samedi 29 avril 2023

"J'ai trouvé à Saqqarah l'art grec au nid" (princesse Bibesco)


photo extraite de Wikimedia commons
auteur non mentionné

"Grande nouvelle : j'ai trouvé à Saqqarah l'art grec au nid ! Des colonnes doriques sont sorties depuis peu du sable. Imothep (sic), l'architecte du roi Zozer (sic), dont c'est l'ouvrage, fut le premier Égyptien qui employa la pierre de taille.
L'inscription annonce qu'il a été placé au rang des dieux, après avoir achevé ces deux temples. On le serait à moins. Ils sont divins, petits, parfaits, plus beaux que celui de la Victoire Aptère, sur l'Acropole, auquel ils ressemblent, avec quelque chose de plus fini, de plus serré dans le grain de la perfection.
Ils datent d'environ trois mille ans, trente siècles avant Phidias. Je n'en sens que plus vivement l'ordre aristocratique qui règle l'héritage humain. La préséance est à l'Égypte. Ceux qui ont opposé l'art libre des Grecs à l'art esclave des Égyptiens sont bien quinauds, avec Taine, depuis qu'on a découvert les colonnes de Sagqarah.
La première colonne fut en terre glaise. De gros roseaux du Nil, en fascines, furent dressés autour, pour la faire tenir debout, jusqu'à ce que de limon eût séché.
L'empreinte de ces roseaux, en creux, a donné les rainures de la colonne cannelée.
Pourquoi m'être fâchée, à Ratislava (sic), contre le ciment qui imite la pierre, puisque les plus fameuses architectures du monde ne sont que l'imitation, marbre ou en pierre, des architectures de bois ou de boue séchée ? Tout est transposition, transfiguration.
Mes idées toutes faites sont à refaire."

extrait de Jour d'Égypte, par Marthe Lucie Lahovary (1886-1973), par mariage princesse Bibesco, également connue sous le pseudonyme de Lucile Decaux, femme de lettres française d'origine roumaine.

lundi 24 avril 2023

Une halte aux "Tombeaux des Califes", par Francis Carco (XXe s.)

source : Photoglob

"Loin d'Europe (...) tout revêt un sens, un caractère si pur, si simple, si proche du naturel, qu'on en reste charmé. Bien sûr : on a perdu la clef des mystères de la Vieille Égypte. Ne discutons pas : c'est un fait.
Reste à savoir si cette clef comportait autant de complications qu'on le dit. Pour l'Islam, elle ressemblerait plutôt à la baguette d'un magicien, car la vie et la mort n'y accumulent, entre elles, aucune sorte de secret. Et la preuve en est si formelle qu'à l'intérieur de la vaste nécropole où nous descendîmes de voiture, je découvrais des rues flanquées de réverbères et bordées de maisons et que, dans ces maisons, se trouvaient des jardins où les parents de ceux dont les dépouilles reposent entre ces murs, se réunissent à certaines fêtes comme si rien n'était changé.
- Nous sommes dans un cimetière, fit tranquillement observer mon compagnon. Chacune de ces constructions abrite une tombe. Regardez donc !
Je m'approchai d'une fenêtre dont les persiennes étaient closes et j'aperçus un patio décoré de plantes en pots, de lianes grimpantes. La lune brillait. Elle éclairait les cloisons de cette singulière demeure où il ne manquait guère, pour la croire habitée, que deux ou trois fauteuils d'osier devant la porte, une table et une lampe sur la table. La dorure d'un sépulcre, enrichi d'un verset du Coran, étincelait discrètement à la douce lumière qui le baignait.
- Comme c'est étrange ! dis-je à voix basse. Vous ne m'auriez pas prévenu, j'aurais pensé qu'on se couche tôt au Caire. (...)
- On enterre encore ici, comme autrefois, les possesseurs de ces petites maisons, m'apprit mon guide. Toutes appartiennent à d'anciennes familles. C'est un honneur d'avoir sa place aux Tombeaux des Califes, près de l'Émir Kébir, par exemple, ou du Sultan Barqouq, dont vous apercevez le mausolée qui date du XVe siècle. Vis-à-vis de sa sépulture, existent les tombes de ses femmes. À chaque extrémité de la façade, voyez ces minarets. Quelle grâce ils ont au clair de lune !

- En effet. Mais cette grande mosquée, m'informai-je, quel en est l'occupant ? 
- C'est la mosquée de Souleiman. Pourtant le monument le plus curieux, à mon avis..."

extrait de Heures d'Égypte, 1940, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons

Le portique du temple d'Esné, "monument le plus parfait de l'antique architecture" selon Vivant Denon (XIXe s.)

