samedi 30 novembre 2019

L'île "riante" d'Éléphantine, selon Joseph Agoub

island of Elephantine - Edwin Howland Blashfield. Brooklyn Museum

"Quelle est maintenant devant nous cette île riante dont la verdure offre un contraste consolant avec l’aridité de la contrée qui nous environne ? c'est Éléphantine. Sa fertilité lui a fait donner le surnom de Jardin du tropique. Comme le feuillage de ces mûriers, de ces napecas, de ces acacias fleuris, de ces palmiers élégants repose délicieusement notre vue qui ne s'était arrêtée jusqu'ici que sur des sables étincelants ou de sombres rochers ! Ne dirait-on pas que la Providence a jeté l'ile d'Eléphantine au milieu de cette âpre solitude, afin de tempérer en quelque sorte la sévère uniformité du désert, et de donner à l'homme disgracié qui l’habite, une idée de la fécondité de la terre et des beautés de la création ?
Traversons à la hâte sur une barque de Nubiens le bras du fleuve qui nous sépare d'Eléphantine, et allons nous y délasser un moment de la chaleur et de la fatigue ; c'est M. Jomard qui nous y invite : "On se repose aves délices, nous dit-il, à l'ombre de ces arbres toujours verts ; l'air pur et frais qu'on y respire y cause une sensation inexprimable, dont le charme ne peut être bien senti que par ceux qui ont approché du tropique. C'est la douce impression de cette température moins brûlante, c'est l'opposition des prés et des rochers, des champs et du désert, de la verdure et du sable, des jardins et du site le plus sauvage ; en un mot, le contraste de la nature et de l’art, qui donnent à ce canton une physionomie distincte, tout-à-fait différente de l'aspect trop monotone des autres points de l'Égypte. Enfin, au milieu de ces tableaux si variés et si pittoresques, le voyageur jouit encore du spectacle de plusieurs antiques monuments qui sont restés debout, faibles mais précieux vestiges de l'ancienne puissance d'Eléphantine." (...)
Les antiquités d’Eléphantine consistent en deux petits temples construits sur le même plan, et d'après les mêmes proportions. L'un d'eux, celui du nord, est à moitié détruit. L'autre est demeuré presque intact et son architecture est un modèle de pureté et d'élégance : il est composé d'une galerie de piliers carrés sur les deux faces latérales, et de colonnes sur les deux autres. 
On arrivait au parvis par un escalier, dont on ne voit plus que les cinq ou six marches supérieures. L'oeil d'un observateur accoutumé à l'étude du style égyptien ne tarde pas à remarquer dans la disposition de ce temple, plusieurs particularités, dont on ne trouve ailleurs aucun exemple : différent des autres édifices, celui-ci ne présente aucune face inclinée, et ses murs dressés verticalement ne sont pas assujettis au talus que les Égyptiens ont donné à toutes leurs constructions. C'est aussi le seul monument où le plafond de la galerie appuie immédiatement sur la corniche ; l'évasement des portes de la salle auquel donne lieu l'obliquité de l'embrasure est encore une singularité tout-à-fait étrangère à l’architecture des bords du Nil.
Outre ces deux temples, on a retrouvé à Éléphantine un escalier nilométrique dont la construction paraît remonter au temps des Ptolémées. L'examen de ce monument curieux, et qui est probablement le nilomètre dont parle Strabon, a fourni à M. Girard le sujet d'un excellent mémoire sur l'origine de la coudée des Égyptiens, et sur l'ensemble de leur système métrique."


extrait de Mélanges de littérature orientale et française, avec une notice sur l'auteur par M. de Pongerville, 1835, de Joseph 
Agoub (1795-1832), orientaliste et poète

jeudi 28 novembre 2019

"Le Delta, formé par les alluvions, fut un présent du Nil. Telle est l’opinion que le père de l’histoire trouva établie parmi les Égyptiens" (Joseph-François Michaud)

carte de l'Égypte, datée de 1805

"Les premiers jours qu’on voyage sur le Nil, on est enchanté du spectacle ; mais la physionomie du pays est toujours la même : ce sont toujours des villages bâtis de terre avec leurs palmiers et leurs minarets, des canaux avec leurs digues, de vastes campagnes couvertes de moissons, une multitude de fellahs toujours misérables. Le cours du Nil nous offre aussi un aspect qui ne varie point ; souvent, après avoir fait quelques lieues, nous croyons encore nous trouver au même endroit. On ne change pas plus d’horizon que lorsqu’on navigue en pleine mer, et qu’on n’aperçoit que le ciel et les flots. Dans deux mois, le Nil commencera à croître, puis il sortira de son lit, ses eaux couvriront les plaines ; les villages, les bourgs paraîtront comme de petites îles, et le Delta sera comme un archipel. Après cela le fleuve reprendra son cours ; on cultivera de nouveau les terres ; on leur confiera les germes de la fécondité, et la campagne se couvrira d’autres moissons. Voilà toutes les variétés du pays où nous sommes, voilà tout ce qu’on voit en Égypte depuis le temps de la création. (...)
Vous devez bien penser que nous n’oublions pas Hérodote, et que le père de l’histoire ne nous a point quittés dans nos courses ; son livre intitulé Euterpe est moins un récit historique qu’une relation de voyage. C’est au vieil Hérodote que nous faisons toutes nos questions sur les merveilles de l’ancienne Égypte ; il nous impatiente quelquefois par ses réticences, par ses scrupules ; il y a une foule de choses qu’il sait très bien, qu’il a vues de ses propres yeux, et qu’il n’ose pas nous dire ; il se fait surtout un scrupule de parler de la religion des Égyptiens, et par respect pour les dieux, il nous cache la vérité ; mais s’il y a des lacunes dans ses récits, je suis du moins plein de confiance pour ce qu’il nous rapporte, et j’aime mieux, à tout prendre, un historien qui en sait plus qu’il n’en dit, que tant d’autres qui en disent plus qu’ils n’en savent. 
J’ai interrogé le bon Hérodote sur la formation du Delta, dont nous côtoyons maintenant les rivages ; cette riche province, nous dit-il, n’était qu’un vaste marécage au temps du roi Menés ; l’Égypte n’allait pas plus loin que le lac Méris ; le Delta, formé par les alluvions, fut un présent du Nil. Telle est l’opinion que le père de l’histoire trouva établie parmi les Égyptiens ; cette opinion adoptée par les savants modernes, nous explique la construction successive de Thèbes, de Memphis, de Saïs, d’Alexandrie ; à mesure que le pays s’agrandissait vers la mer, la capitale changeait de place ; le peuple égyptien avec ses rois, ses palais et ses temples, semblait descendre le Nil pour prendre possession des provinces que le fleuve avait créées dans son cours : on ne peut donner une plus grande idée des bienfaits du Nil." 


Extrait de Lettre sur l’Égypte, in Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 3, par Joseph-François Michaud (1767-1839), historien et pamphlétaire français, auteur d’une Histoire des Croisades

lundi 25 novembre 2019

Une visite aux bazars cairotes, par Blanche Lee Childe

gravure datée de 1869, extraite de The Graphic, un journal hebdomadaire illustré britannique

