mardi 20 avril 2021

La description du Nil, par Vincent de Stochove (XVIIe s.)

Vue d'un village sur la rive gauche du Nil : dessin d'André Dutertre (1753-1842)

"Plusieurs ont la croyance que le Nil est une des quatre rivières qui sortent du Paradis terrestre, mais j'estime que cette opinion est plutôt fondée sur la beauté de ce fleuve, comme étant un des principaux du monde, que sur aucune raison qu'il y ait en elle ; car il est certain qu'il prend sa source au lac de Zanibara, situé au pied des hautes montagnes de la Lune, et environ au douzième degré au-delà de l'Équinoxe, puis passant par une grande étendue de pays, il continue son cours au travers de l'Éthiopie, jusques aux Cataractes qui sont de grands rochers par où cette rivière se vient précipiter de l'Éthiopie, et qui est un  pays fort haut dans les plaines d'Égypte ; l'on nous a assuré que les eaux tombant par ces précipices font tant de bruit que les habitants de ces endroits sont la plupart sourds.
Ce fleuve amène tant de limon qu'il engraisse toutes les terres d'Égypte ; c'est pourquoi ce pays est appelé don du Nil, parce que par son bénéfice ce pays est le plus abondant et fertile du monde ; la terre même qui produit si largement tant de sortes de biens, y est apportée par cette rivière, plusieurs étant d'opinion que jadis l'Égypte inférieure était couverte de la mer, et que cette rivière peu à peu a apporté tant de terre que ce pays s'est rendu habitable, ce qu'on connaît en creusant bien avant dans la terre, où l'on trouve des coquilles de mer ; de plus l'on remarque que d'année en  année, le terroir se hausse, car où il a fallu autrefois douze pieds pour inonder plusieurs terres éloignées de son lit, il en faut maintenant une fois autant.
Cette rivière a la propriété d'inonder une fois par an tout le pays, ce qui est trouvé étrange de plusieurs et tenu comme miracle de nature, et principalement que ce débordement vient en été, lorsque d'ordinaire les eaux se tarissent et sont au plus bas ; mais il faut savoir que dans le pays qui est entre la ligne équinoxiale et le tropique du Capricorne, lorsque le soleil en est reculé et s'approche vers l'Équateur, qui est environ le mois d'avril, les pluies y sont continuelles jusques vers le mois de septembre ; ces pluies sont si grosses qu'elles inondent presque tout le pays, qui se décharge par les rivières, dont le Nil est la principale.
Il commence à croître vers la mi-juin et va toujours augmentant jusques environ la mi-septembre, puis il ne s'arrête point dans son plein, mais il commence aussitôt à décroître tant qu'il soit dans son lit ordinaire.
Ils connaissent le commencement de sa crue par une certaine rosée qui tombe du ciel qu'ils appellent la goutte, laquelle ne manque jamais de tomber vers la mi-juin, et pour connaître qu'elle est tombée, ils prennent de la terre sur le bord de la rivière qui est humide et baignée et en pèsent trois ou quatre livres, puis la mettent la nuit au serein, laquelle le lendemain étant trouvée plus pesante, ils tiennent pour signe infaillible que cette rosée est tombée et que la rivière commence à croître.
Tout vis à vis de Boulac et du vieux Caire il y a une petite île où il y a une mosquée, dans laquelle est enfermée une colonne où ils mesurent journellement combien la rivière est crue, à quoi ils prévoient la fertilité ou la stérilité de l'année future ; que si elle croît à vingt et deux pieds et demi, ou à vingt et trois pieds, c'est signe de grande abondance ; si elle n'arrive qu'à vingt un pieds, c'est signe de grande stérilité ; si elle monte jusques à vingt et quatre pieds ou environ, c'est signe infaillible de peste et grande mortalité, d'autant que l'eau étant en trop grande abondance et ne pouvant être sitôt desséchée, y cause de mauvaises vapeurs qui infectent l'air et engendrent plusieurs maladies. (...)
Cette rivière est si abondante en poissons qu'elle ressemble à un réservoir, en ayant une si grande quantité que sitôt que les pécheurs y ont jeté leurs rets, ils les retirent tout pleins ; il y en a de plusieurs sortes de grands et petits, mais tous différents en forme et goût de ceux de nos rivières ; lorsque la rivière est haute, (le poisson) est grandement bon, mais étant dans son lit ordinaire, il sent la boue. (...)
Au reste l'eau de cette rivière est grandement trouble et bourbeuse, mais étant mise dans un vase de terre avec une amande douce dedans, en une nuit elle devient claire comme du cristal, elle est extrêmement bonne à boire, ou encore que l'on en prenne par quantité, elle ne donne aucune oppression, crudité, ni indigestion dans l'estomac ; elle est la plus médicinale du monde, car ayant quelque mauvaise humeur dans le corps, elle fait sortir comme de petites rougeoles qui passent du jour au lendemain, sans que l'on en reçoive aucune incommodité ; l'on trouve peu de vérole dans l'Égypte, ce qu'on estime procéder de la bonté de cette eau, laquelle est la boisson ordinaire de tous ceux du pays ; elle passe par la ligne et devant que d'arriver au Caire, elle est cuite et recuite au soleil, outre qu'à ses bords il y croît quantité de plantes médicinales (...) qui ne peuvent que la rendre très saine."



