mercredi 23 février 2022

"L'art égyptien est surtout typique, amoureux de la symétrie, de la méthode, de certaines conventions" (Pierre-Joseph Proudhon - XIXe s.)

Artist's Gridded Sketch of Senenmut - ca. 1479–1458 B.C.
Metropolitan Museum of Art

"Dans l'antique Égypte, l'homme est immergé dans la nature (...). Sa religion est tout à la fois zoomorphique et anthropomorphique : son art procédera de la même inspiration. Sa langue, toute jeune, formée par analogie, essentiellement figurative ; son écriture, imaginée d'après sa langue, en partie idéographique et en partie alphabétique, comme nos rébus, achèveront d'imprimer à cet art leur caractère.
On trouve de tout dans la peinture et la statuaire égyptiennes : cérémonies religieuses, batailles, triomphes, travaux agricoles et industriels, chasse, pêche, navigation, supplices, scènes de la vie domestique, funérailles, et jusqu'à des caricatures, dérisions de l'ennemi. J'ignore s'ils faisaient des portraits ; il ne paraît pas qu'ils se soient occupés de paysages. 
L'histoire et la vie de l'Égypte, ses mœurs, ses pensées, sont représentées dans ses temples. Rien n'est oublié de ce que l'art peut entreprendre pour servir de monument et de glorification à une société : c'est tout à la fois une constatation historique embrassant un laps de six mille ans et une apothéose. Par le fond des choses et par le but, l'art égyptien a été fidèle à sa haute mission et n'est resté inférieur à aucune autre. Or comment a-t-il rendu son idéal ? Voilà ce qui nous intéresse.
L'art égyptien est essentiellement métaphorique, comme les hiéroglyphes, emblématique, allégorique et symbolique, voilà pour les idées ; il est surtout typique, amoureux de la symétrie, de la méthode, de certaines conventions, voilà pour les figures. Tous les visages de rois, de reines, de prêtres, de guerriers, de simples particuliers, qu'on est d'abord tenté de prendre pour des portraits, autant que j'ai pu en juger sur de simples gravures, se ressemblent : Darius, Cambyse, les Ptolémées, Tibère lui-même, représentés en costume et dans une attitude égyptienne, ne paraissent pas différer d'Aménophis et de Sésostris. Ce sont toujours les mêmes poses, la même physionomie, la même expression conventionnelle. On dirait que les artistes égyptiens ont cru faire honneur à leurs maîtres étrangers en leur donnant les traits de la race indigène, regardée par eux comme la race par excellence, le plus noble échantillon de l'humanité. C'était une espèce de titre de nationalisation qu'ils leur délivraient.
(...)
Joignez à cela une recherche extrême de la symétrie, de la méthode, de certaines règles conventionnelles de pose et de geste que l'on retrouve jusque dans les scènes qui supposent le plus d'agitation, batailles, exercices gymnastiques, fantaisies même ; enfin, la réalité et la symbolique, l'histoire et la mythologie pêle-mêle : et vous aurez une idée générale de l'art et de l'idéalisme égyptiens."


extrait de Du principe de l'art et de sa destination sociale, par Pierre-Joseph Proudhon (1809 - 1865), journaliste, philosophe et écrivain politique français, précurseur de l'anarchisme et penseur du socialisme libertaire.

samedi 12 février 2022

"Les tombeaux des Khalifes, l'assemblage unique des plus gracieux bijoux de pierre que des architectes joailliers aient jamais ciselés" (Guy Vanderquand)

La mosquée Kaït Bey, gravure d'A. Kohl ; dessin de P. Benoist (c.1885)

