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mardi 14 janvier 2020

Dans l'Égypte ancienne, le peintre n'était "à proprement parler, qu'un artisan" (Georges Perrot, Charles Chipiez)

tombe de Horemheb (KV 57) - photo de Jean-Pierre Dalbéra (Wikipédia - Creative Commons)

"La plupart des observations que nous avons faites à propos de la sculpture s'appliqueraient également à la peinture. C'est en modelant la statue et en ciselant le bas-relief que l'artiste a pris les partis et adopté les conventions qui donnent au style égyptien son caractère à part et son originalité. Quand, au lieu de faire saillir l'image sur le nu du mur, il se contente de la dessiner à plat et d'en remplir le contour à l'aide de la couleur, cette légère différence de procédé ne change rien au mode de représentation dont il a fait choix, à sa manière de comprendre et de traduire la forme vivante. Ce sont les mêmes qualités et les mêmes défauts ; c'est la même pureté de lignes et la même noblesse d'allure, c'est le même dessin à la fois juste et sommaire, avec la même ignorance de la perspective et le même retour constant d'attitudes et de mouvements consacrés par la tradition. La peinture, à vrai dire, n'est jamais devenue en Égypte un art indépendant et autonome. Employée d'ordinaire à compléter l'effet du modelé, dans la statue et dans le bas-relief, elle ne s'est jamais affranchie de cette subordination ; elle n'a jamais cherché les moyens de rendre, à l'aide de ressources qui lui fussent propres, ce que la sculpture ne saurait exprimer, la profondeur de l'espace, le recul et la diversité des plans, la variété des teintes que la passion répand sur le visage de l'homme et, par suite, les différents états par lesquels passe son âme suivant la nature et l'intensité des sentiments qui la pénètrent et qui la remuent. Ce n'est même que par une sorte d'abus des termes que nous parlons ici de la peinture égyptienne.
Il n'y a pas de peuple qui ait étendu, sur la pierre ou le bois, plus de couleurs que ne l'a fait le peuple égyptien ; il n'y en a pas qui ait eu un plus juste instinct de l'harmonie des couleurs ; mais jamais il n'a su, par des dégradations de ton, par des touches juxtaposées ou superposées, rendre l'aspect que nous offrent, dans la réalité, les surfaces sur lesquelles se porte notre regard, aspect que modifient sans cesse le plus ou moins d'épaisseur de l'ombre, l'état de l'atmosphère et la distance. Ce que nous appelons clair-obscur et perspective aérienne, ils n'en ont pas le moindre soupçon.
Leur peinture repose tout entière sur une convention, aussi hardie et aussi franche que les conventions d'où partent la statuaire et le bas-relief. Dans la nature, il n'y a que des nuances ; ici, tout au contraire, le peintre attribue à toute surface une valeur uniforme et tranchée ; à tout le nu d'un corps il donnera la même couleur, qui sera plus ou moins claire suivant qu'il s'agira d'une femme ou d'un homme. Toute une draperie sera d'un même ton, sans que l'artiste s'inquiète de savoir si, dans telle ou telle position, la teinte de l'étoffe ne sera pas, tantôt assombrie par l'ombre portée, tantôt, au contraire, avivée et comme égayée par le rayon qui la frappe. Certaines planches de Lepsius et surtout de Prisse pourraient faire croire que quelques artistes, plus habiles que les autres, ont su marquer, avec le pinceau, dans les plus soignées de leurs figures, les valeurs différentes de la couleur dans l'ombre et de la couleur dans la lumière ; on s'imagine voir, tout le long du contour, comme une intention et un commencement de clair-obscur. C'est une erreur contre laquelle nous mettent déjà en garde les auteurs de la Description ; il faut porter au compte du sculpteur l'effet dont nous étions tentés de faire honneur au peintre. Ces images, ce sont des bas-reliefs peints ; pour peu que l'éclairage soit latéral, les parties arrondies, qui rattachent le champ de la figure à celui du fond, baignent partout, sur les bords, dans une ombre légère qui donne l'illusion d'une demi-teinte. Dès que le tableau n'est point en saillie, vous n'y trouvez rien de pareil, et c'est pourtant là que ces nuances auraient été le plus utiles pour modeler le visage et les membres.
Poser ainsi les uns auprès des autres, sans transitions qui les relient, des tons entiers et plats, c'est faire de l'enluminure, ce n'est pas peindre, dans le vrai sens du mot ; aussi le peintre n'était-il, à proprement parler, qu'un artisan. L'artiste, c'était le dessinateur, c'était celui qui, pour les peintures comme pour les bas-reliefs, traçait au crayon rouge, sur la paroi, les contours des personnages et des ornements ; on ne saurait trop admirer, pour la hardiesse et la liberté du trait, certaines de ces esquisses, où, par suite de l'inachèvement des travaux, la couleur n'est jamais venue recouvrir et cacher les lignes de l'ébauche (...). Lorsque aucun accident n'empêchait de compléter le décor, le peintre, s'il mérite ce nom, arrivait, avec sa palette et ses pinceaux, pour remplir le contour. Sa tâche était des plus aisées ; il n'avait qu'une précaution à prendre, celle de bien étendre sa couleur et de ne pas dépasser le trait qui circonscrivait la figure. Les tons des carnations et des draperies étaient fixés d'avance, ainsi que ceux des différents objets qui revenaient plus ou moins souvent dans ces tableaux."