Vincent de Stochove (1605-1679), sieur de Sainte Catherine, gentilhomme flamand, fut un grand voyageur. En mars 1630, il se rendit à Rouen (France) pour y retrouver trois amis (Gilles Fermanel, conseilleur au Parlement de Normandie, Robert Fauvel, maître des comptes en ladite province, sieur d'Oudeauville, et Baudouin de Launay), avec lesquels il entreprit un voyage en Orient, qui dura deux ans et demi.
Le récit de ce périple, sous le titre Voyage du Levant du Sieur de Stochove, ne sera publié qu’en 1643. Le texte qui précède en est extrait. 

Quand cela semblait nécessaire, l’orthographe a été rétablie selon sa forme actuelle.

vendredi 16 avril 2021

"Parce que chacun en a ouï parler... aller voir les Pyramides comptées de tout temps entre les sept miracles du monde" (Henry de Beauvau - XVIIe s.)

illustration datée du XVIIIe s (source : Gallica)

"Après avoir vu cette ville (Le Caire), nous allâmes à la Meteree (Matariya), à six milles de là, et pour cet effet, il nous fallut monter sur des ânes, d'autant que les Égyptiens ne permettent point aux Chrétiens de monter à cheval disant qu'ils en sont indignes. La Meteree est le lieu où la Vierge se sauva avec son cher fils fuyant la persécution d'Hérode.
L'on voit là un figuier tout ouvert et fendu, qu'on dit s'être mis en cet état pour recevoir Jésus Christ, et tout auprès sortit miraculeusement une fontaine, laquelle court encore pour le jourd'huy. Les Maures mêmes la tiennent pour sainte et croient qu'étant bénie, elle guérit de la fièvre. L'on nous montra aussi, enchâssée dans une muraille une pierre sur laquelle la Vierge s'assoit ordinairement, et en dessous, il y a un autel, avec un petit oratoire où nous ouîmes la messe.
En cet endroit est le jardin, où cette tant précieuse goutte de baume est recueillie, de la coupe de certains petits arbres qui ne se trouvent que là, mais parce que chacun en a ouï parler, nous nous en retournerons à la ville pour puis après aller voir les Pyramides comptées de tout temps entre les sept miracles du monde. (...)
Continuons à cette heure notre dessein : (...) nous passâmes trois fois l'eau à cause du susdit débordement, passant au dessus d'une digue, nous vînmes au pied de ces trois Pyramides, vraiment admirables à cause de leur hauteur et grosseur.
Le plus haute a par le pied trois cents pas de "carrure", qui font douze cents de tour. Sa hauteur peut avoir six cents pieds. L'on dit qu'elle fut bâtie par Pharaon durant la captivité des enfants d'Israël, qu'il employa au travail de cette grande pièce. Les pierres dont elle est construite sont quasi égales, ayant trois pieds de long et deux de large, at autant d'épaisseur. Le sommet, encore que pour sa hauteur il paraisse en pointe, si est-il fait en terrasse de 21 pieds de "carrure".