"Nous rentrons dans les bazars, à travers les rues les plus pittoresques. C'est ici que je commence à comprendre le Caire, et cette impression première sera ineffaçable.
Chaque coin de rue est un tableau qui laisse bien loin ceux que j'admirais tant à Alexandrie. Les maisons sont hautes, et souvent les étages supérieurs, projetés en avant, se touchent presque au-dessus de nos têtes. Ce grand quartier marchand, - fourmillant d'allées étroites, de couloirs sombres, - est traversé par le Mousky, où nous passions tantôt, puis transversalement par une large rue tortueuse qui serpente d'une porte de la ville à l'autre. Dans cette rue se succèdent des boutiques, d'admirables mosquées, de vieux palais en ruines, des fontaines, des échoppes, puis un minaret et de longs murs qui tombent.
Aujourd'hui nous parcourons rapidement les différents bazars. Ici, ce sont les étalages de cuivre, casseroles, cafetières, reluisant au soleil, rouges, jaunes, éclatantes, constamment fourbies par de majestueux vieillards aux robes flottantes. Un peu plus loin, le bazar des pantoufles où, de chaque côté, - plus jaunes et plus rouges encore, - les maroquins étincelants piquent de taches ardentes le sombre passage.
Tournant le coin où des brodeurs, courbés sur une pièce de vêtement, tirent rapidement l'aiguille à travers la soutache d'or, nous sommes dans la cour légendaire d'AbdulIah, le marchand de tapis.
Je reconnais, pour l'avoir vu vingt fois reproduit, ce merveilleux coin de couleur, si cher aux peintres qui sont venus au Caire. Que dis-je, reproduit ? Aucun pinceau peut-il rendre cette cour à demi couverte de nattes, de pièces d'étoffes accrochées sur des poutres démantelées, laissant filtrer un rayon poudreux, - mais qui darde tout juste sur les tapis que nous montre le vieux patron ? Tout autour, des piles, des montagnes de ces tapis de tous pays : - les fins veloutés de Perse, les rayés de Tunis ou du Kourdistan, les petits carrés de prière de Smyrne ou de Bokhara. Puis des ballots de bissacs de chameaux, se déroulant en taches d'un rouge flamboyant, d'un bleu amorti ; - et cette lumière chaude, riche, frappant d'en haut, ici tamisée par un treillage, plus loin ardente, vive, va éclairer violemment une longue bande bigarrée, déployée par un nègre au turban blanc et un Arabe en robe vert pistache.
Le vieil Abdullah, grave et d'apparence austère, mais l’œil allumé par la visite de nouvelles pratiques, nous fait fuir avec ses prix exorbitants.
Nous continuons dans la ruelle couverte, entre les échoppes des marchands de Constantinople. Ici, les gilets de velours brodés alternent avec les coussins et les brimborions de clinquant, d'un goût douteux.
Passons vite et arrivons au bazar persan, galerie plus spacieuse que les autres. - Le vieux Mirza, dont le magasin est le mieux orné, nous arrête au passage. Notre aimable guide nous présente, et il me semble faire la connaissance de quelque grand vizir. Il nous fait asseoir, nous offre du thé persan, exquis, fort sucré et parfumé, dans des tasses de cristal. Lui-même est un beau spécimen de sa race. - Dans ce riche cadre de tentures, d'armes aux formes bizarres, de porcelaines, de pierreries étincelantes, d'objets d'or et d'argent, vêtu d'une robe de soie vert tendre, les cheveux et la barbe teints de henné d'un bel acajou, les yeux peints d'antimoine, il est encore splendide et ne paraît pas son âge.
Je succombe à sa séduction et lui achète des turquoises. Il me jure sur son père, sur sa barbe, sur beaucoup d'autres choses encore, qu'elles ne changeront pas de couleur, et je les prends pour consulter de plus experts que moi - et de plus sincères que lui."
 

extrait de Un hiver au Caire : journal de voyage en Égypte, par Blanche Lee Childe (-)

samedi 23 novembre 2019

L'art de voyager en Égypte, selon Gabriel Charmes

par Léon Belly (1827-1877)
 "Il est presque honteux d'avoir passé tout un hiver au Caire sans être allé dans la Haute-Égypte. La plupart des voyageurs ne viennent même au Caire que pour s'embarquer sur le Nil et gagner pour le moins la première cataracte. Peu d'excursions sont, paraît-il, plus belles ; peu de voyages offrent une plus grande variété de spectacles naturels et de souvenirs historiques. 
Mais, pour se rendre dans la Haute-Égypte, il faut choisir entre deux procédés qui ont chacun leurs inconvénients : le plus simple est de s'embarquer sur de grands bateaux à vapeur qui partent toutes les semaines du Caire et qui font en vingt et un jours le voyage de la première cataracte, aller et retour. J'avoue qu'il ne m'a pas tenté un instant. Être empilé sur un bateau avec une centaine d'Anglais et d'Anglaises, descendre tous ensemble aux mêmes stations, admirer pendant un nombre de minutes déterminé les mêmes monuments, se sentir toujours serré, pressé par la foule, n'avoir jamais la liberté de ses mouvements et de ses impressions, quoi de plus odieux dans un pays qui semble fait pour la contemplation solitaire, pour les méditations tranquilles et prolongées.
Le second procédé est charmant en lui-même : il consiste à fréter une dahabieh, sorte de barque d'une forme élégante, peinte des plus vives couleurs, ornée d'une de ces grandes voiles qui donnent aux canges des pêcheurs l'aspect d'oiseaux de mer voguant sur l'eau. On fait un marché avec un drogman qui se charge de vous nourrir, de vous conduire, de vous fournir des ânes partout où vous tenez à vous arrêter, de vous montrer en détail et suivant vos convenances toutes les curiosités de la route. Une dizaine de bateliers arabes, au teint cuivré, psalmodiant toujours leurs mélancoliques refrains, forment l'équipage de la dahabieh. Cette manière de remonter le Nil est délicieuse ; c'est la seule qui puisse convenir à une imagination tant soit peu poétique ; mais, comme on ne va qu'à la voile, à la corde ou à la perche, le voyage est long : il dure un mois et demi, parfois deux mois. Or, on passe avec bonheur deux mois sur le Nil, mais à la double condition de n'être pas tout à fait seul et d'avoir des compagnons de route avec lesquels on soit en parfaite conformité d'humeur, d'idées et de sentiments. Rien de plus dangereux que de s'embarquer avec des personnes dont on n'est pas absolument sûr. Dans cette immense solitude de l'Égypte, la vie monotone de la dahabieh met immédiatement aux prises les caractères opposés.
Que d'imprudents j'ai vus partir, amis intimes en apparence, qui sont revenus presque ennemis mortels. Je n'ai point osé m'exposer à une aventure de ce genre, et, ne trouvant pas le moyen de remplir complétement les deux conditions d'un agréable voyage dans la Haute-Égypte, je me suis contenté d'aller jusqu'à Syout."


extrait de Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte, 1880, par Gabriel Charmes (1850-1886), journaliste et explorateur français

vendredi 22 novembre 2019

"La campagne d’Égypte a une attirance à laquelle on ne résiste guère" (René La Bruyère)

paysage égyptien, par Friedrich Wilhelm Kuhnert (1865 - 1926)

"Les touristes qui visitent Le Caire et ses magnifiques mosquées, qui vont, au clair de lune, admirer les tombeaux des kalifes, puis, parcourant la Haute-Égypte, voient défiler sous leurs yeux les prodigieuses pyramides, les ruines, les hypogées gigantesques attestant l’ancienneté et la grandeur de la civilisation égyptienne, s’imaginent qu’ils ont pénétré le mystère de cette civilisation, parce qu’ils ont appris la succession des dynasties dont les représentants momifiés étalent la magnificence dans leurs suaires éclatants. Cependant, ce n’est pas dans ces souvenirs, quelque troublants qu’ils soient, qu’il faut découvrir le sens de l’histoire égyptienne. Le trésor des Pharaons que, depuis des millénaires, les fellahs se transmettent de générations en générations, n’allez point le chercher dans l’or des fouilles ni sous les hiéroglyphes compliqués des pierres tombales ; il est là, sous vos yeux, toujours aussi précieux qu’il y a quarante siècles, lorsque Khéops faisait construire sa majestueuse nécropole de Gizeh. 
Regardez la terre d’Égypte ; voyez "l’onde grasse" du Nil qui s’épanche à travers les sols limoneux sillonnés de canaux et de drains. Contemplez cette population laborieuse, penchée sous un soleil ardent et dont la densité vous étonne, vous comprendrez alors pourquoi l’Égypte fut le premier asile que les hommes se sont plu à habiter. Vous vous expliquerez les raisons pour lesquelles les grands conquérants se sont disputé ses rives. Vous ne vous étonnerez plus que le cortège des Pharaons, des Ptolémées, des Césars, des Mamelouks, des Napoléons, se soit succédé à travers les siècles sous les murs de Memphis, de Thèbes, d’Alexandrie ou du Caire. Aujourd’hui, l'axe de la politique britannique repose encore sur la possession de l’Égypte, et il semble enfin que, lorsque les capitaines illustres et les hommes d’État ont besoin de se tailler un piédestal digne de leur renommée, ce soit encore au pied du Sphinx qu’ils aillent le chercher. 
On serait tenté de croire que l’Égypte est un pays de végétation luxuriante. L’imagination, hantée par la légende de Cléopâtre et de Marc-Antoine, se représente leurs amours dans un cadre égayé par des jardins et des îles parfumées à travers lesquelles les bras du fleuve s’écoulent majestueusement. Nulle image ne saurait être plus fausse. L’Égypte est une plaine d’alluvions dénudée, plate et monotone, enserrée entre les sables du désert. La boue gluante du Nil lui donne une sorte d’aspect marécageux. Peu ou point de fleurs : comme les moindres surfaces arrosées sont soumises aux cultures, on n’y voit pas de ces coins verdoyants et diaprés qui font le charme de nos provinces.
Les arbres meurent sous les souffles brûlants du kamsin. La campagne d’Égypte n’en a pas moins une attirance à laquelle on ne résiste guère. Ce sont, d’abord, les vestiges d’un passé prestigieux que l’on heurte à chaque instant sous ses pas ; puis, cette admirable lumière que l’on ne rencontre nulle part aussi pure, et qui prête aux sables du désert des tonalités merveilleuses. Dans la limpidité de l’atmosphère, les lignes se précisent avec une netteté hiératique, les horizons se prolongent indéfiniment et les moindres profils se découpent dans le ciel bleu avec harmonie. Les voiles pointues des dahabiehs dont les longues antennes surgissent au milieu des palmiers semblent d’immenses lotus blancs descendant au fil de l’eau."


