mardi 21 juillet 2020

"Elle vit, respire et parle dans ses monuments, l'âme de la vieille Égypte" (Gustave Le Bon)

photo MC

"Les civilisations que nous connaissons le mieux sont celles qui nous ont laissé le plus de monuments. Telle est précisément l'Égypte (...). Ses indestructibles édifices sont l’expression grandiose de ses aspirations, de ses préoccupations, de ses croyances, les antiques témoins de ses premiers efforts, ou les œuvres glorieuses de ses périodes de triomphe et d'épanouissement.
C'est en étudiant les temples et les tombeaux de la vallée du Nil que l’on comprend à quel point les monuments sont empreints de la pensée d’un peuple. Elle vit, respire et parle dans ses monuments, l'âme de la vieille Égypte. Elle y chante, par des symboles magnifiques, par des formes éloquentes et majestueuses, son hymne d'impérissable espérance ; elle y berce dans le demi-jour silencieux des sanctuaires, dans le mystère des hypogées, son rêve d existence éternelle. 
Dans cette architecture de l'Égypte, la plus étonnante peut-être, la plus durable certainement qui se soit développée dans le monde, nous lisons comme la synthèse lumineuse, comme la résultante mystique de cinquante siècles de travaux, d'efforts, de pensées et de croyances. En l'étudiant, nous comprenons le rôle prépondérant que joue l'idéal d’un peuple dans l’évolution de sa civilisation, nous voyons s’en dégager son idée dominante, idée qu'aucune littérature, qu'aucun autre document, ne saurait rendre avec autant d'ensemble, de puissance et de clarté.
Cette architecture, presque toute composée de monuments funéraires commémoratifs, ces édifices merveilleux, construits le plus souvent pour enfermer un mort, montrent, je le répète encore, à quel point les œuvres de pierre léguées par une race peuvent exprimer, indépendamment de tout auxiliaire, la pensée intime de cette race. 
À la fois gigantesque, formidable et simple, visant surtout à créer quelque chose d'impérissable en face de ces millions d'existences fugitives qui se succèdent sur la terre, l'architecture égyptienne semble un audacieux défi jeté par la vie à la mort  et par la pensée au néant."

extrait de Les premières civilisations, par Gustave Le Bon (1841-1931), médecin, anthropologue, psychologue social et sociologue français.

samedi 18 juillet 2020

"L'Égypte est le trophée d'un fleuve victorieux du désert et de la mer" (Georges Lecarpentier)