Nous entrâmes dedans descendant premièrement cinquante pas, puis remontant environ quarante nous tirâmes par une allée large de quatre pieds et cinq de haut, et longue environ de trente pas, qui a au bout une petite chambre carrée environ de huit pas, mais toute ruinée et pleine d'ordures, et retournant par la même allée, nous vîmes à main droite la bouche d'une citerne fort profonde et grande, et montant soixante-six marches, nous entrâmes une chambre fort haute revêtue de marbre, longue de quarante pieds et demi, large de vingt et un, où l'on voit une grande pierre creuse de marbre thébaïque, qui est épaisse de trois ou quatre doigts, longue de douze pas, large de cinq, et profonde de cinq et demi. La pierre en est si fine, que touchant dessus avec une autre, elle sonne clair comme une cloche.
La seconde pyramide est un peu moindre que l'autre, et ne monte on au dessus à cause qu'elle était toute couverte de marbre y en restant encore par le haut environ quatre pieds.
La troisième beaucoup plus petite que celle-ci fut bâtie par Rodolphe pour lui servir de sépulture.
Tant d'auteurs écrivent de la rareté et excellence de ces édifices que nous n'en parlerons plus. Mais avant que retourner à la grande ville, nous irons voir les momies, choses aussi rares et remarquables.
À un mille de là, nous vîmes une tête taillée et attachée au roc, qu'ils appellent la tête de Pharaon, ayant le visage de la hauteur au moins de douze pieds, et la largeur proportionnée à cela. Puis laissant beaucoup d'autres petites pyramides, avec le lieu des Momies derrière nous, et à dix milles des grandes pyramides, allâmes coucher cinq milles plus loin, en un village où se tiennent ceux qui ont coutume de montrer lesdites momies."

(Pour la commodité de la lecture, l'orthographe de nombreux mots a été établie selon sa configuration moderne)

extrait de Relation journalière du voyage du Levant faict et descrit par haut et puissant seigneur Henry de Beauvau, 1615, par Henry baron de Beauvau et de Manonville (15..-1630), seigneur de Fleuville, général et diplomate, conseiller d'État et chambellan du duc de Lorraine.
Il accompagna de Paris à Constantinople Monsieur de Salignac dépêché par le roi Henri IV en tant qu’ambassadeur auprès de la Sublime Porte pour y remplacer François Savary de Brèves. Après être resté dans la capitale ottomane jusqu’au 17 mai 1605, il fit un long voyage en passant par quelques îles de la Mer Égée, Chypre, le Moyen Orient, l’Égypte... en remontant le Nil jusqu’au "Grand Caire, monstre des Villes".

jeudi 15 avril 2021

Les pyramides "sont des ouvrages admirables, qui épouvantent ceux qui les regardent" (François Savary de Brèves - XVIIe s.)

illustration : André Dutertre (1753-1842)