Illustration de Vivant Denon

"Esné est l'ancienne Latopolis ; on voit encore sur le bord du Nil quelques débris de son port ou quai, qui a été souvent rétabli, et qui, bien qu'on y fasse quelques réparations, est dans un état déplorable. 
Il y a aussi dans la ville le portique d'un temple, que je crois le monument le plus parfait de l'antique architecture : il est situé près du bazar, sur la grande place, et en ferait un ornement incomparable, si les habitants pouvaient soupçonner son mérite ; au lieu de cela, ils l'ont masqué de méchantes masures en ruine, et l'ont livré aux usages les plus abjects : le portique est très bien conservé et d'une grande richesse de sculpture ; il est composé de dix-huit colonnes à chapiteaux évasés ; ces colonnes sont élancées, et me parurent aussi élégantes que nobles, quoiqu'on ne puisse juger de leur effet que de la manière la plus désavantageuse à l'architecture ; il faudrait déblayer, pour savoir s'il reste quelque partie de la Cella : je fis le mieux que je pus la vue pittoresque et un plan de ce monument ; les hiéroglyphes en reliefs, dont il est couvert en dedans comme en dehors, sont d'une exécution soignée ; on y remarque un zodiaque, de grandes figures d'hommes à têtes de crocodiles ; les chapiteaux, quoique presque tous différents, sont d'un bel effet ; et ce qui pourrait ajouter à la preuve que les Égyptiens n'ont rien emprunté des autres nations, c'est qu'ils ont pris tous les ornements dont ces chapiteaux sont composés, des productions de leur pays, telles que le lotus, le palmier, la vigne, le jonc, etc."

extrait de Voyage dans la Basse et la Haute Égypte, pendant les campagnes du Général Bonaparte, 1802, par Dominique Vivant Denon (1747-1825), graveur, écrivain, diplomate français

dimanche 23 avril 2023

"C'était là, pour les Égyptiens, l'extrême limite du monde" (la Vallée des Rois, selon Jean-Baptiste Samat - XXe s.)

La vallée des tombes des rois par William Henry Bartlett (1809-1854), 
publié dans The Nile Boat or Glimpses of the Land of Egypt,1862

"L'excursion aux tombeaux des rois évoque d'autres idées et suscite d'autres réflexions que la vue des temples écroulés. C'est que la visite aux hypogées, encore revêtus de leurs peintures et de leurs inscriptions, nous fait entrevoir les origines des religions primitives ; elle nous rapproche de l'âme des premiers civilisés, de leurs aspirations, de leurs croyances sur la mort et sur l'au-delà.
Ici, plus de colonnades majestueuses, plus de portiques insolents : la nature s'est chargée du décor. Les Égyptiens eux-mêmes avaient bien compris que rien n'aurait pu ajouter à la majesté, à la sévérité du site qu'ils avaient choisi. Quelle région, mieux que celle-ci, eût été capable d'éveiller le sentiment du départ définitif ?
Des rochers jaune clair, cachant des trous creusés profondément, des galeries souterraines dont rien n'indiquait l'entrée, pas de fronton, pas de pylônes, des excavations brutes, longtemps ensevelies sous les effritements de la montagne et que maintenant les égyptologues ont mises à jour.
Plus d'allées de sphinx, mais un chemin caillouteux, au fond d'une vallée de quatre kilomètres, fruste, âpre, désolée et immense, s'enfonçant au revers de l'admirable colline rose que nous admirions de Louqsor.
C'était là, pour les Égyptiens, l'extrême limite du monde. C'était derrière cette chaîne de rochers que le soleil disparaissait chaque soir. L'âme humaine dont la course solaire était le symbole devait à sa mort rejoindre l'Astre-Dieu, dans la profondeur de l'Occident, pour le suivre dans l'Amentit et y accomplir sa destinée. Tous les morts de la vieille Égypte dorment donc dans la montagne du Couchant ; ils sont ainsi plus près du but de leur dernier voyage : "La contrée de l'Ouest, la très grande et la très bonne."
On a creusé pour eux ces demeures indestructibles qui ne périront qu'avec le monde : "Les temples et les palais des Égyptiens, a dit un historien grec, ont passé, car la vie de l'homme est passagère, mais leurs tombes sont éternelles comme la mort."
Rien n'est plus émouvant que cette route déserte, décrivant ses méandres entre deux pentes abruptes que fait flamboyer un soleil ardent ; rien n'est plus désolé. Ce sont des masses solides, quelquefois elles sont taillées à pic, souvent arrondies en forme de tours, coupées de gorges escarpées et ombrées de bleu. Les lignes des crêtes sont harmonieuses, classiques et se détachent nettement ; mais quel silence et quelle solitude ! Rien n'y pousse, ni un arbrisseau, ni même un brin d'herbe ! partout la pierre nue et dorée, la pierre polie par le temps, par le frottement séculaire du sable impalpable que le vent du désert y apporte constamment. Seuls, quelques oiseaux donnent un semblant de vie à cette terre de mort, de rares alouettes huppées, les aigles fauves planant immobiles, des éperviers et des milans noirs décrivant des orbes majestueux dans le ciel couleur de turquoise."