photo MC

"Comme un serpent sur le sable ainsi s’étend l'Égypte sur le désert. Si l’on fait abstraction, en effet, de quelques oasis, l'Égypte n’est pas autre chose que la vallée et le delta du Nil. Les dictionnaires géographiques affirment que c’est un pays d’une étendue considérable, couvrant près d’un million de kilomètres carrés, mais défalquez les déserts et, au lieu d’un pays deux fois grand comme la France, vous ne trouvez plus qu'un pays de 33 500 kilomètres carrés environ, c’est-à-dire de même dimension que la Belgique. 
L'Égypte a été si souvent décrite depuis près de six mille ans qu’elle est connue et qu’on en parle, que tout a été dit sur elle au point de vue géographique et qu’il faut aujourd’hui se résigner modestement à emprunter à d’autres les termes aussi bien que les éléments d’une description que l’on veut exacte.
Foin de l'originalité ! et redisons avec le vieil Hérodote que l'Égypte est un don du Nil. La formule fameuse de l'historien grec résume tout à la fois la géologie, la géographie et l'hydrographie de l'Égypte. Avant que le grand fleuve fût descendu des grands lacs de l'Afrique équatoriale et du haut plateau abyssin, aucune terre végétale ne zébrait l'immense étendue du désert. Sous un ciel sans pluie, des dunes de sables mouvants couvraient seules les roches sous-jacentes. Le Nil a apporté tout ensemble et l’eau et la terre. On le nommait jadis le Père des Eaux, il mérite d’être appelé également le Père de la Terre.
Pour faire l'Égypte, le Nil s’est d’abord creusé un lit profond à même le plateau granitique, gréseux et calcaire qui s’étend vers l’ouest, au pied des montagnes qui bordent la rive occidentale de la mer Rouge. Il a réussi, de cette manière, à atteindre l'extrémité méridionale du golfe profond que la Méditerranée projetait autrefois sur l’emplacement actuel du delta. Puis, son écoulement vers la mer une fois assuré, il s’est acharné sans relâche à édifier l'Égypte. Pendant des milliers de siècles et encore des milliers de siècles, sans trêve et sans repos, avec l’aide de ses affluents qui travaillaient comme lui, il a arraché aux grandes forêts équatoriales leur végétation arborescente et l’humus qui se formait sous leur ombre, il a arraché aux hautes montagnes du plateau abyssin les roches volcaniques dont elles sont formées et les glaises qui les recouvraient, il a broyé, mélangé, pétri tous ces éléments avec la silice des sables que les vents du désert lui jetaient et qu’ils précipitent encore dans ses eaux. Les rocs de ses six cataractes ont eu beau se dresser pour arrêter sa course, ils ne l'ont pas fait déposer son précieux fardeau avant qu'il n’eût atteint la vallée en pente douce qui commence en aval de Philae.
Alors seulement il commence à abandonner peu à peu le limon dont il est chargé. Il a comblé ainsi et son lit et le golfe où il rejoignait la mer. L'Égypte est donc le trophée d'un fleuve victorieux du désert et de la mer.
Aux premiers siècles de son existence il occupait seul, de l’un à l’autre plateau désertique, toute la vallée ; ses berges étaient les rebords des plateaux, les plus fortes crues le gonflaient sans le faire déborder. Mais les temps s’écoulaient, les époques géologiques évoluaient. Là- bas, très loin, en amont des cataractes, de grands réservoirs d'eaux terrestres se tarirent ; aux pluies diluviennes et continues succédèrent des pluies saisonnières. Réduit à la portion congrue, le Nil ne s’entêta pas à occuper toute la vallée : dans le limon même qu’il avait apporté, il se creusa un lit plus étroit et plus profond pour s'y confiner à l’étiage. Alors, de part et d’autre de ce lit nouveau, des terres noires et grasses émergèrent : l'Égypte naissait."


extrait de L'Égypte moderne, Georges Lecarpentier (1876-1959), avocat à la Cour d'appel de Paris, professeur à l'École française de droit du Caire, diplômé d'études supérieures de géographie, docteur ès-sciences juridiques de l'université de Paris

vendredi 17 juillet 2020

Dans les profondeurs du désert égyptien, par la marquise de Laubespin

Dans le désert égyptien, par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"31 Janvier. - Nous nous enfonçons dans les pro
fondeurs du désert, après avoir dit adieu au doyen de notre bande, peu soucieux de l'inconnu qui nous attend. Un Bédouin superbe, au fier profil, au regard profond, où la colère allume parfois une lueur sauvage, nous a été donné, ainsi que ses frères, comme guide et escorte, par un de nos amis. Abou-Chanem - c'est son nom - marche en tête, sur son dromadaire : nous le suivons, un peu effrayés d’abord de la hauteur et des allures de nos montures du désert, mais rassurés bientôt, puis habitués et finalement attachés à ces dociles bêtes, comme à de bons serviteurs, d'autant plus que ce genre de sport n’entraîne pas la fatigue qu'on lui prête.
Quarante chameaux de charge ou de selle forment une file imposante. Les campements, choisis souvent auprès d’une oasis, présentent un spectacle des plus pittoresques, avec les tentes dressées, la cuisine en plein air, la pile des ballots, les animaux couchés et ruminant leur maigre pitance, enfin les grands feux autour desquels nous nous groupons pêle-mêle avec nos Bédouins aux types sévères, aux costumes élégants. Éclairés par les flammes et leur empruntant des teintes inexprimables, ils charment la veillée, tantôt par des chants tristes et monotones, tantôt par ces contes merveilleux que tous les Orientaux aiment avec passion : des exploits guerriers, des apologues, des légendes en fournissent le texte, celle surtout, m'a-t-on dit, de la reine de Saba et du roi Salomon. Parfois ces hommes si graves aiment à rire : les femmes alors sont, de préférence, l'objet de leurs sarcasmes. (...)Revenons à la vie du désert.
Le désert n'est pas, comme je l'avais rêvé, un océan de sable à perte de vue ; une sorte de végétation lui est propre, rabougrie, grise plutôt que verte, déparant le tableau à un point de vue et ne l'embellissant à aucun ; le sol est ondulé, des oasis de palmiers se cachent souvent dans les plis du terrain, parfois ils ombragent des flaques d'eau jaunâtre, dont l'horrible saveur augmente encore la soif qu'aiguise sa vue."