"Nous traversâmes un champ marécageux, dont l’eau s’était écoulée, et où passait force bétail. Et de là, nous entrâmes dans une campagne sablonneuse, au bout de laquelle se hausse une colline, où sont bâties les pyramides. Il y en a trois de différente grandeur, assez voisines l’une de l’autre, dont la moyenne paraît à ceux qui la regardent de loin, beaucoup plus haute que la grande, à cause qu’elle est bâtie en lieu plus haut, bien qu’elle soit moindre.
Au reste, ce sont des ouvrages admirables, qui épouvantent ceux qui les regardent, pour leur extrême hauteur, et qui ressemblent plutôt à des montagnes qu’a autre chose : aussi les Turcs les appellent en leur langue Pharaon daglaré, (ce) qui signifie montagnes de Pharaon.
Ces pyramides donc, étant par chaque face (un) triangle parfait, sont aussi hautes que larges, et la plus grande a par chacune de ses faces, d’un angle à l’autre, quatre cents pas de largeur, qui sont seize cents de circonférence ; et de terre jusqu’à la sommité, il y a deux cent douze, ou deux cent quatorze pierres, aucunes larges et épaisses de quatre pieds, et aucunes de trois, mais plus longues.
On monte jusques à la cime, par un des angles, sans danger de tomber, mais non sans travail, de pierre en pierre, comme de degré en degré, et n’y a homme si gaillard qu’il soit que de la pointe tirant une pierre puisse arriver à son pied.
Il y a apparence qu’elles n’ont jamais été parachevées, et qu’elles attendaient encore quelque dernière main, vu même qu’au milieu du coin de la pyramide, par où l’on monte, a été laissé un grand espace (*), pour dresser quelques engins à porter les matériaux ; et en cet espace, qui est la moitié de sa hauteur, se reposent et rafraîchissent ordinairement ceux qui la montent, et pour cet effet, est appelée de nous autres la taverne.
Sur la cime de cette pyramide, manque la pointe, qui fait un autre espace, lequel espace n’est pas uni, y ayant des pierres, les unes hautes, et les autres basses. Elle a vingt et un pieds de carrure, où peuvent demeurer soixante-dix ou quatre vingts hommes, encore que de loin, cela paraisse pointu.
Et après que nous l'eûmes regardée par dehors, assez longtemps, avec toute la curiosité et étonnement que la nouveauté d’un si étrange et merveilleux ouvrage nous apportait, nous entrâmes dedans avec des flambeaux, par une ouverture carrée, faite au milieu de la face qui regarde la ville, descendant l’un après l’autre, courbés et baissés, cinquante pas, sous une voûte de marbre carrée, large et haute de cinq pieds, mettant nos pieds dans des trous faits à force de ferrements, qui servent de degrés. car tous les escaliers qui sont dans ladite pyramide n’ont point de degrés, ains (mais) sont tous unis et lissés, comme du verre.
Au fond de cette descente, (il) y a un espace à main gauche, duquel se voit une autre descente, qui va beaucoup plus bas sous la pyramide, mais l’entrée en est murée. Et après avoir grimpé, avec les pieds et les mains, sur une roche droite, haute de douze ou quinze pieds, nous entrâmes courbés dans une allée, haute et large de cinq pieds, et longue de trente pas, au bout de laquelle (il) y a une chambre carrée, longue (de) huit ou dix pas.
Retournant par la même allée, nous vîmes à main droite la bouche d’un puits, ou citerne, fort profonde et obscure, et montâmes sous une voûte haute et large de cinq pas, toujours baissés (comme dessus avons dit) l’espace de soixante pas. Puis la voûte venant à se hausser et élargir, continuâmes à monter tout droit et plus commodément, l’espace de quatre-vingt cinq pas, et après nous passâmes, à quatre pieds, sous une petite allée, large et haute (de) quatre pieds, et longue de quatorze pas, et entrâmes dans une chambre où est la sépulture de Pharaon, longue de quarante pieds et large de vingt, haute de trente, toute bâtie de grandes pierres très dures, d’un certain marbre, mêlé de petites taches rouges, noires et blanches, si bien conjointes qu’entre les commissures, on n’y peut mettre que difficilement la pointe d’une aiguille. Le solier est fait de huit pierres seulement, de même marbre. À un des bouts de ladite chambre, à main droite en entrant, est ladite sépulture, découverte, longue de neuf pieds, large de 4 et profonde de cinq, épaisse de quatre doigts, faite d’un porphyre de plusieurs couleurs, si fin qu’en le touchant avec les mains ou d’une pierre, il sonne comme une cloche.
La seconde pyramide est tout de même, mais un peu moindre. On n’y monte point, ni moins l’entrée en est connue.
La troisième est beaucoup plus petite.
Non loin desdites pyramides, se voit une grande tête, qu’on appelle la Sphinge, de la hauteur d’une grande pique, et plus, faite d’un rocher qui s’élève hors de terre. On dit que c’était anciennement un oracle qui donnait réponse à ceux qui lui parlaient et demandaient son avis et conseil, en beaucoup de choses."