extrait de Histoire de l’art dans l’antiquité - tome premier - Égypte, 1882, par Georges Perrot (1832 - 1914), professeur à la Faculté des Lettres de Paris, membre de l’Institut, et Charles Chipiez (1835 - 1914), architecte, inspecteur de l’enseignement de dessin

Les origines de la statuaire, dans l'Égypte ancienne, selon Georges Perrot et Charles Chipiez

statues de Nesa et Sépa - début de la IIIème dynastie (2686-2613)
Musée du Louvre

"En Égypte, la statuaire, c'est-à-dire la sculpture employée à la représentation de la forme vivante, n'est pas moins ancienne que l'architecture. Nous ne voulons pas dire qu'elle remonte jusqu'à l'époque où les premiers ancêtres des Égyptiens ont bâti sur les bords du Nil leurs cabanes de branchages et de terre foulée ; mais aussitôt que ce peuple fut sorti de la barbarie primitive, aussitôt que les constructions ne furent plus de simples abris et que l'on commença d'y porter le goût de l'effet et la recherche d'une certaine beauté, la figure de l'homme et celle de l'animal prirent une place considérable dans la décoration de l'édifice. Les plus anciens mastaba que l'on ait retrouvés ont déjà leurs parois couvertes de bas-reliefs, et, dans leurs puits, on a recueilli des statues.
La présence de ces statues et leur perfection relative prouvent qu'en Égypte l'art de la statuaire n'a pas marché d'un pas plus lent que celui de l'architecture. Des deux arts, c'est même la sculpture qui a pris l'avance. Étant donné le genre d'expression et de beauté que recherche le sculpteur égyptien, dès le temps des pyramides, il a produit des chefs-d'œuvre ; or il n'en est pas de même de l'architecte. Si le constructeur se montre déjà d'une rare habileté clans l'art de tailler et d'assembler la pierre, l'ordonnance des édifices est encore des plus simples, on pourrait même dire des plus élémentaires. Ce sera seulement bien des siècles plus tard que l'on verra s'élever ces temples somptueux dont les amples portiques et les hautes salles hypostyles seront le suprême effort de l'architecture égyptienne.
Pour expliquer cette différence et cette inégalité dans le développement, il n'est pas besoin de se demander lequel des deux arts, de l'architecture ou de la statuaire, présente le plus de difficultés. Il en est des peuples comme des individus : tel d'entre eux réussit aisément et comme en se jouant là où tel autre s'arrête embarrassé dès les premiers pas ; c'est l'effet des dispositions naturelles, des circonstances et du milieu. Ce qui, chez les Égyptiens, a dû hâter les progrès de la statuaire, ce sont ces croyances que nous avons étudiées à propos de l'architecture funéraire, c'est la manière dont ce peuple se représentait la condition des morts et la peine qu'il prenait en vue de prolonger le plus longtemps possible, dans la tombe aménagée comme une maison, cette vie posthume dont la réalité ne fut jamais pour lui l'objet d'un doute. Cette conception singulière et cette préoccupation constante, c'est ce qui rend le mieux compte et de l'adresse surprenante que les sculpteurs égyptiens acquirent si vite et des caractères originaux qui distinguent leur style le plus ancien."


extrait de Histoire de l’art dans l’antiquité - tome premier - Égypte, 1882), par Georges Perrot (1832 - 1914), professeur à la Faculté des Lettres de Paris, membre de l’Institut, et Charles Chipiez (1835 - 1914), architecte, inspecteur de l’enseignement de dessin

lundi 13 janvier 2020

L'art égyptien, "fidèle miroir de la société" (Georges Perrot, Charles Chipiez)

tombe de Nakht-Taouy - TT52 (osirisnet.net)