extrait de "Le Trésor des Pharaons", in Revue des Deux Mondes, 6e période, tome 56, 1920, par Pierre François René Julien-Labruyère, dit René La Bruyère (1875-1951), romancier, historien de marine et voyageur français

mercredi 20 novembre 2019

Philae, "cette perle de la vallée" (Maxime Legrand)

photo de Félix Bonfils

"Mais qu'est-ce qui prête à l'île de Philae le charme pénétrant que personne ne lui refuse ? Sont-ce les édifices splendides qu'elle porte ? Est-ce la guirlande de fraîche verdure qui pare les berges, et qui inspirait à un grand artiste en jardins, le prince de Pückler-Muskau, le désir de la métamorphoser en parc ? Est-ce l'eau brillante, douce, toujours fraîche du fleuve qui la sépare du désert et la baigne tout à l'entour ? Est-ce la profusion de blocs graniteux et de roches déchiquetées qui l'enveloppe à demi vers le nord, comme une couronne d'épines, ou la fertilité du sol qui réjouit le regard quand on jette les yeux vers le sud ? Est-ce enfin le bleu profond du ciel dans ces parages absolument sans pluie, ce bleu dont aucun nuage noir ne trouble la pureté, ni en hiver ni en été ? On peut trouver aussi beau, peut-être même plus beau que tout cela dans d'autres localités de l'Égypte, mais on ne peut nommer, dans le reste du monde, un endroit où tous les charmes de la nature la plus pittoresque soient, comme ici, réunis tous à la fois et bien indissolublement à des tableaux d'un fini et d'une utilité parfaite, sanctifiés, pour ainsi dire par les souvenirs historiques qui flottent à l'entour. C'est avec un tact exquis que les prêtres des temps pharaoniques avaient consacré à une divinité féminine, à Isis, cette perle de la vallée.
L'île a la forme d'une sandale. La berge est consolidée contre les effets des hautes eaux par une muraille solide et presque partout bien conservée. Un bras étroit du Nil sépare Bigèh de la rive occidentale de Philae. C'est une île rocheuse ; les anciens Égyptiens l'appelaient Senem, et plusieurs inscriptions nous apprennent qu'on s'y rendait autrefois en pèlerinage. Sur un tableau, on voit la momie d'Osiris, transportée à travers le Nil par un crocodile. Ce tableau avait trait sans doute à quelque légende ancienne, dont la trace paraît se retrouver dans un conte des Mille et une Nuits. Il n'y a pas en Égypte et en Nubie un homme du commun qui sache ce que c'est que l'île de Philae ; tout le monde l'appelle Anas el-Ougoud, et Anas el-Ougoud était l'amant de la belle Zah el-Ouard, la Rose en fleur. L'histoire de ce couple, de sa séparation, de sa réunion finale, telle qu'elle est dans la bouche de Schéhérazade, est certainement née sur les bords du Nil ; les conteurs disent aujourd'hui, en commençant à la réciter : "Je m'en vais te construire un château au milieu du fleuve de Kenous", de la Nubie septentrionale. Le château en question est le temple d'Isis. On raconte, dans l'histoire d'Anas el-Ougoud, que le jeune héros monta sur le dos d'un crocodile pour arriver jusqu'à sa bien-aimée, qui était retenue prisonnière dans un château placé dans une île. Ce récit ne serait-il pas issu de la légende d'Isis et d'Osiris, qui s'aimèrent tendrement et furent séparés l'un de l'autre, et de la tradition du dieu qui gagna la retraite d'Isis avec l'aide d'un crocodile ?"


extrait de La Vallée du Nil, époque contemporaine, 1892, par Maxime Legrand (aucune information fiable sur cet auteur. S'agit-il de l'avocat et historien étampois homonyme (1854-1924) ? Même si les dates peuvent autoriser le rapprochement, le point d'interrogation s'impose.)

"Rien n’égale dans le monde entier la majesté des ruines de Thèbes" (Adolphe Lèbre)

Photoglob, vers 1900
 "Les rares voyageurs qui, avant l’expédition d’Égypte, avaient visité les bords du Nil s’étaient arrêtés la plupart au Caire. Volney n’alla pas plus loin. Bien peu s’aventurèrent au-delà, et si l’on excepte Pococke et Norden, personne n’avait donné de description un peu exacte des ruines qui couvrent l’Égypte supérieure. Cependant, depuis les pyramides jusqu’à l’île de Philae, au-dessus de la première cataracte, on trouve, sur les bords solitaires du fleuve, une longue suite d’anciens monuments, et nulle part on ne rencontre, dans un espace aussi étroit, réunies tant de ruines majestueuses. La commission qui fut jointe à l’armée d’Égypte les dessina et les décrivit avec un grand détail et le soin le plus attentif. 
C’est à Denderah que l’on voit le premier temple égyptien, quand on monte du Caire. Il est d’une si imposante grandeur, qu’à sa vue les soldats français présentèrent les armes, par un mouvement spontané d’admiration. Mais rien n’égale dans le monde entier la majesté des ruines de Thèbes. Cette résidence des plus illustres Pharaons occupait une plaine circulaire que des rochers brûlants enferment de tous côtés. On voit maintenant, sur les deux rives du Nil, au lieu de l’immense cité, quelques pauvres villages, quelques champs, des sables, des bosquets d’acacias et de palmiers, et tout un peuple de colosses debout encore ou couchés à terre, des obélisques, des portes gigantesques, des pans de murs, des colonnades, des allées de sphinx, des temples et des palais, témoins silencieux des magnificences passées. Ce spectacle, qui dit si éloquemment combien puissante et vaine est l’œuvre de l’homme, produit l’impression la plus solennelle. Tous les voyageurs, quelque différents qu’ils soient du reste, sont unanimes dans leur admiration, et les plus froids ont trouvé quelque enthousiasme en parlant de ces ruines augustes.
Le style simple et grave de l’architecture égyptienne, l’air de mystère qui la distingue, augmentent encore l’étonnement. Les temples et les palais offrent la même disposition générale. Leur porte extérieure est flanquée de deux énormes massifs de pierre, qui s’élèvent comme des tours carrées. On a donné le nom de pylône à cette construction qui ne se trouve qu’en Égypte. Les pylônes, comme le reste de l’édifice, ont leurs murs en talus, et se terminent en terrasse. Au dehors ni colonnade, ni fenêtres. On dirait une masse compacte taillée comme d’un seul bloc de rocher, sans lourdeur néanmoins, d’un dessin régulier, d’un goût correct et d’une imposante sévérité. Après le pylône, on trouve une cour péristyle, puis un portique et une suite de salles obscures. Leurs plafonds de pierres sont soutenus par de puissantes colonnes, dont les chapiteaux, singulièrement variés, présentent les formes les plus diverses et quelquefois les plus élégantes. Ils s’épanouissent en fleurs de lotus, ils imitent les feuilles et les gracieux rameaux du palmier, ils sont sculptés en têtes d’Isis ou d’Athor, riches et ingénieuses compositions que l’on voit souvent, dans une même salle, se mêler en un heureux désordre. Des bas-reliefs relevés, dans le creux et peints de couleurs qui ont encore tout leur éclat, couvrent la surface des murs, les fûts des colonnes et les plafonds. Cette décoration a choqué d’abord notre goût, mais on s’accoutume bientôt à ces sculptures rangées sur des lignes parallèles, et de peu de relief. Il ne faut pas oublier d’ailleurs qu’elles avaient un langage pour les Égyptiens ; ils en comprenaient le sens ; partout où ils arrêtaient leurs regards, ils voyaient représentées l’histoire des dieux et celle de leurs princes les plus illustres, et la pierre prenait ainsi comme une voix pour leur rappeler ce qu’ils avaient de plus sacré ou de plus glorieux."  