extrait de Esquisses de voyages, par Claire-Octavie-Marie-Caroline de Saint-Mauris-Châtenois, marquise de Laubespin (1834 - ?). Pas d'informations biographiques disponibles sur cette auteure.


jeudi 16 juillet 2020

Vue d'ensemble de l'ancienne Égypte, par Pierre Montet

"L'originalité incomparable" des monuments de l'ancienne Égypte
photo datée de 1890 - auteur non mentionné

"Nous sommes maintenant en mesure de porter un jugement sur les anciens Égyptiens. Leurs défauts ne peuvent faire oublier leurs qualités. Leur vanité était prodigieuse. La moindre faveur les comblait d’aise et cette naïveté en faisait un peuple, somme toute, facile à gouverner. Bons vivants, hospitaliers, amis des banquets où l'on ne craignait pas la plaisanterie même grossière, ils ignoraient les cruautés auxquelles se livraient les Chaldéens et les Assyriens. Très attachés à leur ville ou à leur village, à leur profession, à leur dieu local, à leurs fêtes, ils craignaient Pharaon, les prêtres et les scribes, et de temps à autre prenaient sur leurs maîtres une revanche qui n’apportait à leur condition qu’un changement vite effacé.
Travailleurs acharnés, ils ont apporté à presque tous les domaines de la civilisation une marque ineffaçable. Sans doute les contes, les hymnes, les chants ne peuvent se comparer aux créations littéraires de l’Hellade. Leur curiosité dans le domaine scientifique ne les a pas menés très loin, leur vieille sagesse est restée près de terre, mais il faut tenir compte de ce que personne ne leur ouvrait la voie. On ne peut qu’admirer leur piété. Les dieux étaient pour eux des compagnons qui ne les quittaient jamais, et jamais ils ne pensaient avoir assez fait pour les remercier de leurs dons et en mériter de nouveaux. Une expérience plusieurs fois renouvelée leur avait enseigné que l’impiété est la mère de tous les maux. Pour les morts rien n’était assez beau ni assez durable. Chaque génération se chargeait allègrement du fardeau que représentait la construction d’une pyramide et des tombeaux des grands dont l’entretien s’ajoutait à celui de tant d’autres monuments funéraires. Ce devoir accompli n’apaisait pas toujours les consciences. De temps en temps un roi, un prince, un particulier se révoltait de voir l’herbe pousser sur le toit d’un temple, un tombeau que nul ne visitait, et il les remettait en honneur, se privant dans ce dessein d’une part de biens et en privant ses descendants. 
Nul peuple n’a créé une écriture plus harmonieuse et plus décorative que l’écriture hiéroglyphique. 
Dans le domaine artistique, les Égyptiens rivalisent avec les Grecs et dépassent les autres peuples de l'Antiquité. Ils ont excellé dans les extrêmes, une pyramide, des colosses, un pectoral, des pendentifs. Les colonnes-plantes, les obélisques, les pylônes, les avenues de sphinx font l'originalité incomparable de leurs monuments. Une chapelle, un portique évoquent la perfection du temple grec. Quelques-unes de leurs statues figurent parmi les plus grands chefs-d’œuvre de tous les temps. Les images qu’ils ont laissées de leur vie quotidienne nous obligent à penser qu’il faisait bon vivre au temps de Chéops et de Sésostris.
Telle est l’ancienne Égypte. Un égyptologue parlant du pays qu'il a choisi d’étudier sera peut-être suspect de partialité. En décrivant les conditions de sa prospérité et ses inoubliables créations, l’auteur espère que la sympathie ne l’a jamais entraîné hors de la vérité."