extrait de Promenade en Égypte, de Jean-Baptiste Samat (1865-1931), docteur en droit, journaliste, historien local, illustrateur, directeur du périodique "Le Petit Marseillais", membre de l'Académie de Marseille (élu en 1919)

vendredi 21 avril 2023

"Paysage dont le seul rôle est de servir de miroir à la lumière" (Robert de Traz, à propos du désert égyptien)

 

photo d'Iman Fouad, avec son aimable autorisation

"Sakkara, dans les dunes du désert, m'avait donné l'impression de l'altitude, des lieux surélevés et nus. Même atmosphère de vacuité et d'attente. À mesure que, quittant Louqsor, je m'en vais vers les sables du sud, je la retrouve.
Tout est ouvert autour de vous. Rien ne vous limite plus, rien ne vous oblige. Sensation pure de l'espace. À peine faites-vous quelques pas que la moindre dépression de terrain vous engloutit : le monde disparaît à cause d'une faible dénivellation.
Et ce monde, il est désormais identique à lui-même. Pendant des heures et des heures, il se déroule, couleur d'écaille blonde, ou bien d'un beige rose. Mais si désolé qu'il paraisse, il n'est pas monotone. À cause de ses teintes exquises et douces qui donnent un plaisir ininterrompu : le soleil ayant dévoré tous les tons vifs, il ne reste que des nuances qui jouent délicieusement les unes avec les autres. À cause aussi de son invraisemblance. Nous sommes habitués à tirer parti de tout. Mais ce paysage féerique a quelque chose d'inutile et de prodigue. Illimité, inemployable, il existe en dehors de l'homme.
Caractère dépouillé mais sans appauvrissement. Au contraire. Un ascétisme mais qui irradie. C'est la terre réduite à l'essentiel sans ornements ni cultures, et elle présente l'aspect primordial de la nudité.
Paysage dont le seul rôle est de servir de miroir à la lumière. À travers cette pierraille infinie, soudain un caillou micacé brille, paillette allumée dans la solitude.
L'air est si transparent qu'on voit les moindres détails à une grande distance. Rien n'arrête le regard : il s'empare d'un seul coup de cet univers en cristal. Tout est évaporé, tendu, sec, brisant. Au ras de l'horizon la lumière chatoie, presque blanche, et puis elle s'élève en ondulations bleuissantes vers le haut du ciel qui est turquoise. Jour incandescent, privé d'ombres, flamme sans fumée. Du soleil à la terre un arc voltaïque a jailli. Pour un peu on l'entendrait crépiter
Vers le soir, cette haute tension fléchit. Par degrés, l'azur relâche son étreinte, remonte très haut au-dessus du monde exténué. Un faible souffle vient à nous, comme l'haleine expirante de qui demande grâce. Poudre d'or du couchant, gloire immobile."

extrait de Le dépaysement oriental, de Robert de Traz (1884-1951), romancier et essayiste suisse

mercredi 19 avril 2023

La "formidable majesté" de la salle hypostyle de Karnak, selon Henri Richardot (XXe s.)