"La jeunesse, puissamment aidée par les soins dont Raymond (...) entourait (Lucille) - et par la force toute puissante de l’amour - triompha du mal. Toutefois, la convalescence fut longue et pour parfaire la guérison le médecin ordonna un séjour en Égypte.
Lorsqu’ils s’embarquèrent à Livourne la jeune femme était presque complètement rétablie ; ils firent néanmoins le voyage, car Raymond était heureux de cette occasion qui allait lui permettre d'évoquer une civilisation disparue, une contrée dont les lumières rayonnèrent en gerbes éblouissantes pendant des siècles sur le monde antique.
Pendant un mois, ils promenèrent leurs rêveries sur le Nil bleu et traversèrent la terre des Pharaons d’un bout à l’autre, s’attardant souvent parmi les ruines des cités glorieuses maintenant endormies dans l’éternel silence.
Un soir, aux environs du Caire, la cité grouillante et bruyante de tapage humain - étrange et belle à miracle, une apparition surgit à leurs pieds, merveilleuse dans son recueillement nocturne ; c’étaient les tombeaux des Khalifes, l'assemblage unique des plus gracieux bijoux de pierre que des architectes joailliers aient jamais ciselés. Égrenés sur la plaine, ils sortaient de l’écrin de sable dont ils ont la teinte de grisaille jaunâtre, au point qu’on les pourrait croire modelés par le vent de désert avec la poussière ambiante.
Mieux que le plein jour la lumière de la lune découpait chaque relief des mosquées funéraires : coupoles en forme de mitres, dômes cannelés, minarets où une dentelle d’arabesques s’enroule sous les balcons ajourés. Les deux coupoles conjuguées de Sultan Barkouk et le minaret élancé de Kaït Bey dominaient la cité des tombes charmantes.
Délabrées et croulantes pour la plupart, ces merveilles ont la séduction des choses frêles, trop fines pour vivre longtemps, et qu’il faut admirer vite parce qu’on les sent qui meurent. Un enchantement de rêve, c’était le seul sentiment qu’éprouvât Raymond. Devant les sépultures sarrasines, il ne retrouvait aucune des impressions que lui avait laissées les autres vestiges de la Fille du Nil ; l’immémoriale et sérieuse nécropole de Memphis lui avait parlé de l’éternité : ici tout était songe d’ombres légères, jeux des génies aériens, roses effeuillées, dentelles déchirées dans un bal de la Mort, chez les princes élégants des Mille et une Nuits. Ces mausolées n’avaient de triste que leur abandon dans le désert et le regret qu’ils donnaient de leur fin prochaine ; des rayons de lune filtraient entre les grandes lézardes, plongeaient dans les plaies béantes des dômes ; sur les carcasses des plus inutiles, on découvrait à peine quelques vestiges des anciennes rosaces : de la face des vieux squelettes, le plâtre était tombé comme un fard.
Lucile et Raymond descendirent dans le vallon et mirent pied à terre devant le premier turbé. (...) Un peu plus loin, deux chameliers dormaient contre un pan de mur de Sitti Khaouand. Au delà de ce point il n’y avait plus trace d’êtres vivants, jusqu’aux coupoles de Sultan Barkouk, la grande mosquée située à l’avant-garde du campement funéraire de Mameluks.
Ils allèrent regarder l'un après l’autre ces édifices harmonieusement dissemblables dont quelques-uns atteignent la grandeur à force de noblesse dans la fantaisie. À cette heure, ils avaient le langage expressif des monuments qui nous parlent dans l’air immobile de la nuit. Leurs profils s’enlevaient sur le ciel pur, baignés par une clarté si vigoureuse qu’elle portait durement les ombres sur le lit de sable, encore tiède de la chaleur du jour. Par moment, sous les flots de vie que cette nuit d’Égypte épandait sur la prestigieuse vision, Raymond ressentait ces défaillances qui accablent le cœur devant trop d’inutile beauté, inutile pour la masse des hommes, mais non pour lui puisqu’il pouvait verser dans un autre cœur l’infini de sensations trop lourd pour un seul.
