Affichage des articles dont le libellé est Pascal (Louis). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Pascal (Louis). Afficher tous les articles

samedi 3 août 2019

L'île de Philae : "Une impression ineffaçable" (Louis Pascal)

tableau d'Auguste Veillon (1834-1890)

Asouan, 7 avril.

"Phylée ! J'ai vu Phylée. J'ai touché le but de mes désirs, j'ai foulé du pied cette terre fertile en souvenirs : pendant un jour entier je me suis promené de ruines en ruines ; moi seul vivant, j'ai vécu au milieu des morts ! Journée trop vite écoulée et qui laissera dans mon âme une impression ineffaçable !
Quand on arrive par le fleuve, l'île de Phylée s'offre à vous dans toute sa riante beauté ; elle semble déployer pour vous les trésors de sa coquetterie et vous offre un asile que vous aurez peine à quitter.
Entourée de rochers qui se détachent sur un fond de montagnes granitiques, l'île s'élève gracieusement au-dessus du fleuve, qui l'enserre amoureusement de ses bras ; par sa riante verdure, elle contraste avec les masses de basalte et de syénite qui se pressent autour d'elle : c'est une perle enchâssée dans un cercle de bronze.
Sur le premier plan se détachent un obélisque et des rangées de colonnes finement découpées, qui conduisent au premier propylée. À droite, sur le second plan, se découpe l'hypétral - encore inachevé - dont les colonnes hardies et gracieuses s'élèvent majestueusement... Plus loin la masse imposante du temple, avec ses deux anciens propylées ; enfin et pour fond du tableau, le Trône des Pharaons, blocs énormes de granit, ainsi dénommés parce qu'ils affectent la forme d'un trône.
Il était six heures du soir : les rameurs fatigués demeuraient appuyés sur leurs rames. La barque glissait d'elle-même sans bruit et avançait doucement ; le soleil était à l'horizon... nul bruit ne se faisait entendre ! Muets et ravis, nous admirions le spectacle qui se déployait à nos yeux, spectacle le plus beau que la nature puisse donner à l'homme ! 

Peu à peu les silhouettes se foncèrent... l'obscurité gagna.
(...)
Le soleil dorait à peine les sommets aigus de la chaîne libyque que déjà je quittais la cange et gravissais la pente douce qui conduit au plateau supérieur de l'île. 

Baignée tout autour par le Nil, la partie intérieure de l'île est couverte d'une florissante végétation : des légumes de toute sorte y poussent sans culture ; des palmiers, des dattiers, des acacias, des mimosas et des gommiers couverts de petites fleurs jaunes odoriférantes, répandaient dans l'air un parfum délicieux : la terre était couverte comme d'un brillant tapis de fleurs de toute espèce. Phylée ne dément pas le nom de "Jardin des tropiques" qui lui a été donné. Des colombes, nichées dans les palmiers et que je dérangeais dans leurs causeries, voletaient d'arbre en arbre et s'enfuyaient à mon approche.
Je m'avançais plongé dans les réflexions qu'inspire toujours la solitude de lieux autrefois habités ; à mes pieds des décombres, autour de moi des ruines... des colonnes, des portiques, portant les traces de la dévastation.
Ici le temps n'a rien détruit ; la main des hommes a renversé ce que les années avaient respecté. Sur chaque pierre tombée l'on trouve les traces de la pince ou du ciseau ; pas un bas-relief qui n'ait été attaqué par un outil destructeur. 

Le principal temple est celui d'Isis, dont le propylée de la façade méridionale présente deux portiques soutenus par une colonnade : c'est vis-à-vis de ce portique qu'était l'obélisque en granit aujourd'hui renversé et dont l'inscription, en grec, joue un si grand rôle dans l'interprétation des hiéroglyphes. Un autre est également couché sur la terre, ainsi que son piédestal ; mais celui que l'on voit debout, à l'extrémité méridionale de l'île, est en grès et sans aucune sculpture. Deux lions en granit sont placés auprès du temple. 
Après avoir traversé le second portique de cet édifice, on est frappé d'étonnement à la vue des hiéroglyphes d'un fini parfait qui en tapissent les murs, des peintures dont ils sont ornés, ainsi que des chapiteaux des lionnes. Près du premier portique, on remarque un joli temple monolithe, qui paraît avoir servi d'église aux chrétiens, à en juger par les murs, dont les hiéroglyphes ont été soigneusement recouverts d'un mortier qui en rend la surface unie. Un quatrième temple, un arc de triomphe romain, un grand nombre de restes d'édifices qui ont été construits avec des débris de monuments égyptiens, des murs, des quais et des colonnes, donnent à l'île
de Phylée un grand intérêt sous le rapport archéologique.
(...)

