vendredi 18 août 2023

"La calligraphie en terre d'Islam, plus qu'un art, est un rite" (Enrique Gómez Carrillo)

Illustration extraite de BnF - les essentiels

"Un des motifs les plus variés et les plus fréquents de l'art arabe est l'écriture. Sur les vastes murs des mosquées comme dans les filigranes des bijoux ; dans les grillages des moucharabiés, ainsi que dans l'émail des carreaux de faïence, à la surface des mosaïques autant que sur les poignées des yatagans, en tous lieux où le pinceau ou le burin peuvent laisser leurs traces, les admirables lettres coufiques entrelacent les gracieux réseaux de leurs lignes. La calligraphie en terre d'Islam, plus qu'un art, est un rite. "Dans les caractères écrits, disent les Musulmans, se matérialise le verbe d'Allah." Quand une pensée est belle, quand une sentence est sainte, quand un vers est harmonieux, il faut les conserver par des traits dignes d'être contemplés avec plaisir. Copier rapidement et sans soin un verset du Coran serait commettre un sacrilège. Mais c'est un sacrilège dans lequel aucun Oriental ne tombe. (...)
L'art des 'scribes' qui, dans les anciennes civilisations, fut sacré, conserve toujours dans l'Islam son prestige mystique. Tracer avec des scrupules de ciseleur les suprêmes surates prophétiques, unir au moyen de subtiles arabesques les signes saints du nom de Dieu, mettre sur les douceurs d'un fond d'or les lignes bleues et vertes des oraisons rituelles, voilà une volupté qui ne peut se comparer qu'à celle des longues extases du colloque divin. Maintenant même, malgré l'imprimerie, il y a en Orient des milliers d'existences qui se consument dans la copie lente et minutieuse du Coran. Inclinés sur leurs parchemins, les calligraphes paraissent s'absorber dans un travail qui ne se terminera jamais. Presque tous ont de longues barbes blanches et des mains amaigries et exsangues. La plume de roseau entre leurs doigts avance avec une lenteur incroyable. Le tumulte de la vie n'arrive pas jusqu'aux lieux qu'ils occupent. Devant leurs portes le temps arrête ses ailes. Le geste qu'ils exécutent est la continuation d'un mouvement qui commença il y a plus de mille ans et qui, peu à peu, a enveloppé l'art arabe dans un filet brillant et subtil qui embrasse toutes les manifestations esthétiques de la race."


extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié

mercredi 16 août 2023

"Le côté pittoresque m'a séduit plus que le côté architectural" (Louis Malosse, à propos de ses impressions d'Égypte)

photo de Marie Grillot


"L'œuvre humaine de la vieille Égypte est géniale. Ce qu'il en reste, ce qui demeure debout malgré les années, est encore assez beau pour stupéfier la civilisation européenne, pour la faire douter de sa puissance créatrice.
Les pyramides et les temples, laissés par les pharaons, témoignent de leur prodigieuse imagination, de leur prodigieux goût pour l'édifice grandiose. Leurs procédés de construction sont des problèmes, des inconnus pour les architectes modernes. Ils avaient poussé à un degré extrême le sentiment du beau et du grand.
Les archéologues d'aujourd'hui peuvent donc être fiers de leur œuvre de reconstitution d'une époque légendaire, de cette résurrection des merveilles pharaoniques. Mais l'œuvre incessante de la nature lui est supérieure. Pendant ce voyage de trois semaines au milieu des monuments les plus fameux de l'Égypte, je n'ai pas eu un seul instant de doute sur la prépondérance certaine que la nature avait sur l'homme. Ce que l'homme a fait, a pourtant été célébré au détriment de ce qui existe par la volonté de la divinité. Les masses de pierre sont belles par elles-mêmes ; elles le sont davantage par les sites dans lesquels des artistes épris du beau les ont placées.
J'étais parti avec la conviction d'être ébloui par les temples, je suis revenu gardant dans ma mémoire une admiration intense pour les spectacles que j'ai vus, pour toutes les choses que la nature m'a montrées sous des couleurs inconnues. Le côté pittoresque m'a séduit plus que le côté architectural. Les colosses de pierre n'ont pas fait sur moi l'impression que m'a produite par exemple la seule vue de l'ile d'Éléphantine. Peu de tombeaux m'ont plongé dans l'étonnement comme un coucher de soleil derrière un khamsin. Au moment d'entrer dans le récit des choses vues au pays des souvenirs antiques, je ne puis m'empêcher, à cause de l'oubli dans lequel les archéologues les ont tenus, de dire mon admiration pour la variété infinie de spectacles que la nature promène devant les yeux tout le long de ce fleuve accaparé un peu trop par les amateurs de fouilles. Que de fois, après des conversations sur la haute Égypte d'où il ressortait que le temple d'Edfou était une merveille, que les colonnes de Karnak étaient sans rivales, que les recherches de Deir-El-Bahari étaient pleines d'un intérêt supérieur, je me suis plu à demander à ces ardents de la pierre ce qu'ils pensaient d'une promenade en barque, au crépuscule, vers les premières roches de la cataracte, avec l'ile d'Éléphantine gracieusement allongée entre les maisonnettes d'Assouan et la falaise de sable rougie par les dernières lueurs du jour..."