- Nous sommes chez les morts, murmura Raymond, chez les bons et non point chez les mauvais - et il montrait les tombeaux des Khalifes ; les morts qui ont fait ressusciter en nous ce que les autres voudraient étouffer.
- Raymond, restons avec eux, répondit Lucile, prise elle aussi par l’infinie grandeur des choses ; il n’y a plus de monde ; il y a le désert que notre amour emplit ; et autour de nous la mort, qu’il défie. Ne sens-tu pas descendre sur l’univers la vie que notre amour crée dans les profondeurs lumineuses de ce beau ciel ?
Et longtemps, dans la nuit auguste, les deux voix alternèrent les hymnes de l’extase, les soupirs de félicité qu’elle entend et confond, l’indifférente nuit, avec les cris de douleur qui montent vers son trône noir au même moment, de la même force, les uns contrepesant les autres dans les balances de quelque obscure justice. 
Le hennissement d’un cheval vint rappeler aux deux amants l’existence du monde ; ce bruit les fit souvenir du grand ennemi de l’amour, le Temps, qu'aucun baiser, aucun soupir n’arrête.
- Est-ce qu’il est bien tard, Raymond ? Hélas ! pourquoi faut-il que cette nuit finisse !
- Qu’importe ? Le soleil de demain se lèvera si beau !
(...) À plusieurs reprises, ils se retournèrent, ne pouvant se résoudre à quitter des yeux la mosquée de Kaït Bey, les coupoles bleuissantes sous la clarté liquide, toute la ville fée des tombeaux où leurs cœurs venaient de renaître. (...)
Leur plaisir favori était aussi de longues promenades sur le Nil, aux soirs tombants : la brise qui précède et accompagne la crue du fleuve soufflait dans les branches des oliviers et secouait les palmes des dattiers ; les longues feuilles des latanias s’agitaient comme de grands éventails et les bruits mourants de la ville se mêlaient au chant de la brise.
C'était l’heure douce où la rêverie enveloppe les plus amères pensées et leur prête un peu de charme des choses environnantes, comme elles, mystérieuse, imprécise, inachevée.
Aucune contrée du monde, pas même sa patrie revue après une longue absence ne donnait autant d’émotion à Raymond que cette vénérable terre d’Égypte et le Nil était pour lui comme pour les contemporains de Khéops un être animé, un dieu, l’Hapi.
D’où lui venait cette vénération qu’il avait toujours ressentie depuis le temps où, bambin, on le menait, les jours de pluie, errer à travers les sarcophages de granit du musée égyptien du Louvre ? Il n’en savait rien. Le musée était devenu pour lui un véritable temple ; c’était là qu’il avait d’abord déchiffré les premières inscriptions hiéroglyphiques, guidé dans ce travail par une aptitude instinctive. Il connaissait l’histoire de la vieille Égypte et était aussi habile qu’un scribe à dessiner les caractères de sa langue mystérieuse.
Par une singulière disposition d’esprit, il lui était arrivé souvent d’éprouver plus d’orgueil des victoires de Ramsès que de celles de Napoléon et les invasions du roi d’Assyrie Asarhaddon ou de l’éthiopien Tahargon étaient plus pénibles pour son cœur que les malheurs éprouvés par la France pendant la guerre de Cent ans.
Au milieu des innombrables tombeaux et des pyramides, pareilles à de géométriques tumuli, il sentait son cœur battre dans sa poitrine et il lui semblait que du sol, enveloppé déjà dans son manteau de brume, les Pharaons et les princes Memphites allaient surgir de leurs sarcophages enluminés. Une crainte respectueuse le prenait en face de ces éternels palais de la Mort qui étendaient leur ombre sur les champs de maïs."