Placé près de l'obélisque d'où part cette avenue aux mille colonnes qui conduisait au temple, j'adressai un dernier adieu à toutes ces merveilles que je venais d'admirer. Adieu, Nubie ; adieu, patrie de ces hommes fiers et courageux qui préfèrent la misère à l'esclavage ! Adieu, peuple de rois !
(...)
J'abandonnai Phylée en lui jetant un dernier regard de regret, et la barque silencieuse s'éloigna lentement, comme si un bruit humain eût été une profanation dans ces lieux pleins du souvenir des morts !"


extrait de La Cange : voyage en Égypte, 1861, par Louis Pascal

vendredi 19 octobre 2018

Les différentes façons de voyager en Égypte, par Louis Pascal

photo datée de 1898 - auteur non mentionné
"Il y a différentes façons de voyager. En général, le touriste arrive en Égypte avec des idées préconçues ; il a lu certains ouvrages, il s'est pénétré des idées qu'il y a trouvées, il s'est créé un pays fantastique ; puis l'imagination a brodé là-dessus, a revêtu de brillantes couleurs les sites décrits dans les livres ; en agissant ainsi, on se prépare bien des désillusions et l'on risque de gâter son voyage ; ou bien on se berce de l'idée qu'on exécutera une excursion en Orient aussi facilement qu'un voyage en Europe ; on rêve de trouver en Égypte le confortable des pays civilisés : des hôtels dans toutes les villes, des lieux de plaisirs, enfin la vie et l'animation là où ne règne que la monotonie.
Pour le voyageur qui a parcouru avec toutes ses aises la Suisse et l'Italie, un voyage en Égypte se présente sous l'aspect d'une série d'excursions faites sous un ciel toujours bleu, à l'ombre de forêts de palmiers ; au milieu de peuplades aux mœurs empreintes d'un caractère original qui donne du piquant au paysage. Amère déception, quand il a vu de près le peuple qu'il avait rêvé (...)

Alors, passant d'un extrême à l'autre, il n'aspire qu'à quitter cette terre mensongère ; les beaux rêves s'évanouissent, et il prend presque en haine l'objet de son amour passé : pour lui, ce ciel d'une pureté lumineuse a perdu son mérite ; ces bruits étranges et mystérieux du soir cessent de toucher son cœur, et les monuments mêmes perdent à ses yeux le caractère sacré qu'il leur avait prêté ; ce soleil qu'il avait rêvé, ces antiquités qu'il brûlait de contempler, ce peuple au milieu duquel il voulait vivre, ne lui inspirent plus que du dégoût : il veut s'en éloigner à tout prix, son voyage est manqué.
D'autres voyageurs, au contraire, se passionnent avec une facilité désespérante. Enthousiastes de la couleur locale, ils poussent son amour jusqu'à l'exagération ; pour eux l'Égypte est tout : "Qui n'a pas vu l'Égypte est indigne de vivre !" Ils tombent en extase devant la moindre pierre et s'inclinent respectueusement devant un hiéroglyphe. Dieu vous préserve d'un semblable compagnon de voyage ! À chaque instant il vous assassinera d'observations banales, il voudra vous imposer ses idées, vous reprochera votre froideur et votre absence de goût, enfin deviendra pour vous un importun moustique, qui vous harcèlera de ses piqûres et gâtera le charme de votre voyage.
Il ne sait pas un mot de turc ou d'arabe, et s'empresse d'adopter le costume du pays, espérant sans
doute qu'avec la robe et les babouches, il s'assimilera la langue ; il se modèle sur les gens du pays, imite leurs coutumes, et, malgré la gêne qu'il éprouve, il ne veut plus que s'accroupir ; non content du chibouk, il lui faudra le narguileh, dût-il s'époumoner à le fumer ; un peu plus il renoncerait à toutes les coutumes d'Europe pour n'être qu'un musulman mauvais teint, raillé de ceux qu'il veut imiter, insupportable à ses compatriotes.
Dieu merci ! je n'appartiens ni à l'une ni à l'autre classe de ces voyageurs : j'avais peut-être, en arrivant en Égypte, des illusions que je n'ai plus ; mais, à mon avis, elle ne mérite ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.
Au demeurant, je ne croyais pas trouver la terre promise et je ne regretterai pas les fatigues que j'ai éprouvées pour visiter les belles choses que j'ai vues." 



extrait de La Cange : voyage en Égypte, 1861, par Louis Pascal