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dimanche 7 octobre 2018

"Aucune contrée ne subit plus de métamorphoses, ne revêt des aspects plus divers" (Henri Thiers, à propos de la vallée du Nil)




 
tableau de Théodore Frère (1814-1888)
"Ce pays est superbe, doux et terrible. La nature y saisit d'abord le voyageur. Tout lui paraît nouveau, étrange. II reçoit la même impression s'il observe les mœurs des riverains du Nil ; mais son étonnement n'a plus de bornes quand, mettant à profit les découvertes réalisées depuis le commencement de ce siècle, il interroge, sur le passé de l'Égypte, les ruines qui jonchent le sol. C'est alors qu'il reconnaît l'exactitude de cette observation d'Hérodote : “Les Égyptiens vivent sous un ciel à eux propre ; leur contrée est arrosée par un fleuve qui diffère de tous les autres fleuves ; enfin, ils ont établi des coutumes et des lois opposées, pour la plupart, à celles du reste des humains.”
En même temps qu'on est impressionné par la singularité du paysage, quelque chose d'indéfinissable, comme mêlé à l'air qu'on respire, vous pénètre, et, par une action lente mais implacable, agit sur vos facultés. Cette tiède atmosphère énerve l'esprit. Ces vastes plaines du Delta, verdoyantes et gracieuses, mais d'une accablante monotonie, jettent l'âme dans une sorte d'engourdissement placide qui n'est ni la mélancolie ni l'ennui et qu'on ne peut décrire. Un ciel bleu, éclatant, sans nuages ; un air chaud qui porte aux rêves du demi-sommeil ; une terre si féconde qu'elle donne, presque sans travail, jusqu'à trois récoltes dans l'année ; un fleuve béni, créateur, une providence : voilà l'Égypte. Le désert mouvant et aride s'agite sur ses flancs ; mais l'oasis a le Nil et se rit du désert. Nature charmante, merveilleuse ! Son souvenir reste à jamais vivant dans l'imagination du voyageur. Il n'en reçoit pas cependant une impression unique. Aucune contrée ne subit plus de métamorphoses, ne revêt des aspects plus divers. Est-ce un Éden de fertilité et de fraîcheur ? Un désert aride et brûlant ? Une mer émaillée d'îles et semée de barques ? La vallée offre, tour à tour, ces différents spectacles, elle passe par ces transformations bien caractérisées.

Tandis que l'hiver blanchit les campagnes de notre Europe, le sol déploie ici un luxe magnifique de végétation. Des rivages de la mer Méditerranée au delà de la première cataracte du Nil, l'Égypte n'est qu'une immense prairie. Tout croît avec une activité prodigieuse. Les moissons lèvent et grandissent. Les fleurs abondent. Les fruits font ployer les branches. Une sève créatrice circule dans le limon humide. L'automne hâtif suit ce printemps précoce ; à la verdure succèdent les jaunes épis et les productions variées de cette inépuisable terre.
Bientôt l'aspect général change. Le sol se dessèche. Les champs, brûlés par le soleil, se crevassent. Le limon devient grisâtre, et, réduit en fine poussière, se disperse à tous les vents. Les chameaux, les buffles altérés, haletants, ne trouvent plus qu'une pâture insuffisante et, de leurs narines dilatées, cherchent, dans l'air embrasé, les traces des courants qui viennent du Nil. Les eaux du fleuve baissent de plus en plus. Le soleil devient terrible. Ce n'est plus une lumière qui éclaire ; c'est une splendeur qui aveugle. Ce n'est plus la chaleur qui vivifie ; c'est la flamme qui dévore.
Quelquefois l'astre se lève, éclatant, dans l'azur d'une teinte chaude. Soudain son disque s'obscurcit. Un épais brouillard roussâtre se répand dans l'atmosphère ardente. Le globe solaire, sans rayons, rouge comme braise, monte à l'horizon. On respire de la flamme. Une poussière subtile vous pénètre, vous suffoque Le plus grand calme règne dans l'air. Il semble que la nature soit dans l'attente d'un phénomène effrayant. Le Nil s'agite sans cause apparente ; il devient tumultueux comme si ses flots étaient remués par une force mystérieuse. Tout à coup, un vent furibond se déchaîne Les arbres ploient. La rafale courbe jusqu'au sol les hautes tiges des palmiers. On vit dans une fournaise. Le brouillard fauve, pour être ardent, n'en fait pas moins régner, autour de vous, un éblouissement sinistre qui ressemble aux ténèbres. Dans le voisinage du désert, le sable est soulevé en trombes énormes qui se dressent en tournoyant dans l'espace ; tantôt elles
restent immobiles, tantôt elles s'allongent, comme de gigantesques reptiles dans l'immensité des plaines. Ce vent terrible, c'est le khamsin, ainsi nommé parce qu'il se manifeste, à intervalles plus ou moins longs, pendant une période de cinquante jours."


extrait de Au bord du Nil : Isis et Osiris, fragment de l'histoire primitive, par Henri Thiers (1838-1904), journaliste, rédacteur en chef du "Salut public" de Lyon, publiciste, écrivain