source : Wikipedia

"À l'extrémité de ce couloir, c'est la salle hypostyle.
Je ne sais si, comme le dit Chevrillon dans son volume Terres mortes, il n'y a rien, il n'y a jamais rien eu de comparable à cela ; ce qui est certain, c'est que de ma vie, sauf peut-être le Colisée, je n'ai trouvé quelque chose m'impressionnant autant, non tout de suite peut-être, mais quand, après quelques minutes, j'ai senti, j'ai compris la formidable majesté de cette salle incomparable.
Combien plus formidable encore devait-elle être dans la pénombre religieuse, quand seulement par les hautes fenêtres de la grande nef pénétrait la lumière sous le pesant plafond bleu! (...)
Je suis resté plus d'une heure dans la salle hypostyle ; il faut du temps pour la comprendre, de même que ce n'est qu'après une longue contemplation qu'on saisit bien les beautés de la Joconde ou de la Madone du grand duc, mais alors, comme cette immensité vous prend tout entier, vous environne, vous écrase !
Partout la ligne droite, inflexible, dure ! Quand les blocs démesurés des plafonds pesaient sur ces lourdes colonnes, ils pesaient aussi sur l'âme des fidèles, et aujourd'hui, nous-mêmes, nous parlons bas, comme dans la nef d'une cathédrale, comme si là-bas, au fond, pendait encore l'immense draperie frangée d'or qui cachait le tabernacle d'Ammon-Ra, roi des dieux.
Cette grandeur annihile les pauvres pygmées que nous sommes, mais pour éprouver cette sensation, cet écrasement, il faut la solitude, le silence. Comment sentir la musique au milieu des rires et des cris ? Comment être ému de la majesté d'un temple au milieu des plaisanteries d'une compagnie joyeuse ?
L'heure passée là avec M. E. silencieux comme moi, ému comme moi de l'étreinte des choses sublimes, restera parmi les plus précieuses de mes souvenirs."

extrait de Cinq Semaines en Égypte. Notes de voyage, 1903, par H. R. (vraisemblablement Henri Richardot, 1845-1927, poète et homme de droit français)



lundi 10 avril 2023

"Les paysages du Nil sont empreints d'un charme auquel on n'échappe pas" (Eugène Poitou, XIXe s.)

photo de Marie Grillot

"Les paysages du Nil, un peu monotones au premier aspect, sont cependant empreints d'un charme auquel on n'échappe pas. Ils ont, dans la grandeur des horizons, dans l'austère beauté des lignes, quelque chose qui saisit et émeut, comme la campagne de Rome. Souvent, c'est la même désolation et la même mélancolie ; c'est le même contraste de la solitude présente avec le mouvement et la vie d'autrefois. Ce grand fleuve dont la source est encore un mystère et qui ne ressemble en rien aux fleuves de notre Europe, ce ciel d'une inaltérable pureté, cette nature sévère, tout concourt à la majesté du tableau. Chaque détail ajoute à l'effet de l'ensemble. (...)
Le Nil, comme contenu par des digues gigantesques, coule entre deux chaînes de montagnes qui s'étendent parallèlement du sud au nord. Ces montagnes de roches calcaires, nues, brûlées, dépouillées de toute espèce de végétation, sont cependant harmonieuses de forme et de couleur. Les dattiers et les mimosas sont à peu près les seuls arbres qui croissent dans la vallée.
Partout où l'on voit de loin s'élever leurs massifs d'un vert sombre, on est sûr que quelque petit village se cache et se blottit en quelque sorte sous leur ombrage. Le palmier est un bel arbre, d'un port élégant et majestueux ; mais, quoique la variété de ses attitudes et de ses groupes le rende moins uniforme à l'œil qu'on ne le suppose ordinairement, sa beauté cependant a quelque chose d'un peu triste et qui s'harmonise à merveille avec le désert dont il est le seul ornement.
C'est surtout le soir, au coucher du soleil que ces paysages du Nil nous apparaissaient dans toute leur splendeur. Nous dînions de bonne heure pour ne rien perdre de ces magnifiques spectacles, que, pendant un mois, nous ne nous sommes jamais lassés d'admirer. Lorsque le soleil avait disparu derrière l'horizon, le ciel s'embrasait tout à coup et prenait des teintes d'or vif qui illuminaient tout le paysage et se reflétaient sur les grandes nappes d'eau du Nil : peu à peu cette teinte devenait plus ardente, plus empourprée, puis, passant par tous les tons de l'orangé, finissait par se perdre dans des nuances d'or pâle. Bientôt d'innombrables étoiles s'allumaient au ciel, et une nuit brillante, une nuit des tropiques semblait continuer le crépuscule. Les matelots psalmodiaient leur chant monotone ; l'eau murmurait autour de la barque, qui filait silencieuse, pareille à un grand oiseau de nuit ; et nous restions plongés dans une muette contemplation jusqu'à l'heure où la fraîcheur du soir nous avertissait de nous arracher à ce dangereux plaisir."

extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), magistrat, conseiller à la Cour impériale d'Angers, critique littéraire