extrait de "Des Études égyptiennes en France", Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 31, 1842, par
Adolphe Lèbre (1814-1844), philosophe protestant, défenseur d'une métaphysique fortement imprégnée de christianisme

lundi 18 novembre 2019

"Les Pyramides élèvent notre pensée, comme les choses vraiment belles" (Charles de Carcy)

photo de Zangaki
 "Les Pyramides sont restées, depuis six mille ans, les témoins constants, - immuables, - de l'apparition et de l'anéantissement successifs de tant de générations éteintes, - de tant de dynasties, - de tant de misères et de grandeurs tombées dans l'oubli, sans laisser un souvenir des agitations de leur éphémère importance. Aussi ne fait-on pas le trajet jusqu'aux Pyramides sans être absorbé par des pensées philosophiques sur les milliers d'années d'existence de ces masses colossales, qui n'auront eu qu'un atome de durée entre l'infini du passé et l'infini de l'avenir.
(...)

Les Pyramides étaient des tombeaux hermétiquement clos après qu’on avait ménagé intérieurement la chambre de sépulture du roi. On ne pouvait parvenir à cette chambre que par une série de couloirs fermés, de puits bouchés en différents endroits, et disposés de manière à ce que les tombes fussent inabordables.
On semble avoir cherché à rendre aussi difficile que possible la recherche des chemins étroits qui seuls conduisaient à la salle sépulcrale. Chacune des Pyramides avait un temple extérieur qui s’élevait à quelques mètres en avant de la face orientale. Le roi défunt recevait un culte régulièrement organisé dans ce temple.
Les Pyramides, originairement terminées en pointe aiguë, étaient recouvertes d’un revêtement lisse qui cachait entièrement, sur une des faces, à une certaine hauteur, l’unique entrée du chemin secret des constructions intérieures.
Ce qui, pour certains rois, était ainsi pratiqué en grand dans les Pyramides, était imité, autant que possible, pour la disposition des autres sépultures importantes.
La grande préoccupation des Égyptiens était d’ensevelir les morts à l’abri de l’inondation du Nil. Dans la vaste plaine du Delta, couverte chaque année par les eaux, on plaçait les corps dans l’épaisseur des murs des villes et des temples.
Dans la moyenne et la haute Égypte, on utilisait, pour le même usage, les ramifications des chaînes libyque et arabique voisines des parties habitées, en creusant dans les roches calcaires de ces montagnes les excavations destinées à recevoir les morts. (...)
Plus nous regardons les Pyramides, plus nous les explorons, plus elles grandissent. Elles élèvent notre pensée, comme les choses vraiment belles qui, soit dans la nature, soit dans les œuvres architecturales et artistiques, ont le pouvoir d’exciter une admiration progressive au fur et à mesure qu’on les étudie.
C’est un effet magnétique que produit la compréhension du beau sur notre organisme, effet d’autant plus développé que le sentiment artistique est plus impressionnable.
Qui n’a pas reconnu cette vérité devant l'immensité de la mer, devant la masse imposante des hautes montagnes neigeuses, à l’aspect des chefs-d’œuvre des peintres célèbres, et en éprouvant des impressions plus poétiques à chaque nouvelle audition des suaves compositions de Mozart et de Beethoven ? Toutes ces sensations bienfaisantes et d’un ordre élevé sont le privilège du grand et du beau."


extrait de De Paris en Égypte : souvenirs de voyage, de Charles-Frédéric-Alexandre André de Carcy (1814-1889), aristocrate lorrain, ancien élève de Saint-Cyr et ancien chef d'escadron d'État-major. Suite à un séjour effectué en Égypte en 1873, il publia cet ouvrage pour "montrer combien est devenu facile un voyage en Égypte, autrefois si compliqué, souvent dangereux, et inabordable comme prix", tout en luttant "contre le peu d’entraînement à visiter les pays étrangers, reproché, avec raison, aux Français".

"L’antique Égypte était avant tout un tombeau" (Maurice Maeterlinck)

auteur de cette photo non mentionné
 "On croirait donc, au premier abord, que rien n’est changé, que des milliers d'années n’ont pas interrompu le règne des innombrables Pharaons qui se sont succédé sur cette terre. Mais l’atmosphère n’est plus la même. La coque est demeurée intacte, mais l’intérieur est vide. Comparé à ce qu'il était autrefois, le pays n'existe plus qu’à la surface. Il lui manque sa vie véritable, une vie qui occupait les trois quarts de sa substance, une vie que nous avons peine à comprendre, qui était la vie de la mort.
En effet, l’antique Égypte était avant tout un tombeau. Elle était tout entière surplombée par l’idée de la mort ; et non pas, comme chez les chrétiens, par l’idée d’une mort qui ouvrait, pour peu qu'on y mît quelque bonne volonté, les perspectives d’un bonheur éternel ; mais d’une mort entourée de figures et d'épreuves redoutables, d’une mort assez peu rassurante et qui n’était au mieux qu'une pâle réplique de la vie, prolongée autant que possible dans l’ombre souterraine, pour finir par s’évaporer dans le néant.
On ne s’intéressait sérieusement qu'aux décès, aux momies et aux sarcophages. Les industries funéraires encombraient les villes et les rives du fleuve. Tout le monde, jusqu’au plus pauvre
fellah, se faisait embaumer. Les cadavres saturaient la contrée. Le grand point n'était pas d’être heureux sur cette terre, mais de s’assurer un tombeau inviolable et confortablement meublé. Les cités des vivants n'étaient rien comparées à celles des trépassés. Il n’en est pas resté trace. Même les palais des rois ont disparu ; quant aux maisons des riches et des pauvres, ce n'étaient qu’édifices de plâtre ou masures de bois et de roseaux où l’on campait en attendant la barque symbolique de la grande traversée. Mais, sur l’autre rive du Nil, au "Pays qui mêle les hommes", s'élevait, s’étalait, orgueilleuse, inébranlable, bâtie de granits que trente ou quarante siècles n’ont pas entamés, "la Bonne Demeure", la ville qu’on s’imaginait éternelle. Tout ce qui servait à la vie est retourné au limon du fleuve, au sable du désert ; presque tout ce qui était consacré à la mort est demeuré debout, sous le sol ou à sa surface, car la terre d'Égypte est perforée, comme une éponge, de tombeaux innombrables, et couverte de pyramides et de temples qui ne sont au fond que les sépulcre des rois et des dieux."


extrait de En Égypte, 1928, par Maurice Maeterlinck (1862 - 1949), écrivain francophone belge, prix Nobel de littérature en 1911