extrait de L'Égypte éternelle, par Pierre Montet (1885-1966), égyptologue

"Les limites et les servitudes de la sculpture égyptienne", par Pierre Montet

Statues de Rahotep et Nefret - IVe dynastie
Provenance : Mastaba de Rahotep découvert par Auguste Mariette à Meïdoum en décembre 1871
Musée égyptien du Caire - photo : Marie Grillot
"Je voudrais sans trop me soucier de la chronologie mettre l’accent sur les caractères les plus saillants de la sculpture égyptienne. En parcourant le musée du Caire et les principaux musées d'Europe, on passera en quelques minutes devant des ouvrages séparés par de grands intervalles de temps, par exemple les deux Rânefer de la Ve dynastie, le Thoutmose III et le Mentemhat de la favissa. Les physionomies sont très différentes et révélatrices de ces personnalités, mais les attitudes sont les mêmes, debout contre un pilier, la jambe gauche en avant, le bras tombant le long du corps.
Nous apercevons déjà les limites et les servitudes de la sculpture égyptienne. Les attitudes sont peu variées et manquent de souplesse. Les statues de bois et de métal, les statues de pierre de petit format sont les seules qui puissent se passer d’un pilier dorsal, dont la largeur sous l’Ancien Empire excède celle des épaules. Pour les statues assises, ou bien le dossier monte jusqu’aux épaules, ou bien s’il est bas, il est prolongé par un pilier. De cette servitude les Égyptiens ont su tirer parti en couvrant le pilier d’inscriptions. La jambe gauche est régulièrement unie au pilier par un tenon, de même que les bras au corps. On compte les statues dont les bras sont libres.
Une statue trouvée récemment dans le temple de Snefrou donne à ce roi une attitude beaucoup moins guindée. Si les sculpteurs égyptiens avaient suivi cet exemple et travaillé dans le même sens, ils auraient ravi à Polyclète et à Phidias la gloire d’avoir créé un art aussi libre que la vie, mais cette tentative n’a pas eu de lendemain. La dure loi de frontalité est restée leur maîtresse. Je ne veux pas dire que les statues sont alignées comme des soldats pour la revue. La tête et le corps sont obligatoirement dans cette position. Les jambes, les bras et les mains peuvent exécuter des mouvements variés. Des personnages laissent tomber un bras, avancent l’autre pour tenir un objet ou le replient contre le corps. Les scribes accroupis appliquent un genou contre le sol, lèvent l’autre à la hauteur du menton.
ll n'y a pas à proprement parler de groupe. Deux personnages ou davantage peuvent être campés contre une dalle unique ou partager le même siège, mais chacun sera traité comme s’il était seul. La femme passe le bras un peu allongé derrière la taille de son mari. Quand le roi est associé avec une ou plusieurs divinités, cela ne pose pas de problème particulier. Les personnages se tiennent par la main ou bien la divinité pose une main protectrice sur l’épaule du roi. Au Nouvel Empire se multiplient les ouvrages où le dieu se tient derrière le roi pour le protéger. Réciproquement, des rois ou des particuliers poussent devant eux ou portent dans les mains un objet sacré ou la statue d’une divinité. Cependant les personnages sont quelquefois mêlés d’une façon plus intime. Isis tient le roi sur ses genoux comme une mère son enfant. Thot sous la forme d’un babouin dicte peut-être du haut de son socle un texte à un scribe accroupi sur le sol à la manière d’un écolier bien sage. L'animal sacré faucon ou babouin peut être perché sur les épaules de son fidèle. Le précepteur d'une enfant royale la tient tendrement appuyée sur son giron. Le musée de Berlin possède de ce groupe une variante savoureuse : le corps, les bras et les jambes du précepteur forment une sorte de cube d’où émerge seule la petite tête de l'enfant. Visiblement les sculpteurs se sentaient à l’étroit dans le cadre de la tradition et, sans rompre complètement avec elle, trouvaient le moyen de l’assouplir.
Je dois aussi reconnaître que les sculpteurs égyptiens ne montrent que par exception une connaissance du corps comparable à celle des Grecs. Les muscles du torse, des épaules, des jambes sont trop souvent indiqués d’une façon sommaire ou même défectueuse. Les chevilles sont épaisses, les pieds lourds et pourtant, quand on s’en donnait la peine, ils apparaissent tout à fait satisfaisants. Les mains, qu’elles soient ouvertes ou fermées complètement ou à demi, sont parfois très soigneusement exécutées.
On s’habitue à ces défauts et l’on se réjouit chaque fois qu’ils sont atténués. Un double mérite doit être reconnu à la sculpture égyptienne. Les poses sont naturelles et équilibrées, mais surtout les vieux maîtres memphites ont su créer des physionomies inoubliables et même étendre au corps tout entier dans quelques cas le souci de la vérité que la plupart réservaient au visage seul. Parmi les ouvrages qui depuis longtemps ont rallié tous les suffrages, on notera en premier lieu : le Chephren de diorite, le Cheikh el Beled, le Scribe accroupi et la tête Salt du Louvre, suivis à peu de distance des deux époux de Meidoum, Rahotep et Noufré, du Scribe accroupi et du Scribe agenouillé du Caire. Le premier ressuscite pour nous le souverain qui règne sur les deux terres avec autant de majesté que Râ dans le ciel. Le Cheikh el Beled si bien nommé est le parfait propriétaire terrien que son embonpoint n’empêche pas de parcourir d’un pas alerte ses vastes domaines. Le Scribe du Louvre promène son calame sur des feuillets étalés, mais son regard est attaché sur son maître, si perspicace qu’il semble devancer la parole. La tête Salt du Louvre est l'œuvre d’un artiste singulièrement observateur et très maître de son ciseau, qui, à force de sincérité, a transformé un modèle peu séduisant. Rahotep et Noufré, réunis au musée dans une cage de verre comme ils l'étaient dans leur serdab, reçoivent tous les jours leur tribut d’admiration. Rahotep n’est pas exempt d’anxiété, il sait que le bâton caressait parfois même les épaules des grands ; sa femme, qui a posé sur ses cheveux la perruque et le diadème des jours de fête, ramène chastement son manteau sur sa gorge délicate ; elle a de beaux yeux tendres et son visage serait parfait, n’était le menton un peu fuyant. Il faut reconnaître que la femme est peu avantagée. Les sculpteurs lui donnent généralement de grosses chevilles, des traits vulgaires, une expression maussade et niaise. C’est au Moyen Empire, et bien davantage au Nouvel Empire, que les sculpteurs découvriront et exprimeront la beauté féminine."


