lundi 18 janvier 2021

Le batelier du Nil, par Elian Judas Finbert

aucune mention de date ni d'auteur pour cette carte postale

"Occacha dans le vent qui le prenait comme une averse oblique, tenait la barre. Le gouvernail crissait sous les coups brusques qu'il lui imprimait. L'extrémité de la proue passait et repassait dans le ciel marquant la direction, prise comme l'aiguille d’une boussole. Les tournants étaient rapides en cet endroit ; ils se succédaient comme si le canal se jouait dans ses sinuosités pour mieux reprendre son élan, plus loin, d'une seule détente, jusqu'à Alexandrie. On pouvait s’enliser dans la vase ; en virant, les bordages effleuraient presque les berges ; la cange était sans lest, toute hors de l’eau et sonore de sa légèreté. Mais il lisait dans l’obscurité et dans la brume claire qui se balançait au-dessus d'elle.
Comme il passa vite devant les autres canges, d'une poussée majestueuse, rasant presque leurs flancs et assistant à l'humiliation qu'il infligeait aux équipages de les avoir devancés, de les avoir laissés en arrière, bien loin ! Il a glissé, souple et preste, sûr de sa manœuvre et tendu par son exaltation qui le pressait d’aller en avant, d'arriver le premier et qu'il communiquait à raïs Taha, à Hussein et à Zambo. C'était comme s’il eût voulu se dépasser et atteindre en lui-même quelque grande perfection qu'il appelait de sa volonté.
Qu'une voile se profile dans le lointain et il croira qu’elle le nargue, qu’elle le défie. Alors, la vergue craquera, frémissante, le cordage qui la retient par le bas tiré à la bander toute. La cange inclinée sur un de ses flancs, frisant l’eau, filera, sautera et la vitesse acquise sera telle que la proue fera voler autour en éclats, une pluie fine et glacée. Frémissant et buté, tout son être s’allongeait dans l'élan même de la cange et en épousait les propulsions. Pour vaincre plus vite, il souhaitait se trouver lié à l’étrave afin de mieux ouvrir lui-même le sillage de ses deux bras foncés en avant. Quel sursaut de bien-être lorsque l'obstacle était franchi, l'autre cange atteinte et dépassée et qu’il retrouvait tout à lui la surface lisse du canal !
Tout en surveillant l’allure que prenait le vent et le mouvement des berges, il suivait le paysage. Il discernait ses aspects fuyants et mouillés. Il le soupesait dans son âme. Des bouffées marines venaient mêler leurs senteurs de coquillages à celles des eaux "douces" et de la terre. La végétation était plus courte, plus maigre. Les champs avaient à leur bordure des plaques de sel et des marécages. Dans les roseaux des canards sauvages se faufilaient, vifs et le col tendu. Certains appels d'oiseaux lui apprirent qu’on était en la saison de la passe des cailles.
Des allées de tamaris divisaient une immense plantation de cotonniers en un damier régulier. La rumeur de leurs aiguilles ressemblait à celle de la pluie lorsqu’elle tombe sur la campagne. Le canal avait des rides, des veines, des stries du bleu verdâtre des tatouages. Des bulles s’y crevaient en gargouillant et en propageant des cercles. Des grands chiens aux yeux luisants comme ceux des loups, surgissaient au haut des berges, découpés sur le ciel, oreilles pointues, poils hérissés et aboyaient. Une pyramide de briques séchées brûlait, mordue par la cuisson des braises parmi des moules en bois, des jarres, des gargoulettes et des terrines d'une briqueterie. Près d’une aiguade une vieille barque éclatée gisait comme la carcasse d'un animal.
Dans le désordre de ces images, dans leur va et vient et leur écoulement, il percevait vaguement les rythmes de la vie. Il sentait qu'il y avait unité et parenté entre leur diversité, qu'il était un fragment de cette force sans cesse renaissante et que Dieu était partout éparpillé, dans la brindille d’herbe, dans le caillou, dans la cange et dans son cœur."

extrait de Le batelier du Nil, 1928, par Elian Judas Finbert (1899-1977), homme de lettres francophone d'origine juive, ayant passé son enfance en Égypte. Il est connu principalement comme écrivain animalier. 
Le Grand prix Poncetton de la Société des Gens de Lettres (SGDL) lui a été attribué en 1974 pour l'ensemble de son œuvre.

mercredi 6 janvier 2021

L'artiste égyptien "avait à représenter et représentait l’éternité. Il sculptait une grande pensée sociale et morale" (Nicolas Perron)

Buste de Thoutmosis III en granit noir, 18e dynastie
photo d'Émile Brugsch dit Brugsch Pacha (1842-1930)