(*) l’auteur emploie ce mot au féminin, avec les accords qui correspondent.
Pour la commodité de la lecture, de nombreux mots de cet extrait ont été "modernisés", adaptés à l'orthographe actuelle.

extrait de Relation des voyages de Monsieur de Brèves, tant en Grèce, Terre saincte et Aegypte, qu’aux Royaumes de Tunis et Alger.
François Savary de Brèves (1560-1628) fut ambassadeur de France à la Porte (empire ottoman) de 1592 à 1605, avant d’être nommé à Rome pour cette même fonction, en 1607. Fervent défenseur des relations de son pays avec l’Orient, il a rassemblé une importante collection de manuscrits turcs et persans qui sont aujourd’hui conservés à la Bibliothèque nationale de France. Il travailla également à la création d’une école de langues orientales, mais ce projet en resta au stade embryonnaire..
Le récit de ses voyages fut rédigé par Jacques du Castel, l’un de ses secrétaires, et édité en 1628 par Nicolas Grasse.

vendredi 9 avril 2021

"Tout le triangle d'Égypte, qu'on appelle le Delta, n'est qu'une vaste plaine, grasse et fertile au delà de l'imagination" (chevalier d'Arvieux - XVIIe s.)

Carte ancienne et comparée de la Basse-Egypte, rédigée par le colonel Pierre Jacotin (1765-1827) et par Edme-François Jomard (1777-1862)

"Notre bateau allait à la voile, tant que le vent nous était favorable, et quand il cessait de l'être, à cause des sinuosités du fleuve, nos matelots le tiraient la cordelle, marchant sur le bord du rivage, nus de la ceinture en bas, sans aucune honte de montrer ce que la pudeur oblige de cacher ; quoiqu'ils rencontrassent souvent des passants, et même des femmes qui lavaient leurs linges dans le fleuve, et malgré tout ce que je pouvais leur faire entendre du scandale que cela donnait à M. Bercandié.
Nous naviguâmes ainsi fort à notre aise pendant quatre jours. Nous avions le plaisir de voir un très beau pays uni, bien cultivé, et si rempli de villages, qu'il semble qu'ils se touchent et ne fassent qu'une ville de plusieurs lieues de longueur, des deux côtés de la rivière. Tout ce pays fourmille de monde : les villages paraissent bien bâtis, avec des mosquées bien blanches, et de hautes tours qu'on appelle minarets, sur lesquelles les officiers de la mosquée montent pour appeler le peuple à la prière.
J'avais grande envie de savoir les noms de ces villages, et je ne manquais pas de les demander au patron et à ses matelots ; mais quoique je m'expliquasse assez bien en turc, nous ne nous entendions presque pas parce qu'ils ne parlaient qu'un arabe corrompu, auquel je n'entendais rien. Je l'ai entendu depuis, quand j'ai possédé la langue arabe dans sa perfection.
Tout le triangle d'Égypte, qu'on appelle le Delta, n'est qu'une vaste plaine, grasse et fertile au delà de l'imagination ; coupée de plusieurs canaux, par le moyen desquels, et des roues à godets qui élèvent l'eau, on l'arrose tant que l'on veut. Ce pays, comme je viens de le dire, est extrêmement peuplé, et produit presque sans culture toutes fortes de fruits, de graines et de légumes. Il est vrai qu'il manque absolument de bois, car il ne faut pas compter sur les arbres fruitiers ; ce serait une ressource mal entendue, et peu avantageuse. Les maisons de tous les villages ne sont que de terre ; il est vrai que c'est une terre grasse et de bonne tenue : elles sont couvertes de paille de riz assez proprement mais elles n'ont que l'étage du rez de chaussée. Les mosquées seules sont bâties de brique à chaux et sable, aussi bien que les villes de Rosette, Mansoura, et Damiette. Le bois de chauffage pour les fours et les cuisines, vient de dehors : ce sont les saïques qui l'apportent quand elles viennent se charger de blé, de riz, de légumes, et d'autres marchandises. On vend le bois et le charbon à la livre, et assez cher, en comparaison des autres choses nécessaires à la vie, qui y sont à très grand marché."


