Affichage des articles dont le libellé est de Gobineau (Arthur). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est de Gobineau (Arthur). Afficher tous les articles

samedi 2 juillet 2022

Les âniers du Caire : la "sympathie complète de malice entre le maître et l'animal", par Arthur de Gobineau - XIXe s.

photo de Félix Bonfils (1831-1885)

"Je ne crois pas qu'on puisse trouver dans le monde un lieu où la vie soit plus douce qu'au Caire. Sur les places, et principalement sur l'Esbekyeh, un peu trop européanisé à mon goût (mais heureusement le mal ne s'étend pas encore beaucoup plus loin), stationnent des troupeaux d'ânes escortés de leurs conducteurs. Ce sont les fiacres du pays. 
Ces ânes contribuent très fort au bonheur qu'on peut se faire. Ils sont petits, blancs pour la plupart, et pourvus d'une physionomie malicieuse et entendue, que leur donnent assurément leurs habitudes de vagabondage. Ce ne sont pas là ces animaux dégénérés de nos climats, dont les plus grands admirateurs, dans leur tardive équité, ne peuvent vanter que la patience, la modération, la sagacité, la sobriété et autres vertus bourgeoises. 
L'âne du Caire mérite de différents éloges. Je ne sais s'il est sobre, mais il est tapageur, intrépide, toujours en course et plus volontiers au galop qu'au trot. Quant au pas, il le dédaigne. À chaque instant, on en rencontre quelqu'un dans les rues, hardiment débarrassé du lourdaud qui le montait, poursuivant sa course, enchanté de son exploit, l'œil sarcastique, l'oreille chiffonnée, et suivi plutôt que poursuivi par son ânier, riant
de tout son cœur. Car il y a une sympathie complète de malice entre le maître et l'animal.
Je ne suis pas certain que les âniers du Caire soient restés tels que je les ai connus, car la composition de leur corps venait précisément, lorsque nous sommes arrivés, de subir une importante modification. L'École polytechnique égyptienne ayant été licenciée, un assez grand nombre de mathématiciens avaient embrassé cette profession, et il n'est pas impossible que cette adjonction influe sur l'esprit de la compagnie. Mais alors elle était telle probablement que les siècles passés l'avaient connue. La légation distingua parmi ses membres deux ou trois petits hommes de la plus belle espérance, et nommément un certain Abdoulnaby, garçon de douze à quatorze ans, fin et joli dans ses membres comme une petite fille, l'air effronté d'un trompette de hussards, parlant avec volubilité un langage composé d'un peu d'italien, d'un peu de français, d'un peu d'anglais et même d'un peu d'allemand, le tout sur un fond arabe.
Il était d'une agilité sans bornes, courant du matin au soir derrière son âne, toujours au galop, connaissant toutes les rues, toutes les boutiques, tous les marchands, et tous les moyens d'entrer dans tous les endroits quelconques, pour saints, sacrés, fermés et défendus qu'ils pussent être. Je ne sais s'il n'eût pas eu le talent, au cas où on le lui aurait demandé, de nous conduire à la Mecque et de nous en ramener. D'une activité effrayante pour sa force, on voyait à ses yeux pétillants d'intelligence lorsqu'on lui expliquait quelque chose en français, qu'il avait dix fois plus d'esprit que vous, quel que vous fussiez, et il s'en servait pour exercer une sorte de domination consentie sur ses collègues, dont les uns avaient huit ans et quelques autres plus de quarante. Ses suprêmes délices nous parurent être de tourner sur des espèces de chevaux de bois du pays, ce qui le mettait hors des gonds d'enthousiasme. Il joignait aussi à cette passion inoffensive le goût de l'opium. Il était un peu voleur, et tout ce qu'il gagnait légitimement ou illégitimement, il le donnait à son père vieux et infirme. Autant il était câlin et amusant quand (cela) lui plaisait, autant il devenait insolent dans ses moments d'humeur. Mais avec quelques bonnes paroles on le faisait éclater de rire après une bouderie de deux ou trois jours. Alors, il se fût mis en quatre pour vous servir. Tout ce qu'il faisait ou disait était spontané, sauf la ruse. Comme il avait plu à chacun, le ministre lui offrit de le prendre avec lui et de l'emmener ; mais après avoir roulé dans sa petite tête, pendant quelque temps, les rêves d'ambition qui le séduisaient, il ne put se résigner à quitter sa famille, et, refusant, resta ânier."

