouaient les malades, pour rester à l'hôtel ou bien courir les magasins. 
- Ces petites rosses-là vont encore aller aux souks toutes seules et se faire refiler de la camelotte, grommelait Bourette qui n’était pas leur dupe. Sans blague, il faudrait les attacher...
Moi, j'éprouvais un cruel plaisir à les débaucher. Ainsi, un après-midi, ayant croisé, en sortant de l’hôtel, les deux jeunes femmes, dont la maigre, qui montaient en auto, je leur demandai hypocritement : 
- Où allez-vous, mesdames ?
- On nous conduit à El Azhar, m'apprit l'une sans grand enthousiasme. Vous connaissez ? C’est bien ? 
- Oh ! très intéressant. Superbe monument de l’époque des Fatimides. Des cheikhs y enseignent les sciences coraniques à des étudiants accourus des quatre coins de l'Islam, depuis le Maroc jusqu'aux Indes. Il faut voir cela...
Puis, sans transition, j'ajoutai :
- Figurez-vous que je viens de rencontrer Pearl White.
Tout de suite, elles s’intéressèrent.
- La vedette de cinéma ?
- Elle-même. En chair et en os. Elle achetait des cigarettes, en face des jardins de l'Ezbékyeh. Toujours jolie, vous savez. Les passants s'arrêtent pour la regarder.
Elles vacillaient déjà et se consultaient du regard : la star ou la mosquée ? Alors, je portai un grand coup :
- Le plus curieux, c’est qu’elle est en tenue de désert : petit feutre, faux col d'homme, la cravache sous le bras... et en culotte !
- En culotte ? s'exclamèrent-elles ensemble.
- Parfaitement. Et bottée !
Cette fois-ci, elles n'hésitèrent plus.
- Devant l'Ezbékyeh ! ordonnèrent-elles au chauffeur.
Et Bourette, ce jour-là, ne les a plus revues qu'au dîner."


extrait de La caravane sans chameaux, 1928, par Roland Dorgelès (Roland Lécavelé, dit Roland Dorgelès), 1885 ? - 1973, écrivain français, membre de l'Académie Goncourt