"On n'oublie jamais ce vaste ciel d'Égypte, où chaque soir l'astre disparaissait dans des triomphes de pourpre et d'or" (Gaston Migeon, XXe s.)


photo de Marie Grillot


"Aux bords du Nil les oppositions de mouvement et de vie, et de solitude absolue sont continuelles. On quitte un village, entouré d'une verte oasis de dattiers, et de champs cultivés de maïs, de canne à sucre, et de coton. Puis brusquement la végétation cesse ; le sable affleure la rive, les berges sont désertes, une des deux chaînes de montagnes a forcé le fleuve à décrire une grande courbe au pied de ses falaises ; puis peu à peu il s'en éloigne, elles se perdent dans le lointain. Le pays alors devient plat, aucun détail ne s'y accuse, et bien loin devant les yeux l'énorme coulée du fleuve monstrueux confond son horizon avec celui du ciel. Il semble sortir du vide, s'écouler des profondeurs du ciel. Seule parfois une voile blanche très lointaine vient briser cette illusion, détail précis et net sur ce fond plein de mystère.
Ailleurs la végétation est magnifique ; les palmiers forment des bois touffus abritant de leur ombre des champs ensemencés ; un arbre d'une essence particulière apparaît, dont le tronc se bifurque en deux branches à peu de distance du sol, et dont les feuilles se déployant en éventails, forment de véritables glaives. C'est le palmier-doum. On commence à le rencontrer en amont de Siout et il est bien particulier à l'Égypte.
Tout le long des rives se fait entendre le grincement continu des chadoufs ; c'est comme l'éternelle plainte du fellah dont la vie est vouée à arroser cette terre sur laquelle ne tombe jamais la pluie du ciel. Il est l'esclave du fleuve. Par couples de deux, on les voit debout dans l'étroite brèche dont la rive est creusée, à un mètre au-dessus de son niveau. D'un effort régulier et mécanique ils abaissent vers l'eau un sac de cuir suspendu à une longue poutrelle perpendiculaire à une autre sur laquelle elle bascule. Le sac touche le fleuve, s'y remplit d'eau ; un contrepoids formé d'une lourde pierre, le fait remonter, l'attirant à hauteur de la berge, où il se déverse dans un petit canal qui porte cette eau à la plaine. (...)
Les heures passent, dans l'alternance des longues rêveries bercées par les battements réguliers des roues, auxquelles succèdent les débarquements pour la visite de quelque temple ou hypogée voisins. La pensée s'endort peu à peu sous ce ciel tranquille et pur, dans cette atmosphère légère et transparente. Sans qu'on s'en rende compte, elle vous pénètre d'un bien-être physique, où les nerfs se détendent peu à peu. Respirer cet air, jouir de cette lumière, il semble bientôt qu'il n'est rien de meilleur dans la vie. Et quand on est revenu à des climats moins cléments, on n'oublie jamais ce vaste ciel d'Égypte, qui semble plus haut, plus vaste que les cieux d'Europe, où chaque matin se préparaient lentement des levers de soleil délicats et nuancés, où chaque soir l'astre disparaissait dans des triomphes de pourpre et d'or."





extrait de Le Caire, le Nil et Memphis, par Gaston Migeon (1861-1930), conservateur au département des objets d'art du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes au musée du Louvre

Adieux au Caire, par Joseph Joûbert, XIXe s.

Max Schmidt - Kairo (1844)