extrait de Trois ans en Asie : de 1855 à 1858. Tome 1, par le Comte Arthur de Gobineau (1816-1882), diplomate, journaliste, philosophe, romancier.

dimanche 3 novembre 2019

Arthur de Gobineau : le regard d'un ethnographe sur Khan al-Khalili

photo datée de 1900 (environ) - auteur non mentionné
 "Dès le matin donc, on monte sur un âne ; tout le monde, dis-je, et les gens les plus graves, et les cavaliers les plus éprouvés se servent souvent de ces quadrupèdes. On va au bazar, au Khan Khalyl. Sous ces voûtes fraîches, élevées, aérées, dont les arceaux de pierre sont formés d'assises alternatives de deux couleurs, comme tant d'églises d'Italie, on respire mieux que dans les rues. Bien qu'il y passe beaucoup de gens et que les chalands s'y pressent, il y a moins de foule. On choisit une boutique et on s'y installe. Le marchand, blanc ou noir, turc, arabe ou africain, vous accueille avec la courtoisie qui rend ces peuples si aimables et si nobles et recouvre chez eux d'un attrait rare tant de défauts qu'ils ne sont pas d'ailleurs les seuls à posséder. On s'asseoit sur le bord de la boutique : une pipe vous est offerte, et le cafetier du bazar apporte en courant une tasse de cette boisson chaude, mousseuse, d'un arôme exquis, qu'on nomme du café dans ces pays heureux, et qui ne ressemble guère à la distillation violente que nous savons extraire du même fruit.
Tandis qu'on passe en revue les belles étoffes
rayées, ou bariolées, ou fleuries de toutes couleurs, tissées de soie, de coton et de laine, enrichies d'or et d'argent, les bonnets, les chemises, les manteaux brodés ; que dans les doigts s'enroulent et se déroulent les colliers de coraux, de cornalines, d'agates, de perles, de pierres précieuses de toute espèce ; que l'on vous présente des vases de toute fabrique et des armes de toute sorte, le regard s'enchante aux personnages bigarrés qui circulent devant vous. Mais c'est surtout la conversation de quelques-uns de ces marchands qui permet aux heures de couler sans qu'on s'aperçoive du temps qu'elles mesurent.
Je viens de parler de la politesse des gens de négoce ; elle est grande, et, si elle est pleine de modestie, elle l'est aussi de grâces. Elle n'a rien de commun soit avec la faconde prétentieuse, soit avec la hauteur glacée des personnes de la même classe dans d'autres pays. Elle sent son homme de bonne compagnie ; c'est du laisser-aller sans familiarité et de la gaieté sans bouffonnerie. Ils racontent volontiers leurs voyages, ils s'expriment librement sur le monde dans lequel ils vivent. Avec beaucoup de respect pour leur religion, je les ai vus parler sans nulle déférence de leur gouvernement qui, en effet, prête le flanc aux critiques qu'ils lui adressaient. Ils s'exprimaient, en général, avec bon sens et mesure, et entremêlaient volontiers l'exposé de leurs idées d'anecdotes propres à les confirmer. En somme, il m'a semblé que la société de certains marchands arabes du Caire
était très digne d'être recherchée. Je crois qu'ils n'estiment pas beaucoup les Européens et qu'ils ne les aiment guère ; mais ils ont eu le bon goût de ne nous en rien témoigner, et nous ne les avons pas assez vus pour être entrés bien avant dans leur confidence."


extrait de Trois ans en Asie : de 1855 à 1858. Tome 1, par le comte Arthur de Gobineau (1816-1882), diplomate, journaliste, philosophe, romancier.
"On sent très bien que ce voyageur, servi par une parfaite connaissance des langues orientales, cherche à dépasser, d'un regard de savant et de philosophe, l'aspect extérieur des choses. N'oublions pas qu'il vient d'achever son Essai sur l'inégalité des races humaines (1855) et ne nous étonnons pas si les préoccupations ethnographiques et historiques retiennent principalement son attention." (Jean-Marie Carré, Voyageurs et écrivains français en Égypte, tome deuxième, 1956)