extrait de L'Égypte éternelle, par Pierre Montet (1885-1966), égyptologue

lundi 13 juillet 2020

L'effet du temps sur la "singularité naturelle" de l'Égypte, par Félix Benoît

rue du Caire - photochromie, 1895 - auteur non mentionné

"L'Égypte d'aujourd'hui a gardé son charme et son originalité, comme au temps où le Père de
l'histoire disait d'elle qu’elle renfermait plus de particularités intéressantes que quel autre pays ; de même que le climat y est réglé d’une manière inaccoutumée, et que le fleuve s’y distingue de tous les autres cours d’eau par sa nature, de même les habitants se distinguent de tous les autres hommes sous tous les rapports, par les moeurs comme par les lois. Jusqu’à présent le temps n’a réussi que fort peu à dépouiller l'Égypte de sa singularité naturelle. Toutefois, les lois et les mœurs ont changé profondément ; l’érudit seul retrouve dans les usages actuels des souvenirs et des legs des temps passés. 
Dans les maisons aisées, les sofas et les commodes d'Europe se substituent aux divans et aux bahuts bien travaillés ; on ne boit plus le café dans un fingân de métal richement ciselé, mais dans des tasses de porcelaine. Tous les traits caractéristiques de l’Orient, grands et petits, sont chassés et s’en vont de plus en plus ; dans quelques années, ils auront entièrement disparu. Aucun d'eux pourtant ne s’est effacé sans laisser de trace. L'œil de l'artiste trouve encore, dans les villes et dans les bourgs, dans les rues et dans les maisons, en plein air ou sous la tente, parmi les nobles, les citadins, les paysans et les enfants du désert, dans les fêtes consacrées au deuil ou à la joie, dans le travail et dans les loisirs des habitants des bords du Nil, les vieilles formes bariolées, pittoresques, attrayantes, belles d’une beauté singulière ; des débris superbes se sont conservés encore de trois grandes époques de l’art : l'égyptienne, la grecque, l'arabe. Mais toutes les singularités de la vie orientale se seront écoulées dans quelques années.
Avant cette disparition, nous avons tenu à dire ce qui nous a frappé dans l'Égypte actuelle. Pour bien étudier la nation égyptienne actuelle, nous avons pris part à ses récréations, à ses fêtes, à ses joies et à ses chagrins. Nous nous sommes fait oriental et c’est comme tel que nous avons observé la vie populaire égyptienne et le jeu des relations en Orient. N'ayant pas assez du spectacle des réjouissances publiques, dans la rue, nous avons pénétré dans la famille, nous avons partagé l'existence cairote. Nous allons donc initier le lecteur à ce que nous avons vu."