"Grâce (aux) monuments exécutés pour le compte des grands seigneurs et des gros bourgeois de l'Egypte, grâce au climat et à ce sable du désert qui garde au sec, comme en un chaud et moelleux écrin, tout ce qu'on lui confie, l'art égyptien paraît plus varié et plus compréhensif que tel autre art national dont nous aurons à déterminer les caractères, que l'art assyrien par exemple, qui n'a guère représenté que des scènes
de bataille et de conquête. Fidèle miroir de la société, il a fait une large part à la représentation de cette activité féconde qui avait créé 
et qui entretenait la richesse de l'Égypte ; il n'a pas oublié les jeux et les plaisirs auxquels ce peuple laborieux demandait un repos et un rafraîchissement nécessaires. Le roi y garde bien toujours la première place par l'importance des monuments religieux et funéraires qu'il érige, ainsi que par le nombre et par les dimensions des images destinées à conserver ses traits ; mais tout au moins ces effigies et les tableaux qui décorent ces édifices nous le montrent-ils dans des rôles et sous des aspects dont la variété correspond bien aux faces diverses du génie national et aux différentes manifestations de sa force et de sa vie. De plus, dans le riche ensemble de figures isolées et de groupes ou de scènes que nous a laissé l'ancienne Égypte, nous voyons aussi paraître, tantôt à côté du roi, tantôt sans lui, tous ceux qui, chacun à son rang, concourent à l'œuvre ininterrompue de la prospérité commune, depuis le bœuf de labour attaché à la charrue et le paysan qui le conduit, jusqu'au scribe accroupi, les jambes croisées, sur sa natte, depuis le pâtre qui garde son troupeau dans la prairie ou le chasseur qui pousse sa barque à travers les fourrés de papyrus, jusqu'aux intendants qui dirigent les grands travaux publics, jusqu'à ces princes du sang qui gouvernent les territoires conquis et qui couvrent, à la tête d'une armée fidèle, les frontières du royaume.
Comme l'art grec, quoique par d'autres moyens et avec un autre style, l'art égyptien a donc ce rare mérite d'être un art complet, qui voit tout et que tout intéresse. Il est sensible à la gloire militaire et il semble ne pas moins se complaire à retracer les paisibles travaux de la vie rustique. Il traduit, en toute sincérité, le sentiment monarchique dans ce qu'il a de plus enthousiaste et de plus exalté; mais, en même temps qu'il met les princes au-dessus et presque en dehors de l'humanité, il n'oublie ni ne dédaigne les humbles et les petits ; il les peint dans toute la naïveté de leurs attitudes professionnelles, chacun avec ses allures propres, avec ces plis ineffaçables et distincts que la pratique de tel ou tel métier finit par imprimer au corps et à toute la physionomie. Il a, par ce côté, quelque chose de populaire et de vraiment humain, on pourrait presque dire de démocratique, si ce mot ne paraissait étrange à propos de la monarchie la plus absolue qui fut jamais."



extrait de Histoire de l’art dans l’antiquité - tome premier - Égypte, 1882), par Georges Perrot (1832 - 1914), professeur à la Faculté des Lettres de Paris, membre de l’Institut, et Charles Chipiez (1835 - 1914), architecte, inspecteur de l’enseignement de dessin

mardi 18 septembre 2018

"Les premières impressions qui soient demeurées dans la mémoire de l'humanité, c'est l'Égypte qui les a conservées" (Georges Perrot, Charles Chipiez)

photo de Hossam Abbas, avec son aimable autorisation
 "L’Égypte est l'aïeule des nations policées, l'aînée de la civilisation. Dès que l'on entreprend de grouper et de présenter, dans l'ordre même de leur développement historique, les grands peuples de l'antiquité, dès que l'on cherche à déterminer la part qui revient à chacun d'eux dans l'œuvre commune de travail et de progrès qui s'est continuée, par leurs efforts concertés et successifs, jusqu'à l'avènement du christianisme et jusqu'à la formation du monde moderne, on se sent comme contraint de commencer par l'Égypte.
Pour étudier le passé de l'homme, on peut se placer à bien des points de vue. Tel historien cherchera surtout à déterminer le sens et la valeur des conceptions religieuses qui, pendant cette période, se sont succédé dans les âmes ; tel autre s'intéressera de préférence aux lettres, aux arts, aux sciences, à toutes ces inventions de méthodes et de procédés qui, s'ajoutant les unes aux autres, ont, avec le temps, rendu l'homme moins esclave des fatalités naturelles et plus maître de sa destinée. Celui-ci s'attachera à décrire les mœurs, les institutions politiques et. sociales ; celui-là s'occupera d'énumérer et d'expliquer les changements amenés par les révolutions intérieures, les guerres et les conquêtes ; il établira, comme disait Bossuet, “la suite des empires”. Ceux enfin qui auront les plus hautes ambitions chercheront à réunir, dans un tableau d'ensemble, tous ces traits épars, afin de montrer sous tous ses aspects l'activité créatrice de l'espèce et le mouvement de son génie toujours en quête du mieux. De toute manière, que l'on divise ainsi la tâche ou que l'on veuille embrasser, d'un seul coup d'œil, le jeu multiple de toutes ces forces qui semblent lutter entre elles et qui cependant conspirent toutes à une même fin, c'est toujours à l'Égypte que l'on se trouve ramené comme au point de départ nécessaire. Les premières impressions qui soient demeurées dans la mémoire de l'humanité, c'est l'Égypte qui les a conservées ; c'est là que se rencontrent les plus anciens monuments dans lesquels la pensée se soit fixée et transmise par l'écriture ou bien traduite par une forme expressive, qui a déjà sa noblesse et sa beauté.
C'est donc en Égypte que l'historien de l'art antique rencontre les premiers monuments sur lesquels puissent porter ses recherches."
 

extrait de Histoire de l’art dans l’antiquité - tome premier - Égypte, 1882), par Georges Perrot (1832 - 1914), professeur à la Faculté des Lettres de Paris, membre de l’Institut, et Charles Chipiez (1835 - 1914), architecte, inspecteur de l’enseignement de dessin