extrait de Amour maudit, par Guy Vanderquand (1870-19..), romancier

vendredi 11 février 2022

"L'art égyptien a, de lui-même, une telle puissance qu'il s'impose malgré tout" (Marcelle Werbrouck)

"un chef-d'oeuvre d'un autre âge : le grand temple d'Abou Simbel"


"Comment parler de l'art égyptien ? C'est, malgré tout, un grand méconnu, car beaucoup ne peuvent s'empêcher de le comparer à une pensée ou une technique moderne. La différence est énorme entre les étranges artisans qui travaillaient sous les pharaons, fils du soleil, et nos gens de métiers d'art.
Ainsi trahi par les copistes, les commentateurs ou les critiques, l'art égyptien a, de lui-même, une telle puissance qu'il s'impose malgré tout. Ses moyens d'expression, auxquels tout de suite on applique les épithètes d'hiératisme et de monotonie, ne l'empêchent pas d'être souple et divers, et de donner à chacun, en une communion intime où tout l'être s'épanouit, ce que chacun peut demander à la traduction de la nature par les hommes et à l'expression du beau.
Un voyageur, pour la première fois de sa vie, qui compte déjà nombre de lustres, remonte le Nil aux vastes eaux. Dans ses lectures, dans ses études, dans ses loisirs, il a senti sa pensée se fixer de préférence sur les hauts sommets où trône l'idéal de majesté.
Il ne sera pas déçu par l'Égypte, car il verra apparaître, dans la gloire du jour ou la splendeur de la nuit, les pylônes et les obélisques de Karnak et les centre trente-quatre colonnes de la salle hypostyle au pied desquelles "l'imagination s'arrête impuissante".
Sur la rive ouest, dans la Thèbes des morts, Medinet Habou reprendra, éloquent et grave, ce thème de majesté. Ses vieilles pierres usées du passage des chars pharaoniques ont gardé la résonance des triomphes qui suivirent les luttes épiques. Plus haut encore, vers la cataracte écumante, c'est Edfou. Son pylône admirable, sa grande cour où veille le Faucon, son couloir d'enceinte ou la descente vers le nilomètre donnent encore plus d'ampleur à la majesté des traditions.
Voici l'homme d'affaires qui descend du bateau. Il demande à l'Égypte de lui faire oublier, pour quelques semaines, ses préoccupations. Dès sa première excursion, il est saisi. Les pyramides de Guizeh se sont dressées sur leur socle naturel. Il cherche des précisions, s'empare des chiffres donnés, refait les calculs... et puis s'arrête, s'humilie, impressionné de cette démonstration irréfutable d'un âge de force et de discipline, à l'organisation impeccable. Si notre homme peut encore dérober quelques jours à l'emprise des affaires, il s'en ira à plus de mille kilomètres vers le Sud, retrouver la même impression de force dans un chef-d'oeuvre d'un autre âge : le grand temple d'Abou Simbel.
Mais pourquoi les âmes de simplicité et de lumière n'auraient-elles pas leur heure aux monuments pharaoniques ? Elles verront apparaître à Saqqarah, à Beni Hassan les lignes très pures des colonnes et des portiques. Pas de phrases écrasantes, pas de démonstrations péremptoires, mais simplement le jeu d'ombre et de lumière dans un rythme normal, apaisant. Leurs soeurs, portées vers une poésie plus sensible, ne pourront se rassasier de l'éloquent appel des portiques de Philae, dont les chapiteaux émergent des eaux comme des fleurs d'holocauste et qui, dans le doux clapotis des barques, semblent une Ys désolée, lançant un suprême appel.
Les fervents, eux, s'arrêtent à Louqsor. Quel monument a plus d'atmosphère religieuse que ce temple harmonieux ? La première cour rassemble, ordonne, prépare. Puis, c'est la procession qui s'organise sous les grands papyrus épanouis et, tout coup, après le recueillement de ces minutes, c'est la montée des hymnes vers le ciel, avec l'ascension des colonnes aux lignes dressées vers l'infini. À nouveau, le silence, car voici, après l'hypostyle et les salles de plus en plus réduites, la halte du sanctuaire des barques et l'escalier du Saint des Saints.
Mais la nature humaine a besoin de se dérider. La jeunesse souriante entre dans les tombes : la belle lumière lui est enlevée ; le spectacle pittoresque de la vie du fellah s'évanouit... Non, non. Les tombes thébaines ont parfois des couleurs si vives et si fraîches qu'on les croirait peintes d'hier pour quelque fête joyeuse où l'animation ne manque pas.
Quant aux mastabas de la nécropole memphite, ils recèlent tant de traits d'humour que l'on pourrait en faire un gros recueil.
N'oublions pas, pour les raffinés, toutes les joies que peut donner un temple d'Abydos ou de Deir el Bahari, où l'élégance des portiques s'harmonise à celle des reliefs ; ou bien, dans une autre note, le réalisme curieux, parfois émouvant, de l'art d'el Amarna.
Il reste encore, pour ceux qui ne seraient pas satisfaits de tout cela, deux impressions vraiment inoubliables. Celui qui remonte le Nil, du Caire à Louqsor, voit, dans le dernier quart de sa route, s'élever, au bord de la plaine fertile, un petit édifice étrange. C'est Denderah, le centre du culte d'Hathor. Les cryptes, les chapiteaux, le kiosque du toit, les reliefs des chambrettes, tout concourt à vous faire vivre quelques heures de ces préliminaires d'initiation aux grands cultes antiques.
Partout, enfin, les chantiers de fouilles vous font assister aux péripéties de la vie mi-sportive, mi-érémitique des chercheurs.
Lorsque, par le train ou le bateau, vous aurez ainsi parcouru l'Égypte, il vous restera un devoir à remplir : la visite du musée du Caire. Ce ne sera pas le morne défilé des objets mutilés, sans âme. Tout ce que l'imagination a dû suppléer dans la visite des sites éparpillés au long du Nil se trouve là dans une réalité touchante. Les statues, les fragments de reliefs, les bijoux, les mille objets d'art industriel feront passer le visiteur du musée par toutes les phases d'émotion d'un lecteur qui, dans une bibliothèque de choix, prendrait tour à tour entre ses mains les chefs-d'œuvre des classiques, des romantiques, des parnassiens et des décadents.
Pour celui qui se défend de faire de la littérature, il y a, malgré tout, la vision éloquente et précise d'une vie de prince dans les objets curieux du trésor de Tutankhamon.
Mais l'Égypte mystérieuse et insondable prend, tôt ou tard, sa revanche. Si vous avez pu passer, indifférent, dans les ténèbres des tombes royales, vous irez, tout de même, la soirée dernière avant votre départ, vous recueillir auprès du Sphinx. Malgré les travaux récents, malgré les certitudes archéologiques qui lui donnent un nom et presque une date, il reste le grand symbole du mystère. Est-ce parce que son créateur l'a fait très impassible ? Parce que sa face émoussée peut prendre les traits de l'idéal de chacun ? C'est probable. Mais c'est, avant tout, peut-être, parce que, depuis des temps fabuleux, il est là, les yeux fixés vers la lumière.
Le paquebot nous emportera loin de la terre des Pharaons, la vie moderne nous reprendra, mais souvent, aux heures de détente, notre esprit se tournera, comme la face du Sphinx, vers la lumière qui monte."


extrait de "L'indépendance belge, supplément sur l'Égypte, à l'occasion du voyage de LL. MM. le Roi et la Reine des Belges", 1930, par Marcelle Werbrouck (1889 - 1959), première femme égyptologue belge, secrétaire de la Fondation égyptologique "Reine Elisabeth".