"Le problème de leur construction comme celui de leur destination ne sera sans doute jamais expliqué" (Victor Fournel, à propos des pyramides de Giza)

illustration extraite de l'ouvrage de Victor Fournel

"Nous voici donc au pied de ces monuments fameux que notre époque, comme l'antiquité, compte encore au nombre des merveilles du monde et dont la masse indestructible, après soixante siècles, défie toujours les outrages du temps. Les trois pyramides de Ghiseh, celle de Chéops surtout, sont démesurées (...) et il est douteux que la science moderne, avec toutes ses ressources et tous ses progrès, en concentrant tous ses efforts, en appelant à son aide la vapeur et toutes ces merveilleuses machines qui représentent le génie de l'homme accumulé depuis la Création jusqu'à nos jours, fût capable d'en produire de pareilles.
Le problème de leur construction comme celui de leur destination ne sera sans doute jamais expliqué. Elles n'étaient possibles, d'ailleurs, qu'en un temps et un pays où le souverain pouvait disposer de son peuple comme d'un instrument docile à ses caprices, quels qu'ils fussent, et l'appliquer tout entier à faire ce qu'il avait rêvé.
(...) Qu'on nous permette de le dire sans détour, la première impression qu'on éprouve, ou du moins que nous ayons éprouvée, est celle d'un certain désappointement. On n'est pas accablé, comme on s'y attendait. Malgré le rapprochement de quelques masures, d'une auberge et de la belle maison du khédive, bâties à quelques pas de là et qui paraîtraient fournir un point de comparaison, l'énormité de ces masses de pierre n'apparaît pas tout d'abord dans ses écrasantes proportions. Peut-être ce phénomène, qui se produit assez fréquemment d'ailleurs devant les statues ou les édifices colossaux, tient-il autant à la forme pyramidale qu'à l'immense étendue où se prolonge à l'infini la plaine de sable dont elles gardent l'entrée. C'est de loin qu'il faut les voir et qu'elles produisent le plus d'effet. Quoi qu'il en soit, cette première impression ne dure pas, soit qu'on entreprenne de longer un des flancs de la grande pyramide, soit qu'on regarde simplement les touristes qui l'escaladent et qui s'agitent à son sommet. La base est enterrée de plusieurs mètres : les flancs et le sommet de la pyramide ont été dépouillés de leur revêtement de granit, et ainsi l'élévation se trouve réduite par en haut comme par en bas ; néanmoins elle dépasse encore de plus de trente pieds le double de la hauteur des tours de Notre-Dame.
(...)
Nous passâmes devant le Sphinx colossal, taillé dans le rocher au pied des pyramides. Il est camus, grâce à une fantaisie stupide de Cambyse, qui n’a pas plus respecté le Sphinx que le bœuf Apis. Heureusement cette mutilation ne l’a pas trop défiguré. C’est comme une vision de l'antique Égypte vous apparaissant tout à coup dans le regard calme et profond de cet énigmatique fantôme de pierre, qui semble poursuivre son rêve éternel sur les ruines du passé, symbole du silence et du mystère dont reste enveloppé ce pays, qui agit sur notre imagination par ses voiles, ses secrets, ses hiéroglyphes, comme la Grèce et Rome par la splendeur de leur poésie et de leur histoire. Le Sphinx, on le sait maintenant par une inscription qui figure au musée de Boulak, est plus vieux que les pyramides d'un nombre de siècles assez considérable pour qu'il eût déjà besoin d'être réparé pendant que l'on construisait la plus ancienne de celles-ci."

extrait de D'Alexandrie au Caire, par (François-)Victor Fournel (1829-1894), érudit, écrivain, journaliste et historien français

samedi 16 novembre 2019

Les demeures privées dans l'Égypte ancienne, par Émile Isambert

Le jardin de Nebamon, fragment de paroi peinte (prob. TT 146), XVIIIe ou XIXe dynastie, British Museum, BM 37983 - photo Yann Forget
"Si les palais des rois ont disparu, à plus forte raison tout vestige d'habitations privées a disparu. Nous avons toutefois par les peintures décoratives des renseignements sur ce que pouvaient être les habitations de l'ancienne Égypte.
Autant les temples des dieux frappaient l'esprit du peuple par leur étendue, leur colossale construction et leur richesse, autant les demeures privées étaient simples et nues. C'est le contraste éternel que présente l'Orient ancien ou moderne. Il y avait néanmoins des gradations. Les habitations des riches se distinguaient surtout par la richesse de leurs jardins, ce vrai luxe des pays chauds. Ces heureux climats sont peu exigeants ; ce qu'on y veut avant tout, c'est de l'air et de l'ombre. Tout est disposé pour ce double objet. Des rues très étroites où le soleil ait difficilement accès ; des constructions où l'air circule largement. Les villes actuelles et leurs maisons peuvent donner une idée exacte de ce qu'étaient les maisons et les villes de l'ancienne Égypte ; sauf l'introduction de la mosquée musulmane, rien d'essentiel n'a pu changer dans la disposition et l'aspect des habitations privées, parce que c'est le climat même qui en impose les conditions.
Dans les demeures d'une certaine étendue, une galerie ouverte, soutenue par des piliers, courait, comme dans nos anciens cloîtres, autour d'une cour ordinairement plantée d'arbres, et donnait accès aux différentes pièces de l'habitation, qui prenaient jour sur cette cour intérieure. Alors comme aujourd'hui la maison se terminait en terrasse. Tout était construit en briques.
Dans les peintures murales où sont représentées des scènes de la vie civile, on voit figurée une grande variété de meubles, quelquefois remarquables par l'élégance des formes aussi bien que par la richesse de la matière et du travail ; et l'on peut d'ailleurs se former une idée de la perfection à laquelle étaient arrivés très anciennement certains arts de luxe, par les bijoux et les autres objets d'or, d'ivoire et d'autres matières précieuses, que l'on a trouvés dans les tombeaux et qui se conservent dans nos musées. Comme travail d'orfèvrerie, de ciselure et d'incrustation, beaucoup de pièces défieraient l'habileté de nos meilleurs artistes.
Naturellement les habitations communes et les demeures des pauvres cultivateurs n'avaient plus rien de cette recherche. Quatre murailles en terre, une petite cour intérieure, une ou deux chambres nues et quelques resserres, c'était tout. C'est encore ce qui constitue l'habitation moderne d'un fellah. Nos pauvres paysans, dans des conditions de climat bien plus rudes, en ont-ils davantage ? On est d'ailleurs frappé, à la vue des constructions en briques crues des villages de la basse Égypte, de l'analogie d'aspect que les cases les plus importantes, et les constructions les plus élevées telles que les pigeonniers, présentent avec la forme traditionnelle des pylônes des anciens temples égyptiens. Ce sont les mêmes lignes, la même largeur de la base, la même tendance à la forme pyramidale."

extrait de Itinéraire descriptif, historique et archéologique de l'Orient. Deuxième partie : Malte, Égypte, Nubie, Abyssinie, Sinaï, 1881, par le Dr Émile Isambert (1827-1878), professeur agrégé de l'École de Médecine de Paris, membre de la Société de Géographie

"L’art égyptien est religieux et funéraire" (Élie Faure)