extrait de Mémoires du chevalier d'Arvieux, envoyé extraordinaire du Roy à la Porte, consul d'Alep, d'Alger, de Tripoli et autres Échelles du Levant : contenant ses voyages à Constantinople, dans l'Asie, la Syrie, la Palestine, l'Égypte et la Barbarie... Tome 1 / recueillis de ses Mémoires originaux et mis en ordre par le R. P. Jean-Baptiste Labat.
L'auteur, Laurent d'Arvieux (1635-1702), était négociant marseillais, passionné d'orientalisme scientifique et nommé diplomate.
Il voyagea à plusieurs reprises au Levant, puis en Afrique du Nord où, en tant qu'envoyé extraordinaire du roi de France, il fit notamment libérer des esclaves à Tunis. Ses connaissances historiques et linguistiques se retrouvent dans ses Mémoires, et apparemment jusque dans les turqueries du Bourgeois Gentilhomme de Molière.

Les grands Sphinx, "impassibles gardiens des croyances passées" (Léon Dierx)

Sphinx d'albâtre, Memphis - auteur et date du cliché non mentionnés

Le dieu, source de vie et de chaleur féconde,
Qui déverse à flots d’or ses bienfaits sur le monde,
Le grand Phré, brûle. Il tend son disque au haut des cieux.
Le zénith embrasé s’environne de flamme.
Le Nil, père des eaux, reluit comme une lame,
Épanchant son limon sur le berceau des dieux.

Partout le sable aveugle et le désert flamboie.
Pas un homme ne passe et pas un chien n’aboie
Dans les villes aux blocs d’édifices carrés.
Depuis le vert delta jusqu’à Thèbe aux cent portes
Dont les temples sous eux cachent des cités mortes,
Tout se tait et s’endort sous les rayons sacrés.

Comme une nécropole, elle aussi, dans la brume
Memphis là-bas s’étend près du désert qui fume,
Muette, et l’on dirait un silence éternel.
Sur les pylônes peints dressant sa silhouette,
L’ibis dans son jabot gonflé plonge la tête
Et sur un pied médite, en découpure au ciel.

Un plus lourd ennui plane, et tout travail fait trêve.
Les palmiers vers le sol d’où nul vent ne s’élève,
Penchent leurs longs cheveux dans l’air de diamant.
Les aiguilles de marbre en grêles colonnades
Jaillissent par milliers, et sur les esplanades
On peut voir s’avancer leurs ombres nettement.

Aux pourtours des palais, auprès des pyramides,
Ces monstrueux défis aux nations timides,
Les grands sphinx accroupis ouvrent leurs yeux sereins.
Trapus, le corps perlé d’une sueur divine,
S’enveloppant au loin d’une poussière fine,
Ils songent aux secrets qui font ployer leurs reins ;

Et scellés à jamais dans leur morne posture,
Sentinelles du temps, regardent la nature
Sous le pschent de granit dont s’ombrage leur front.
Rien ne doit les sortir de leurs longues pensées ;
Impassibles gardiens des croyances passées,
Ils sont les durs rêveurs qu’aucun bruit n’interrompt.

Ils contemplent l’Egypte avec leurs yeux énormes ;
Frères de tous ses dieux aux impossibles formes,
Ils portent sur leur dos toute l’éternité.
Seuls, quelques caïmans se traînent dans la fange ;
Et parfois flotte et glisse au cours droit d’une cange
Un chant marin qui meurt par le fleuve emporté.

extrait de "Souré-Ha", recueil Poèmes et poésies, de Léon Dierx (1838 - 1912), poète parnassien et peintre académique français.

mercredi 7 avril 2021

"L'Égypte était le plus beau pays de l'univers" (Jacques-Bénigne Bossuet - XVIIe s.)