extrait de Impressions d'Égypte, par Louis Malosse (1870-1896), homme de lettres et journaliste

mardi 8 août 2023

La magie des matins et des nuits du Delta, selon Fernand Leprette (XXe s.)

ancienne carte postale (auteur non identifiable)


"Matins du Delta ! Les villages sont couchés tout contre le sol. Sur le ciel d'un gris fumeux, de rares silhouettes d'arbres se dressent, encore exilées dans la nuit. Par millions, les tiges de cotonniers s'enfoncent, indistinctes, dans les lointains. Insoucieux des pâleurs orange et rose qui avortent dans un coin de ciel translucide, le Delta est immobile, dans l'attente. Les chiens se sont tus, mais les coqs commencent à s'interroger.
Et puis, tout d'un coup, le disque solaire coupe le fil de l'horizon, monte rapidement, comme porté à bout de bras par le dieu invisible, net, énorme, rutilant. À l'appel du gong, une foule d'oiseaux voletant, froufroutant partout où il y a une branche, une tige, une feuille, emplissent l'espace d'une folle allégresse. Un vaste étincellement court à la cime des cotonniers. Les villages replient leur abaïa brune et s'ébrouent. Sur leur plate-forme, les sakiehs se doublent de leur ombre. Le sommet des arbres est gagné par la gloire matinale. Voici que les bufflesses au ventre éclairé de rose gagnent les champs. Voici que les femmes s'en vont en théorie vers le canal, portant sur la tête une jarre cernée d'or. On ne peut imaginer spectacle plus bucolique, fraîcheur plus pure, jeunesse plus radieuse. On se sent prêt à croire à quelque bonheur édénique.
Cela dure une heure.
La douceur des soirs est poignante. Quand le soleil est près de disparaître, on éprouve un sentiment de délivrance. Le visage se détend. Le regard s'appuie sans hâte sur un paysage qui, lui aussi, a l'air de reprendre souffle.
Délicieux répit, mais combien fugitif ! À peine le jour a-t-il laissé choir sa couronne qu'il est dépossédé de l'espace. Rose ou dorée, la lumière des canaux tourne au livide, les labours bruns virent au violet pour devenir noirâtres, les champs accusent leur gamme de verts, les grosses boules des sycomores se font plus sombres et plus compactes, les faisceaux de palmes, accrochés dans le ciel, ressemblent à de sévères panoplies. Et, tandis qu'une même ombre submerge la plaine, on se sent soudain abandonné, perdu très loin de tout dans un espace vide.
Mais des myriades d'étoiles viennent peupler la voûte nocturne. La grande lune égyptienne se lève. Des reflets bleuâtres baignent le sol, par places. Les troncs d'arbres prennent une pâleur minérale. Dans l'air se répand un éclairage si amorti, une transparence si doucement nacrée, que l'âme s'incline à de plus paisibles rêveries.
Il faut s'être promené longtemps sur des pistes solitaires, le long des canaux bleus comme le ciel, entre les parois mouvantes du maïs, pour connaître la magie des nuits du Delta."

extrait de Égypte terre du Nil, 1939, par Fernand Leprette (1890-1970), écrivain et intellectuel français ayant longtemps vécu en Égypte