photo de Zangaki
"Le peuple égyptien n’a pas cessé de regarder la mort. Il a donné le spectacle sans précédent, et sans lendemain, d’une race acharnée pendant quatre-vingts siècles à arrêter le mouvement universel. Il a cru que les formes organisées seules mouraient, au milieu d’une nature immuable. Il n’a accepté le monde sensible qu’autant qu’il paraissait durer. Il a poursuivi la persistance de la vie dans ses changements d’aspect. Il a imaginé pour elle des existences alternées. Et le désir que nous avons de nous survivre lui a fait accorder à son âme l’éternité individuelle dont la durée des phénomènes cosmiques lui donnait la vaine apparence.
L’homme qui meurt entrait pour lui dans la vraie vie. Mais pas plus que toutes les conceptions immortalistes qui succédèrent à la sienne, le désir d’immortalité des Égyptiens n’échappait à l’irrésistible besoin d’assurer une enveloppe matérielle à l’esprit toujours vivant. Il fallait lui construire un logis secret où son corps embaumé fût à l’abri des éléments, des bêtes de proie, surtout des hommes. Il fallait qu’il eût avec lui ses objets familiers, de la nourriture, de l’eau, il fallait surtout que son image, enveloppe immuable du double qui ne le quittera plus, l’accompagnât dans l’ombre définitive. Et puisque rien ne meurt, il fallait abriter pour toujours les divinités symboliques exprimant les lois immobiles et la résurrection des apparences, Osiris, le feu et les astres, le Nil, les animaux sacrés qui règlent le rythme de leurs migrations au rythme de ses crues et de ses silences.
L’art égyptien est religieux et funéraire. Il est parti de la folie collective la plus étrange de l’histoire. Mais, comme son poème à la mort vit, il touche à la sagesse la plus haute. L’artiste a sauvé le philosophe. Des temples, des montagnes élevées par la main des hommes, ses propres falaises taillées en sphinx, en figures silencieuses, creusées en hypogées labyrinthiques font au fleuve une allée vivante de tombeaux.
L’Égypte entière est là, même l’Égypte actuelle qui a voulu la plus immobile des grandes religions modernes. L’Égypte entière, énigmes écrasées ; cadavres enfouis comme des trésors, peut-être un milliard de momies couchées dans les ténèbres. Et cette Égypte-là, qui voulait éterniser son âme avec sa forme corporelle est morte. Celle qui ne meurt pas, c’est celle qui a donné au grès, au granit, au basalte, la forme de son esprit. Ainsi, l’âme humaine périt avec son enveloppe humaine. Mais dès qu’elle est capable de tailler son empreinte dans une matière extérieure, la pierre, le bronze, le bois, la mémoire des générations, le papier qui se recopie, le livre qui se réimprime et transmet de siècle en siècle le verbe héroïque et les chants, elle acquiert cette immortalité relative qui dure ce que dureront les formes sous lesquelles notre monde a suffisamment persisté pour nous permettre de le définir et de nous définir par elles."


extrait de Histoire de l'art : l'art antique, 1909, par Élie Faure (1873-1937), historien de l'art et essayiste français. Son Histoire de l'art reste une des références dans cette discipline.

vendredi 15 novembre 2019

"Ce que nous voyions était bien le Nil, le vrai Nil", par Théophile Gautier

Les bords du Nil, par Eugène Fromentin (1820 - 1876)

"À peine avions-nous fait quelques pas, qu’un spectacle magique surprit nos yeux émerveillés : nous avions devant nous le Nil, le vieil Hopi Mou, pour lui donner son antique nom égyptien, l’inépuisable père des eaux, le fleuve mystérieux dont tant de voyageurs, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, ont inutilement cherché à pénétrer le secret, l’énigme liquide, cachant toujours plus loin ses sources problématiques par delà les marécages et les lacs, dans les montagnes de la Lune, au sein même de cet insondable continent africain, que connaissent seuls les éléphants, les rhinocéros, les girafes, les lions, les singes et les nègres. Par une de ces impressions plastiques involontaires qui dominent l’imagination, le mot Nil éveillait dans notre esprit l’idée de ce colossal dieu de marbre nonchalamment accoudé dans une salle basse du Louvre, et se laissant escalader avec une mansuétude paternelle par ces petits enfants qui représentent des coudées, et figurent les phases de l’inondation.
Eh bien ! ce n’est pas sous cet aspect mythologique que le fleuve sacré nous est apparu pour la première fois. Il coulait à pleins bords, largement étalé, comme un torrent de limon, rougeâtre de couleur, ayant à peine l’apparence de l’eau avec un gonflement irrésistible et une rapidité épaisse. On eût dit un fleuve de terre. À peine si le reflet du ciel mettait çà et là sur le luisant de ses vagues tumultueuses quelques légères touches d’azur. Il était alors en pleine crue ; mais ce débordement avait la puissance tranquille d’un phénomène bienfaisant et régulier, et non le désordre convulsif d’un fléau. Cette immense nappe d’eau chargée de vase féconde produisait, par sa majesté, une impression presque religieuse. Que de civilisations évanouies reflétées un instant dans ce flot qui coule toujours ! Nous restions là pensif, oubliant le déjeuner, absorbé, et ressentant cette vague angoisse qu’on éprouve après le désir accompli, lorsque la réalité se substitue au rêve. Ce que nous voyions était bien le Nil, le vrai Nil, ce fleuve que tant de fois nous nous étions efforcé de découvrir avec l’œil de l’intuition. Une sorte de stupeur nous clouait sur la rive : c’était pourtant chose toute simple que de trouver le Nil, en Égypte, au milieu du Delta. Mais l’âme a de ces étonnements naïfs !
Des dahabiehs et des canges, orientant leurs grandes voiles en ciseaux, couraient des bordées sur le fleuve, et traversaient d’une rive à l’autre, rappelant la forme des barris mystiques au temps des Pharaons."

extrait de L’Orient, 1893, de Théophile Gautier (1811-1872), poète, romancier et critique d'art français

mercredi 13 novembre 2019

"Une expression souveraine de force et de grandeur" (Gaston Maspero, à propos du Sphinx de Giza)

illustration extraite de L'archéologie égyptienne, de G. Maspero

"La statue la plus ancienne qu'on ait trouvée jusqu'à ce jour est un colosse, le Sphinx de Gizèh. Il existait déjà du temps de Khéops, et peut-être ne se trompera-t-on pas beaucoup si l'on se hasarde à reconnaître en lui l'œuvre des générations antérieures à Minî, celles que les chroniques sacerdotales appelaient les Serviteurs d'Hor. 
Taillé en plein roc, au rebord extrême du plateau libyque, il semble hausser la tête pour être le premier à découvrir par-dessus la vallée le lever de son père le soleil. Les sables l'ont tenu enterré jusqu'au menton pendant des siècles, sans le sauver de la ruine. Son corps effrité n'a plus du lion que la forme générale. Les pattes et la poitrine, réparées sous les Ptolémées et sous les Césars, ne retiennent qu'une partie du dallage dont elles avaient été revêtues à cette époque pour dissimuler les ravages du temps. Le bas de la coiffure est tombé, et le cou aminci semble trop faible pour soutenir le poids de la tête. Le nez et la barbe ont été brisés par des fanatiques, la teinte rouge qui avivait les traits est effacée presque partout. Et pourtant l'ensemble garde jusque dans sa détresse une expression souveraine de force et de grandeur. Les yeux regardent au loin devant eux, avec une intensité de pensée profonde, la bouche sourit encore, la face entière respire le calme et la puissance. L'art qui a conçu et taillé cette statue prodigieuse en pleine montagne était un art complet, maître de lui-même, sûr de ses effets. Combien de siècles ne lui avait-il pas fallu pour arriver à ce degré de maturité et de perfection ?"


extrait de L'archéologie égyptienne, 1887, par Gaston Maspero (1846-1916)

lundi 11 novembre 2019

La terre d’Égypte "est devenue la terre promise de l’archéologie" (Ludovic Vitet)