Les deux pyramides et le temple sur le lac Moeris, par J.-B. Fisscher, 1721-1750

"Une des choses qu’on imprimait le plus fortement dans l'esprit des Égyptiens était l'estime et l'amour de leur patrie. Elle était, disaient-ils, le séjour des dieux : ils y avaient régné durant des milliers infinis d'années. Elle était la mère des hommes et des animaux, que la terre d'Égypte, arrosée du Nil, avait enfantés pendant que le reste de la nature était stérile. Les prêtres, qui composaient l'histoire d'Égypte de cette suite immense de siècles, qu'ils ne remplissaient que de fables et des généalogies de leurs dieux, le faisaient pour imprimer dans l'esprit des peuples l'antiquité et la noblesse de leur pays. Au reste, leur vraie histoire était renfermée dans des bornes raisonnables ; mais ils trouvaient beau de se perdre dans un abîme infini de temps qui semblait les approcher de l'éternité.
Cependant l'amour de la patrie avait des fondements plus solides. L'Égypte était, en effet, le plus beau pays de l'univers, le plus abondant par la nature, le mieux cultivé par l'art, le plus riche, le plus commode, et le plus orné par les soins et la magnificence de ses rois.
Il n'y avait rien que de grand dans leurs desseins et dans leurs travaux. Ce qu'ils ont fait du Nil est incroyable. Il pleut rarement en Égypte ; mais ce fleuve, qui l'arrose toute par ses débordements réglés, lui apporte les pluies et les neiges des autres pays. Pour multiplier un fleuve si bienfaisant, l'Égypte était traversée d'une infinité de canaux d'une longueur et d'une largeur incroyable. Le Nil portait partout la fécondité avec ses eaux salutaires, unissait les villes entre elles, et la grande mer avec la mer Rouge ; entretenait le commerce au dedans et au dehors du royaume, et le fortifiait contre l'ennemi ; de sorte qu'il était tout ensemble et le nourricier et le défenseur de l'Égypte. On lui abandonnait la campagne ; mais les villes, rehaussées avec des travaux immenses, et s'élevant comme des îles au milieu des eaux, regardaient avec joie, de cette hauteur, toute la plaine inondée et tout ensemble fertilisée par le Nil. Lorsqu'il s'enflait outre mesure, de grands lacs, creusés par les rois, tendaient leur sein aux eaux répandues. Ils avaient leurs décharges préparées ; de grandes écluses les ouvraient ou les fermaient, selon le besoin ; et les eaux ayant leur retraite ne séjournaient sur les terres qu'autant qu'il fallait pour les engraisser.
Tel était l'usage de ce grand lac, qu'on appelait le lac de Myris ou de Moris : c'était le nom du roi qui l'avait fait faire. On est étonné quand on lit (ce qui néanmoins est certain ) qu'il avait de tour environ cent quatre-vingts de nos lieues. Pour ne point perdre trop de bonnes terres en le creusant, on l'avait étendu principalement du côté de la Libye. La pêche en valait au prince des sommes immenses ; et ainsi, quand la terre ne produisait rien, on en tirait des trésors en la couvrant d'eaux. Deux pyramides, dont chacune portait sur un trône deux statues colossales, l'une de Myris, et l'autre de sa femme, s'élevaient de trois cents pieds au milieu du lac, et occupaient sous les eaux un pareil espace. Ainsi elles faisaient voir qu'on les avait érigées avant que le creux eût été rempli, et montraient qu'un lac de cette étendue avait été fait de main d'homme sous un seul prince. 
Ceux qui ne savent pas jusques à quel point on peut ménager la terre, prennent pour fable ce qu'on raconte du nombre des villes d'Égypte. La richesse n'en était pas moins incroyable. Il n'y en avait point qui ne fût remplie de temples magnifiques et de superbes palais. L'architecture y montrait partout cette noble simplicité et cette grandeur qui remplit l'esprit. De longues galeries y étalaient des sculptures que la Grèce prenait pour modèles. Thèbes le pouvait disputer aux plus belles villes de l'univers. Ses cent portes, chantées par Homère, sont connues de tout le monde. Elle n'était pas moins peuplée qu'elle était vaste ; et on a dit qu'elle pouvait faire sortir ensemble dix mille combattants par chacune de ses portes. Qu'il y ait, si l'on veut, de l'exagération dans ce nombre, toujours est-il assuré que son peuple était innombrable. Les Grecs et les Romains ont célébré sa magnificence et sa grandeur, encore qu'ils n'en eussent vu que les ruines : tant les restes en étaient augustes."