"Adieu le Caire, "bouton de diamant qui ferme l'éventail du Delta", perle d'Orient, héritière de Memphis, Masr-el-Kahirah, la Victorieuse, toi qui évoques les fantastiques fictions des Mille et une Nuits et décris ton immense cirque au pied du stérile Mokattam !
Adieu le Caire avec la funèbre ceinture de tes vastes nécropoles, de Kaït-Bey, de l'Imam-Chafey que dominent ces merveilles d'architecture légère, les Tombeaux des Califes, avec tes opulentes villas qu'ombragent les palmiers de leurs gracieux éventails et où de belles captives du harem, sous l'œil méfiant de l'eunuque noir, tissent des jours nonchalants d'uniforme ennui, avec ton labyrinthe de ruelles sombres et sinueuses où bourdonne la ruche humaine, tes quartiers délabrés, jonchés de décombres, comme criblés par la mitraille et qu'on dirait se relevant à peine des horreurs du siège et de l'assaut.
Adieu le Caire, aujourd'hui dépouillé de tes magnifiques avenues d'acacias et de sycomores, tombés sous la hache impitoyable, mais fier encore de ton ravissant jardin de l'Ezbékièh où des bosquets touffus donnent une ombre délicieuse au touriste brûlé par les ardeurs de ton ciel immaculé.
Saluons au départ, Babylone égyptienne, tes luxueux palais aux voûtes de mosaïques, d'où pendent les stalactites en alvéoles, et aux ogives dentelées qu'enlace la fuyante arabesque, tes bruyants bazars tout chatoyants du Mousky et du Khan-Kalil, où brillent l'or et la nacre sur la soie et le velours et qui étalent tes mille produits de l'Orient, depuis l'ivoire et les plumes d'autruche du Soudan jusqu'au café et aux arômes du Yémen.
Adieu, pieuse cité de l'Islam, où des milliers d'étudiants commentent les versets du Coran dans ta vieille et célèbre université d'El-Azhar, où les muezzins en prière, tournés vers la Mecque, se prosternent sur les tapis de tes mosquées bulbeuses d'Amrou, de Touloun, du sultan Hassan, poèmes de pierre, et dans tes quatre cents autres temples, dont les élégants minarets, légers comme les campaniles italiens de la Renaissance, dressent dans l'azur leurs pointes hardies.
Construite par les guerriers du Prophète, tu as prospéré sous l'intelligente et artistique royauté des califes. (...)
Tu comptes déjà neuf siècles, cité des Fatimides, des Ayoubides, des Mamelouks, mais tu es née d'hier, si l'on songe aux Pyramides qui ont versé sur ton berceau leur ombre séculaire, au Sphinx dont le doux regard veille de loin sur l'enfant qui a grandi sous son égide, si l'on te compare à Memphis, à Thébes où florissait une merveilleuse civilisation plusieurs milliers d'années avant que Gewehr, général du sultan El-Moêzz, eût tracé avec son cimeterre vainqueur les limites de ton enceinte.
Adieu le Caire, pendant deux jours encore de notre dahabièh nous apercevrons les blanches murailles et les coupoles bleuâtres de ta citadelle qui domine toute la plaine et le désert, ce "château de la Montagne", témoin de tant de drames sanglants ; nous apercevrons ta superbe mosquée de Méhémet- Ali, flanquée de ses deux minarets élancés comme des flèches et qui rappelle le souvenir de son illustre fondateur, l'aventurier de génie dont la main, à la fois souple et rugueuse, a façonné l'Égypte moderne."


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925 ?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

samedi 8 avril 2023

"Un merveilleux spectacle dépassant toute imagination" (Joseph Joûbert, XIXe s., à propos de la salle hypostyle, Karnak)

photo MC

"La merveille de Karnak, c'est la Salle hypostyle. (...)
Ne se croirait-on pas transporté par quelque fée dans une forêt enchantée, quand on traverse cette salle incomparable où les fûts de certains piliers ont un diamètre égal à celui de la colonne Vendôme ? Couronnées de leurs invraisemblables chapiteaux de soixante-cinq pieds de circonférence dont la plate-forme porterait facilement cent hommes debout et qui répandent alentour l'ombrage comme les rameaux touffus de chênes séculaires, enguirlandées du haut en bas d'admirables hiéroglyphes et sculptures tantôt en creux tantôt en relief, ces colonnes, ou plutôt ces tours, se dressent là fières et superbes dominant les ruines qui les environnent. Impérissable architecture contre laquelle est venue se briser la rage destructrice des conquérants et que n'a pu entamer la patiente lime des siècles ! 
J'erre parmi ces chefs-d'œuvre cyclopéens qu'on dirait érigés non par des hommes mais par des Titans, confondu, émerveillé, osant à peine en croire mes yeux, et comme opprimé par ces colosses de pierre à côté desquels on se trouve si frêle et si menu. On se demande si l'on n'est pas le jouet d'un songe, si vraiment des êtres humains ont pu élever de pareilles constructions ou si la nature par quelque prodige n'a pas plutôt fait jaillir de son sein cette futaie de granit.
Je m'arrête au centre de la Salle hypostyle et je jouis d'un merveilleux spectacle dépassant toute imagination. Je ne vois que des colonnes et encore des colonnes qui, se profilant dans l'éloignement, semblent se toucher et former de chaque côté comme une énorme muraille de cent pieds de haut ; devant moi la baie des pylônes laisse apercevoir la ligne blanchâtre des monts libyques coupant l'azur céleste et, si je me détourne, mes yeux ne distinguent à l'extrémité de la salle que des collines de granit, que les voûtes dallées des temples au-dessus desquelles brille, sous les feux du soleil entre deux obélisques, l'architrave radieuse d'un arc de triomphe magistral. C'est un décor féerique!
Que l'on se figure ce que devait être Karnak, lorsque ces édifices aujourd'hui en ruines, écroulés pour la plupart, étaient encore debout dans toute leur intégrité, dans toute leur splendeur ! Que l'esprit se représente ces enfilades de dromos avec leurs troupeaux parallèles de sphinx et de béliers à la croupe puissante, à la tête noble et grave, ces portes monumentales surmontées de corniches aux couleurs éclatantes, ces pylônes aux angles démesurés, plus formidables que des bastions modernes, et précédés de mâts peints, pavoisés, élancés comme des flèches de cathédrales, ces arcs de triomphes superbes, ces obélisques hardis, aux pyramidions étincelants d'or, aiguilles de granit qui semblent porter dans les nues la gloire des Pharaons, cette forêt stupéfiante de colonnes gigantesques, un peuple de statues d'or ou d'ivoire, de cariatides en grès ou en basalte répandues à profusion, enfin une cité prestigieuse de temples et de naos magnifiques, tout bariolés d'hiéroglyphes, de cartouches et de sculptures admirables, œuvre successive des plus illustres dynasties, formant l'ensemble de monuments le plus splendide et le plus grandiose qui ait jamais existé !"