Scribe accroupi - musée du Louvre

"Assurément depuis un demi-siècle le monde a vu bien des prodiges : certains agents mystérieux ont centuplé la puissance de l’homme, il voyage et transmet sa pensée d’un bout du globe à l’autre avec une rapidité qui tient de la magie, les rayons du soleil font office en ses mains d’obéissants dessinateurs, la chimie, la physique, lui soumettent à l’envi les forces les plus rebelles, et subordonnent à son usage les auxiliaires les plus inattendus ; - eh bien ! pour nous, toutes ces conquêtes sont un genre de miracle moins étonnant peut-être que la révolution archéologique dont l’Orient est le théâtre. 
C’est de Champollion qu’est parti le mouvement, c’est par lui que tout a commencé. Le premier signal du réveil remonte bien à notre expédition d’Égypte ; le point de départ des découvertes vient tout entier de Champollion. Par ce trait de génie qui assure à son nom un éternel honneur, ce n’est pas seulement sur l’Égypte qu’il a porté la lumière. La clé des hiéroglyphes une fois retrouvée, l’exemple ainsi donné, ce premier voile déchiré, les esprits en travail, tout devenait possible : il n’y avait plus d’énigme impénétrable. Quant à l’Égypte même, l’événement a dépassé, et de beaucoup, les prévisions de Champollion et les calculs de l’Europe savante applaudissant à ses premiers efforts. On pouvait croire que ces signes bizarres n’exprimeraient, à en juger par le caractère même des monuments dont ils tapissent les parois, que des formules générales, des vérités impersonnelles, des sentences, des lois, de solennels témoignages d’une antique sagesse ; on ne s’attendait pas aux notions les plus particulières, les plus variées, les plus anecdotiques, aux plus précises informations, aux documents les plus officiels. Les monuments de la vallée du Nil ont donc donné bien au-delà de ce qu’on s’en promettait ; ils ont raconté tant de faits, tant de dates, tant de détails, qu’il en résulte un fonds complet d’histoire, et qu’après trente ou quarante ans à peine, encore presque au début de cet immense déchiffrement, on en sait déjà plus sur les temps les plus reculés de cette mystérieuse Égypte, on voit plus clair dans ses primitives annales que dans certains préludes de notre propre histoire d’Occident.  (...)
Sans l’irrécusable témoignage des inscriptions hiéroglyphiques, aurait-on jamais soupçonné un tel renversement des lois les plus constantes et les plus universelles ? Cette figure accroupie ; ce sténographe en action, saisissant comme au vol de son pénétrant regard et traduisant du même coup sur ses tablettes les paroles qu’il entend dire, cette ravissante sculpture, un des trésors les plus exquis de notre musée du Louvre est donc l’œuvre d’un art primitif et de deux mille ans peut-être plus ancienne que ces géants de basalte, ces personnages fantastiques, monstrueux, pétrifiés, que vous voyez à quelques pas plus loin ! S’il n’existait qu’un seul exemple d’une telle anomalie, nous ne répondrions pas d’y croire malgré l’autorité des inscriptions ; mais elle est attestée par maint autre monument non moins extraordinaire, et l’année dernière, à Paris, la libéralité du vice-roi d’Égypte a rendu ce service à la science que la vérité de cette anomalie a été démontrée par preuves authentiques à tous les visiteurs de l’exposition universelle. Avoir vu de nos yeux cette statue de bois si vraie, si simple, si naïve, d’une bonhomie si franche, d’une exécution si parfaite, d’un réalisme si heureux, et savoir, à n’en pas douter, que l’auteur de cette œuvre a vu de son vivant hisser les pierres, dresser les gigantesques masses des grandes pyramides, qu’il sculptait il n’y a pas moins de cinq mille ans, sous la Ve ou la VIe dynastie, c’est là un enseignement sans pareil, une leçon que rien au monde ne saurait remplacer.
Ajoutez-y cet héritier de Champollion, cet infatigable chercheur, ce cicerone incomparable, M. Mariette, éclairant de ses savants précis, de ses obligeants commentaires tous ces échantillons du merveilleux musée dont il est le père, qu’il a deviné, cherché, exhumé pièce à pièce sous la croûte épaissie de sables séculaires ; suivez-le, écoutez-le, soit devant ces vitrines où sont rangés tant de précieux bijoux, tant de trésors microscopiques, soit vis-à-vis de ces grandes et majestueuses statues, ou bien encore en face de ces peintures funéraires où les mœurs agricoles, les habitudes, les travaux, les instruments favoris, les plaisirs, les friandises même des riches propriétaires égyptiens sont représentés dans les moindres détails avec une vérité saisissante, et convenez que cette terre d’Égypte, grâce au concours de tant d’heureux prodiges, est devenue la terre promise de l’archéologie, la plus abondante mine qui se puisse exploiter dans le monde savant, et pour l’esprit historique et investigateur la plus séduisante nouveauté, le plus attachant exercice." 

extrait de la Revue des Deux Mondes T.75, 1868, par Louis, dit Ludovic Vitet (1802 – 1873), littérateur et homme politique français, inspecteur général des Monuments historiques, de l'Académie française

La Vallée des Rois, "vaste décharnement qui ne laisse rien deviner de ce que cache sa brûlure désolée et déserte" (Lucie Delarue-Mardrus)

photo d'Émile Béchard (1844 - 18...)
"Aujourd’hui nous pénétrons à cheval dans la Vallée des Rois.
C’est un chaos pierreux et rose, écrasé de soleil, vaste décharnement qui ne laisse rien deviner de ce que cachent ses arêtes agressives, sa brûlure désolée et déserte.
Comme ils avaient bien su disparaître, les pharaons morts ! Précieuse et funèbre chose, ils reposaient dans les ténèbres intérieures de la montagne, et, pour eux-mêmes (ou plutôt pour leur double), frottés d’or, adornés de toutes les parures, entourés de toutes les richesses, emmaillotés dans les tissus les plus sublimes, roulés dans des baumes qu’on ne sait pas, et qui les faisaient incorruptibles, éternels.
Que devait durer cette éternité ? Des milliers de siècles, c’est peu !
Tut-an-Khamon n’était pas encore violé, volé, déshabillé lorsque nous descendîmes, ce jour-là, les vilains petits escaliers de bois blanc qui conduisent à la sépulture profanée d’Amanophis II. Il était alors la plus récente découverte des vampires modernes.
L’effrayant labyrinthe prévu par le mort pour tromper les pillards possibles ne gardait plus aucun mystère sous les ampoules électriques destinées à satisfaire toutes les curiosités de l’agence Cook.
Une de ces ampoules, juste au-dessus de la tête du roi, pendait, touchant presque son sarcophage ouvert, aveuglant sa face dépouillée des bandelettes sacrées. Restés où la mort les avait renversés, ses serviteurs tués l’entouraient, corps allongés en désordre dans le sable. Des fresques miniatures, aussi fraîches que du neuf, racontaient sur les murailles la vie du monarque.
Et je me remémorais :
"Soixante dix jours rituels dans un bain de natron ; injections et garnitures d’aromates ; intérieur du corps farci d’amulettes et de petites statuettes ; bijoux de toutes sortes ; entourage de figurines. Puis, après trois mois de préparations : onction d’huile sainte ; dorure du visage et des mains ; parfums ; emmaillottement ; revêtement de bandelettes ; linceul peint ; gaine de carton ; cercueil orné de peintures magiques, sarcophage ; enfin emmurement dans le tombeau le plus compliqué, le plus scellé, le plus dissimulé du monde - voilà ce que c’est qu’une momie royale au fond de sa maison d’éternité."
- Allons-nous en ! me souffla mon mari. J’aperçois l’agence Cook qui descend." 



extrait de El Arab, l'Orient que j'ai connu, par Lucie Delarue-Mardrus 1874-1945), poétesse, romancière, journaliste, historienne, sculptrice et dessinatrice française, épouse de l'orientaliste Joseph-Charles Mardrus

"Garder à travers des siècles de siècles une inaltérable personnalité, c’est, il semble, le secret de l’Égypte" (Lucie Delarue-Mardrus)