extrait de À travers l'Égypte, par Félix Benoît (1917 - 1995), historien français, ingénieur civil, contrôleur des Mines, officier de l'Instruction publique.

vendredi 10 juillet 2020

L'habitat nubien, par Max-Pol Fouchet

photo de Galal El Missary, avec son aimable autorisation

"L’attachement des Nubiens à leur sol se manifesta lorsque le bruit se répandit d’une nouvelle submersion, due à un nouveau barrage. Cette fois, le Nil ne découvrirait jamais les champs provisoires, puisque le niveau demeurerait haut de façon permanente. La Nubie disparaîtrait. 
Le scepticisme d’abord accueillit la nouvelle, puis vinrent la colère, le désarroi. Sans doute assurait-on aux Nubiens qu’ils seraient transportés ailleurs, installés sur des terres plus fertiles. Ils vivraient entre eux, dans des villages construits pour eux, du côté de Kom Ombo et d’Esneh. Ces promesses n’apaisaient pas la tristesse, ne réduisaient pas l’opiniâtreté de ce petit peuple. Souvent les anciens parlaient de mourir sur place plutôt qu'abandonner les lieux de leur naissance. La lenteur des jours, dans ce pays où rien n'accélère ni ne dévore le temps, semblait donner raison aux incrédules. La montée du Nil se faisait attendre. Comme si rien ne menaçait, beaucoup recrépissaient leurs maisons.
Il est pertinent d'écrire que, de la civilisation nubienne, "les manifestations tout entières se concentrent dans l’habitat. Dans leur parfait dénuement, les Nubiens savent donner à leurs maisons la poésie d’un rêve disparu, avec un sens esthétique très sûr et une imagination fertile" (Simone Lacouture). Maisons qui justement doivent au dénuement leur simplicité de volumes, si bien accordée à la lumière violente, à la tyrannie solaire. Elles s’insèrent dans un jeu vaste de parallèles - celle du fleuve, celles des roches et de l'horizon. Ce n’est pas qu'on ne se préoccupe de parer leur nudité ! Festons, crénelures, moulures de lignes brisées ornent souvent le haut des façades. Parfois, sur le crépi blanc des murs, voici des bouquets, des oiseaux, des animaux, des bateaux, des aéroplanes (envolés, dirait-on, de l'atelier du douanier Rousseau !) - ou des "compositions" plus ambitieuses, illustrant un thème de propagande officielle, le voyage à la Mecque d’un homme du village, un récit légendaire : peintures de couleurs vives, dessins d’une intelligence naïve, images qui font penser à celles dont se décorent certaines maisons indiennes de Bénarès, où les murs comme ici sont semblables aux pages blanches d’un cahier, toutes illustrées par le mariage de la ressemblance et de l'allégorie."

extrait de Nubie, splendeur sauvée, 1965, par Max-Pol Fouchet (1913-1980), poète, romancier, essayiste, critique littéraire, musical, historien de l'art, ethnologue, homme de radio et de télévision