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925 ?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

vendredi 7 avril 2023

"Il est difficile de rendre la variété des sentiments qui vous saisissent à la vue du Sphinx" (Joseph Joûbert, XIXe s.)

photo de John Beasley Greene, 1853

"Qu'était donc le sphinx des anciens Égyptiens, ce chimérique accouplement de la force et de la grâce ? Ne doit-on y voir que le prodigieux caprice d'un pharaon ? Faut-il y associer l'idée de mystère, d'énigme comme le sphinx, ou plutôt la sphinx grecque, en était le symbole ? Nous avons dit que le colosse de Gizeh est le portrait du dieu Harmachis ; mais que représentait le sphinx égyptien en général ?
Dans l'écriture hiéroglyphique, ce signe veut dire seigneur, roi ; le sphinx du Nil n'est donc que l'emblème de la royauté divine, c'est-à-dire de l'Égypte même personnifiée dans la souveraine et théocratique majesté de ses pharaons.
Il est difficile de rendre la variété des sentiments qui vous saisissent à la vue du Sphinx ; c'est un mélange un peu confus d'étonnement, d'admiration, de respect et de pitié. On demeure confondu devant ce géant du désert, colossal comme un temple, moitié statue, moitié montagne ; on admire cette image vénérable qui respire le calme, une puissante sérénité, même une suprême douceur, et dont l'exécution si parfaite révèle encore la finesse du ciseau de l'artiste. 
"Cette grande figure mutilée, a dit Ampère, qui se dresse enfouie à demi dans le sable, est d'un effet prodigieux ; c'est comme une apparition éternelle. Le fantôme de pierre parait attentif ; on dirait qu'il écoute et qu'il regarde. Sa grande oreille semble recueillir les bruits du passé ; ses yeux tournés vers l'Orient semblent épier l'avenir ; le regard a une profondeur et une fixité qui fascinent le spectateur !"
C'est du respect que l'on éprouve aussi pour ce prodige des siècles, témoin de tant de guerres, de conquêtes, de dominations, dont l'antiquité plonge dans les abîmes insondables de l'histoire, qui a vu construire les Pyramides, naître, prospérer et périr Memphis, défiler trente-trois dynasties sous ses yeux impassibles, qui a vu les Hyksos dévastateurs respecter sa majesté, les Arabes fonder le Caire sur les rives voisines du Nil, les Mamelouks s'y disputer un trône souillé de sang, Bonaparte mettre en fuite leur redoutable cavalerie, l'Égypte sous l'illustre Méhémet-Alt renaître à la gloire et presque à l'indépendance, pour retomber bientôt sous le joug étranger imposé, cette fois, par un peuple du Nord.
Enfin, on se sent pris de pitié jusqu'au fond du cœur, en regardant cette noble figure au nez lacéré, au crâne brisé, indignement mutilée, couturée de cicatrices, victime résignée d'attentats sacrilèges et de criminelles profanations!
Quel spectacle saisissant ce devait être pour le voyageur, lorsque le Sphinx se présentait à sa vue intact, la tête surmontée de la mitre royale, le visage rayonnant de beauté et de noblesse, le menton orné d'une longue barbe comme la triple statue de Rhamsès II à Abou-Simbel, quand pour y accéder il fallait gravir un escalier monumental de quarante-trois marches conduisant à un dromos renfermé entre les pattes du colosse et que sous son cœur se dressait un autel !"