"procession égyptienne", par Frederick Arthur Bridgman (1847-1928)
 "Après avoir salué le Sphinx, et, de près, les Pyramides ; fait une première visite au musée ; vu le tombeau des khalifes, El Azhar et autres majestés dont je ne dirai rien, n’ayant pour objet ici ni de les décrire ni de répéter les poèmes ou les proses qu’elles m’inspirèrent, nous commençâmes, ayant devant nous tout le temps souhaitable, à vivre le Caire autrement qu’en touristes. 
Si je ferme les yeux pour retrouver mes impressions de ce Caire-là (l’indigène), je vois une immense ville aux couleurs du lion, ses maisons étroitement collées les unes aux autres dans le bleu de cobalt d’un beau temps invariable, leurs étages se superposant avec des légèretés d’échafaudages, leur vétusté couverte d’une fine poussière d’or ; je sens les roues de nos voitures (ou nos pieds), s’avancer partout comme sur de la peau de Suède ; je suis obsédée par le circuit perpétuel et le sifflet des éperviers au-dessus des rues (...).
Laissons aux touristes l’Orient qu’ils méritent et peut-être souhaitent et qui, dans leur esprit, finit toujours par tourner au bazar. Au Caire je n’en ai jamais vu pousser plus loin que "le Mouski", quartier commercial aménagé pour eux avec juste la dose d’exotisme qu’il leur faut. Mais nul d’entre eux ne se doutait que pouvait exister le Vieux Caire et tout ce qu’on y découvrait quand on cherchait autre chose que des bracelets de verre, des narghilés ou des écharpes lamées. Il est vrai que, sans la connaissance de la langue arabe et de la chose orientale, on n’y eût vu que des maisons croulantes dans des ruelles sans explication, et du soleil dans du silence.
Et moi, pour introducteur, j’avais le docteur J. C. Mardrus.
Existe-t-il encore, ce vieux Caire ? Reste-t-il encore quelque chose d’intégralement oriental, même, dans cette Égypte que j’ai connue bien avant les réformes contagieuses de Mustapha Kémal, cette Égypte que l’Islam laissait si souvent être pareille à sa millénaire Histoire ?
Cette Histoire, pourtant, sauf quelques érudits spécialisés, élèves de l’égyptologie française, le peuple égyptien l’ignorait profondément. Rien de conscient dans la continuation du grand passé.
Je ne crains pas d’affirmer que, plus d’une fois, j’ai vu de mes yeux défiler les descendants du Bœuf Apis jusque dans les rues de la ville. Ces buffles couronnés, un rang de perles bleues contre le mauvais œil, bimbeloterie couleur de turquoise, éclatait magnifiquement sur leur tête noire, les rendait fantastiques. Les béliers aussi, qui les accompagnaient, s’adornaient des mêmes talismans. Pourquoi pas imaginer que ces bêtes, jadis divinités animales, n’avaient pas cessé depuis les temps pharaoniques et malgré toutes les invasions, de porter quelque parure distinctive sur leur front cornu ? Le berger musulman qui les conduisait ne se souciait pas plus de sa propre ressemblance avec les momies des sarcophages. Traditions fidèlement observées encore que dépouillées, voire complètement détournées de leur sens primitif.
Puisque la peur du mauvais œil s’est substituée à l’idolâtrie païenne, puisque les perles bleues protègent le bétail, elles protégeront aussi bien les enfants ; les objets, même. Voilà pourquoi, chez les femmes d’humble classe, je remarquais si souvent deux ou trois de ces perles d’azur suspendues jusque sur des machines à coudre.
(...)
Garder à travers des siècles de siècles, même quant au type physique, une inaltérable personnalité, c’est, il semble, - c’était - le secret de l’Égypte.
Malgré tous les bouleversements qui l’ont ravagé, ce pays, et depuis les temps les plus reculés, n’a-t-il pas montré qu’il se refusait à digérer l’étranger ? Plus envahi, plus possédé qu’aucun autre, il a vomi tour à tour les Hyksôs, les Perses, les Macédoniens, les Grecs, les Romains, les Arabes, les Turcs, les Français, les Anglais (ou presque), et chaque fois s’est retrouvé lui-même, gardé qui sait ?… par ses vieux dieux de pierre dont tant sont toujours debout sur les ruines successives de l’Histoire." 



extrait de El Arab, l'Orient que j'ai connu, par Lucie Delarue-Mardrus 1874-1945), poétesse, romancière, journaliste, historienne, sculptrice et dessinatrice française, épouse de l'orientaliste Joseph-Charles Mardrus



dimanche 10 novembre 2019

"Ce fleuve célèbre mérita les autels et le culte qui lui furent décernés" (Jacques Joseph Champollion, à propos du Nil)


photo extraite de Le Nil : Monuments. Paysages, Explorations photographiques 
par John Beasley Greene (1832-1856)
"Du reste, l’eau du Nil était d'un usage universel, et si les anciens divinisèrent le fleuve comme le créateur et le père nourricier de l'Égypte, ils ne lui devaient pas moins de gratitude pour les qualités essentiellement bienfaisantes de ses eaux. Cette précieuse propriété était connue de tous dès la plus haute antiquité ; Hérodote avait appris que lorsque le grand roi, celui de Perse, se mettait en campagne, on amenait pour lui, outre les approvisionnements en viandes et en grains nécessaires à sa consommation personnelle, l'eau même dont il aurait besoin pour toute la campagne ; que cette eau était tirée du Choaspe qui traverse la ville de Suze ; que c'était la seule dont le roi fît usage, et qu'un grand nombre de chariots à quatre roues, tirés par des mulets, portaient dans des flacons d'argent cette eau, qu'on avait qu'on avait fait bouillir auparavant. 
On ignore si les Pharaons, dans leurs voyages ou leurs guerres hors de l'Égypte et loin du Nil, faisaient apporter avec eux leur approvisionnement d'eau de leur fleuve sacré ; ce qui est certain, c’est la juste renommée dont cette eau n'a pas cessé de jouir depuis les premiers temps historiques jusqu'à nos jours. Les voyageurs anciens et modernes sont unanimes sur ce point ; et tous nos contemporains y ajoutent leur suffrage d'une expression non équivoque. L'analyse chimique a donné les raisons d'un tel phénomène, et a fait reconnaître que l'eau du Nil est d'une grande pureté ; qu'elle paraît très bonne pour la préparation des aliments, et même pour les arts chimiques, où elle peut remplacer l’eau de pluie, dont le pays est privé, et l'eau distillée, difficile à obtenir en grande quantité dans un pays où les combustibles sont rares. Elle est surtout bienfaisante et salutaire pour l'espèce humaine ; elle est peut-être la plus saine de toutes les eaux de la terre ; et sans lui attribuer les vertus surnaturelles dont une longue tradition, à peine éteinte, la dotait sans hésitation, d’unanimes louanges lui sont accordées par ceux, soit étrangers, soit naturels, qui en ont fait usage dans toutes les saisons, et l'on croira sans peine qu’il en existe à Constantinople un approvisionnement pour l'usage du grand-seigneur et celui de sa famille.
Les anciens Égyptiens ne négligèrent pas de chercher le moyen de rendre toujours potable cette eau si nécessaire, et que les effets de l'inondation rendent, pendant trois mois de l'année, trouble, rougeâtre, épaisse, à force d'être chargée de limon, et réellement dégoûtante, toutefois moins au goût qu’à la vue. Ils y parvinrent, et découvrirent que pour clarifier cette eau à toutes les époques de l’année, il suffisait de frotter avec des amandes amères broyées, les bords ou les parois intérieures du vase où l'eau est contenue.
C'est le même procédé que les Égyptiens de nos jours emploient au même effet, et avec un succès constaté par quelques milliers d'années. Rien n'est plus commun dans les représentations des usages antiques de l'Égypte, que d'y voir, dans l’intérieur des habitations, comme au milieu des champs, dans les jardins, aussi bien que dans les lieux de travail, des jarres remplies d'eau, posées sur des trépieds en bois, dans les coins les plus abrités des habitations, à l'ombre d’un arbre dans la campagne ou en plein air, rafraîchies par des serviteurs qui agitent l'air autour avec des éventails. On ne peut douter, au surplus, que les anciens n'aient devancé les modernes dans une précaution si indispensable pour l'approvisionnement d'eau dans les villes situées à quelque distance des bords du Nil, au moyen de quelqu'une de ses branches ou de ses canaux : l'inondation était régularisée en effet de telle sorte que le fleuve, soit par son élévation, soit par des canaux, allait remplir les citernes destinées à cet approvisionnement usuel ; et si l’on se souvient de la forme singulière de la vallée du Nil, sa superficie étant semblable à celle d'un dos d'âne, dont le fleuve occupe le point le plus élevé, on voit dès lors avec quelle facilité, et presque sans travail dans un terrain limoneux, les eaux du Nil pouvaient être conduites dans les lieux habités les plus éloignés des limites où parvient l’inondation, et comment ce fleuve, répandant ses bienfaits sur toute l'Égypte, fécondant son sol, pourvoyant avec largesse à l'une des plus impérieuses nécessités pour la vie des hommes, ce fleuve célèbre mérita les autels et le culte qui lui furent décernés par la reconnaissance d’une nation illustre et puissante."


extrait de L'Univers. Histoire et description de trous les peuples. Égypte ancienne, 1839, par Jacques-Joseph Champollion, dit Champollion-Figeac (1778-1967), philologue, archéologue, professeur de littérature grecque à la faculté des lettres de Grenoble puis doyen de cette faculté, conservateur des manuscrits à la Bibliothèque nationale et professeur de paléographie à l'École des chartes. Frère aîné de Jean-François Champollion.