extrait de Discours sur l'histoire universelle, de Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704), évêque de Meaux, prédicateur et écrivain français

mercredi 24 mars 2021

Le Sphinx, "superbe gardien des siècles disparus" (Arthur Rimbaud)

photo extraite du site Wannart.beta



Le Sphinx

"Dans la nuit claire et froide où l’air semble gelé,
Engourdi, frissonnant, sous la clarté lunaire,
Le grand sphinx de granit compte ses millénaires
Et revit solitaire les splendeurs du passé.

Le sable mollement roule son étendue,
Et le scintillement des facettes polies
Brille comme mille feux d’ardentes pierreries,
Merveilleuses parures et gemmes inconnues.

La lune aux yeux bleus coule son disque jaune,
Ses reflets opalins, dans ses orbites creux,
Donne au sphinx l’attitude trompeuse
Du sommeil menaçant que simulent les fauves.

Sur l’immensité du désert sans borne,
Silencieux, figé dans sa robe hiératique,
Sur son socle rigide, la face énigmatique
S’appesantit pensive, dure, farouche et morne.

Et superbe gardien des siècles disparus,
Survivant éternel de l’antique débâcle,
Comme un cheval sauvage qui soudain renâcle,
Dans la nuit noire surgissent des êtres déjà vus,

Leurs fantômes ailés repeuplent le désert
Et leurs pas talonnant ont fait crier le sable,
Le sphinx mystérieux, pensif et vénérable
Regarde tournoyer ces monstres de l’enfer.

Resurgis du passé, ils défilent en cadence :
Grands colosses de pierre à tête de bélier,
Sphinx, griffons, ibis, pharaons et guerriers
Tous viennent une nuit pour la dernière séance…

Sous les rayons blafards de la lune nostalgique,
Déroulant lentement leur émouvant cortège,
Les colosses de granit et les fantômes de neige
Semblent les seuls survivants des hordes fantastiques.

Alors quand l’aube paraît soudain à l’horizon,
Ces ombres disparaissent avec flûtes et sistres
Ayant tous achevé leur dernier tour de piste !
Seul, le Colosse de sable figé, rêve sa vision.

Voyageurs qui cherchez la clef d’anciens mystères
Dans le silence des dunes une voix vous appelle
Un pharaon de pierre interpelle les mortels
Pour leur dire que leur corps n’est que de la poussière…"


par Arthur Rimbaud, poète français (1854-1891)

"Celui qui deviendra « l’homme aux semelles de vent » fait ses premières fugues à l’âge de 15 ans. Il ne cessera plus d’être en mouvement. Quelques années plus tard, il se consacre à l’apprentissage des langues. L’Orient le passionne. Son engagement dans l’armée coloniale néerlandaise lui permet, en 1876, de voyager jusqu’à Java. Puis, parti pour l’Égypte, il cherche à se faire employer dans les ports de commerce, mettant en avant sa connaissance des langues. Enfin, en 1880, il signe un contrat avec la Maison Vianney et Bardey pour s’occuper du commerce du café, de l’ivoire et des peaux à Harar, ville à l’est de l’Éthiopie actuelle. Cette activité commerciale façonne les dernières années de sa vie qu’il passe entre Aden et la côte africaine, sur les deux rives de la mer Rouge. Ses tentatives de prendre part au trafic d’armes s’avèrent peu fructueuses. En 1888, il ouvre à son propre compte un comptoir à Harar. Deux ans plus tard, affaibli par la maladie, il est obligé de quitter l’Afrique. En 1891, Rimbaud meurt à Marseille, à l’âge de 37 ans."
(dossier de presse de l'Institut du monde arabe, Paris, à l'occasion des Journées du Patrimoine 2020)