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925 ?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

mercredi 5 avril 2023

"Le surnom de "Veilleur du Désert" convient mieux au grand Sphinx de Gizeh" (Charles Lallemand, XIXe s.)

photo MC


"Les Arabes ne voient en lui qu'une image placée sur le bord de ce désert redouté, d'où vient le Khamsin soufflant la soif et la mort, ensevelissant des caravanes entières sous les tourbillons de ses sables brûlants… Et ils l'ont appelé Abou'-l-hôl, le père de l'épouvante.
Le surnom de "Veilleur du Désert" convient mieux au grand Sphinx de Gizeh, qui montre sa grosse tête balafrée au-dessus des amoncellements des sables qui l'environnent, non loin de la pyramide de Chephren.
Symbole de la toute puissance physique par son corps de lion, symbole de la plus haute force intellectuelle par sa tête humaine ornée de la coiffure royale, le grand Sphinx regardait fixement le soleil levant.
C'est bien "regardait" qu'il faut dire : car ses pauvres yeux, crevés par des artilleurs mamelouks auxquels sa tête servait de cible, ne regardent plus ! De cet acte de vandalisme qui remonte à un siècle, proviennent les déchirures que l'on voit sur cette colossale face de pierre, haute de neuf mètres, que les boulets de ces imbéciles n'ont pu décoller.
Ceux qui ont vu jadis la tête magnifique de ce dieu bienveillant, se sont accordé à écrire que sa bouche exprimait l'ineffable bonté et que son regard était d'une grande douceur.
Les Pharaons passaient pour être, sur terre, l'incarnation du dieu solaire ; et ils avaient choisi les sphinx, emblèmes de la force dirigée par l'intelligence, pour représenter allégoriquement la nature divine de leur être.
Image d'un dieu puissant, le grand sphinx était appelé Harmakhis par les Grecs - ce qui était une corruption du nom égyptien Hor-em-khou, qui signifie "Horus dans le soleil, ou sur l'horizon", le Sphinx faisant face, en effet, au Soleil levant, lumière qui triomphe de l'obscurité, âme qui triomphe de la mort, fertilité qui triomphe de la stérilité.
Harmakhis, au milieu des tombes, est la résurrection pour les morts ! Harmakhis, sur la lisière des terres fertiles et des sables inféconds, arrête la stérilité et protège les champs cultivés contre les envahissements du désert.
Je l'aime ainsi, le Colosse assis dans les sables mouvants, souriant aux plaines superbes que le Nil féconde et qui s'étalent à ses pieds. Je l'aime, ce colosse haut de vingt mètres, long de près de soixante, taillé tout d'une pièce dans le roc vif, tranquille, indestructible, tournant le dos au désert dont les tourmentes couvrent sans cesse d'un linceul de sable l'immense ville des morts... pour la conserver, saisissante antithèse !
Du temps de Chéops, un rocher s'élevait sur la terrasse de la nécropole de Gizéh. Le pharaon décida que la grande pierre "deviendrait dieu". Chephren, le constructeur de la seconde pyramide, acheva l'œuvre de son prédécesseur et la statue cyclopéenne s'orienta vers le Nil.
Dès l'an 1500 avant J.-C., il fallut dégager le Sphinx des sables qui le recouvraient. Plus tard, Thoutmès IV, qui chassait souvent la gazelle dans ces parages, ne manquait jamais de rendre hommage à Harmakhis, lorsque le train de ses lévriers l'amenait près des pyramides. Un jour, il s'endormit à l'ombre du grand Sphinx et, dans un rêve, il entendit le divin colosse qui lui parlait de sa propre bouche, "comme si un père eût parlé à son enfant". Il lui ordonna de déblayer les sables qui recouvraient son image, déjà presqu'ensevelie. Thoutmès obéit ; et, pour fixer le souvenir de ce rêve, ainsi que celui du déblaiement qui s'ensuivit, le pharaon fit graver une grande stèle commémorative en granit, qui existe encore aujourd'hui et que chacun peut consulter... s'il comprend quelque chose aux hiéroglyphes."


extrait de Le Caire, de Charles Lallemand (1826-1904), écrivain, peintre dessinateur et illustrateur