"Quant aux monuments, comme la conception sociale était religieuse et politique en même temps, mais surtout religieuse dans son essence native, ils revêtaient un caractère éminemment en rapport avec cette pensée sacrée. Les pyramides, ces gigantesques témoins de ces siècles anciens, ces colosses encore vivants , restes d’une société si étonnante, étaient aussi élevées dans une idée religieuse ; c'étaient les tombeaux des saints personnages, des hautes sommités de la nation, par conséquent des élus de Dieu. Elles étaient donc saintes ces reliques sacerdotales et royales ; et ces tombeaux grands comme l’idée de Dieu qu’ils rappelaient aux vivants, étaient les temples sacrés de la mort et des souvenirs les plus révérés.
Les temples de la divinité étaient aussi conçus dans tout le grandiose et l’imposant que peut présenter la conception d’un être souverain, infini, immense. Le temple grec, par exemple, dans son petit péristyle, avec sa petite cella, sans expression dans son ensemble, construit sans rien vouloir représenter qu’une maison, n’est qu’une construction froide ou tout est sacrifié aux ornements de détail, à des corniches, à des chapiteaux, à des caprices individuels. Le temple égyptien est grand, est immense comme le Dieu ; de vastes enceintes entourent et ferment le sanctuaire. Et il fallait avoir quelqu'idée de grandeur pour faire un temple dont les décombres et les restes, à Méroé, présentent un édifice aussi vaste et aussi extraordinaire.
D’énormes statues, dont les fragments font aujourd’hui évaluer la hauteur, proportions comparées, à quatre-vingts pieds, étaient devant ce temple, et présentaient sous des attributs humains, et sous des symboles pris dans la nature, la figure des grands dieux. Sans doute nos artistes trouveront dans la pose et la contenance d’immobilité où la plupart des statues égyptiennes sont placées, une uniformité d’art peu flatteuse ; c’est que l’artiste égyptien ne mettait pas tout le prix de son œuvre dans la jetée d’un membre, dans la variation capricieuse des mouvements, il avait à représenter et représentait l’éternité. La durée immense des siècles, la durée immuable de Dieu, et ses statues étaient assises ou placées comme on le serait pour attendre les milliards de siècles de l'éternité et de la divinité. Il sculptait une grande pensée sociale et morale.
Sous le rapport plus spécialement industriel, quelques exemples montreront que l’Égypte eut aussi sa gloire. Ainsi ses artisans taillaient et polissaient admirablement une sorte de basalte dur auquel nous ne pouvons pas aujourd’hui donner le même poli. Nous en avons vu dans la collection d’antiquités égyptiennes de M. Passalacqua, des fragments, restes d’un vase, d’un travail parfait. 
L’art de fabriquer les étoffes produisait aussi des merveilles sous la main des ouvriers égyptiens, et jamais depuis cette haute antiquité peut-être, on n’a vu d’aussi beaux tissus que les tissus de lin qu’ils manufacturaient. Des momies que nous avons eu occasion d’examiner, nous ont offert de ces toiles de lin d'un art extraordinaire, où pas un fil n'était ni moins rond ni plus fort que tous leg autres. Des tissus faits avec de l’écorce de bois, étaient de la même netteté.
Les couleurs qui sont appliquées sur des momies de corps embaumés depuis peut-être quarante à cinquante siècles, sont encore pleines de vivacité et d’éclat, et semblent à peine dater de quelque cinquante ans. Tous ces procédés industriels sont perdus depuis ces temps de la gloire de l’Égypte. Il fallait une organisation bien agencée, bien raisonnée, bien féconde, pour donner à un peuple une vie aussi belle aussi complète que celle-là.
Les Égyptiens ignoraient primitivement l’art de préparer une substance propre à conserver les caractères écrits. Ils trouvèrent le moyen de rendre la feuille d’une plante spéciale à la vallée du Nil, propre à recevoir l’écriture et les hiéroglyphes, et à lui assurer une force de durée assez robuste pour braver la destruction des temps, même dans les tombeaux. Et en effet dans les plus vieilles momies sacerdotales ou royales, dans celles des familles élevées, les papyrus qui s’y trouvent en rouleaux sont tout au plus dégradés dans quelques-uns de leurs plis extérieurs. Le reste est bien conservé et l’écriture parfaitement distincte. Ainsi cette feuille du papyrus, cette plante qui est disparue depuis des temps inconnus, que les recherches des Européens n’ont jamais pu retrouver nulle part, était préparée, malgré sa forme de tissu végétal, de manière à faire office d’un papier en quelque sorte indestructible. On peut défier toute l’industrie européenne de donner un pareil produit avec aucun végétal."


extrait de Histoire des Égyptiens, 1836, de Nicolas Perron (1798-1876).
Cet ouvrage est un résumé des cours que ce "médecin arabisant de la mouvance saint-simonienne, apôtre d'une union franco-arabe" donna à des ouvriers du XIIe arrondissement à Paris en février et avril 1832, dans le cadre de l'Association libre pour l'Éducation du peuple. Il les publia peu avant son départ pour Le Caire où il enseigna la chimie et la physique à l'école de médecine d'Abou Zabel, alors dirigée par Antoine Barthélémy Clot bey et dont il fut ensuite lui-même directeur. Au Caire, il fut également l'un des fondateurs de la Société égyptienne.