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vendredi 18 mars 2022

La "place à part" de l'Égypte ancienne dans l'histoire de l'art, selon Charles-Pendrell Waddington (XIXe-XXe s.)

Salle hypostyle de Karnak
gravure extraite de L'Égypte, par Georg Moritz Ebers, 1837-1898


"L'Égypte a été de très bonne heure en possession d'une civilisation florissante, l'une des premières, la première peut-être qu'ait connue l'humanité. C'était l'opinion de ceux-là mêmes qu'on a longtemps appelés les anciens, et qui s'inclinaient avec respect devant les monuments grandioses et les traditions trente ou quarante fois séculaires du pays des Pharaons. Ils se faisaient initier à ses mystères, ou vénéraient de loin et sur parole les enseignements des prêtres de Thèbes et de Memphis.
La sagesse des Égyptiens était surtout renommée en Grèce ; mais les écrivains grecs et romains n'en ont parlé qu'en termes 
vagues ; Platon et Plutarque, par exemple, qui en font l'éloge, ne disent pas clairement en quoi elle consistait, et les témoignages de leurs successeurs ne sont pas plus instructifs. Les Pères de l'Église et les docteurs chrétiens en général méprisent fort les superstitions de l'Égypte ; mais il ne s'agit peut-être que de leurs contemporains, non de l'Égypte ancienne. La critique moderne, d'abord réduite à ces témoignages et à ces appréciations contradictoires, était encore, il y a moins d'un siècle, hors d'état de se prononcer en connaissance de cause. Aujourd'hui il en est autrement : les travaux de Champollion et de ses continuateurs ont mis devant elle, au lieu d'allégations sans preuves ou d'allusions souvent obscures d'écrivains étrangers, des informations directes et précises, puisées aux sources égyptiennes. La vieille Égypte est pour ainsi dire ressuscitée ; ses tombeaux et ses morts ont parlé ; ses mystérieux hiéroglyphes ont livré leur sens secret ; nous possédons enfin des textes nombreux sur lesquels la philologie semble avoir achevé son œuvre d'interprétation. Les fouilles continuent ; l'enquête sur ce passé lointain se poursuit, et, depuis une trentaine d'années, les découvertes se sont si rapidement succédé que les documents originaux publiés en France, en Angleterre, en Allemagne et ailleurs, offrent une très riche matière aux historiens, aux savants, aux archéologues. Une lumière aussi vive qu'inattendue a éclairé la vie et les œuvres d'un peuple actif et industrieux, sur lequel peu à peu s'était fait le silence.
Les résultats obtenus ont de quoi étonner les plus indifférents.
C'est d'abord l'histoire qui s'est enrichie de documents nouveaux, de textes officiels, de dates, de chiffres, de faits précis. 
Il est intéressant à coup sûr de voir Hérodote rectifié par des hiéroglyphes qu'il a pu voir sans les comprendre. L'histoire réelle des Égyptiens se fait maintenant avec leurs propres témoignages exhumés de leurs sépultures car, ainsi qu'on l'a dit avec raison, "la lecture des papyrus est sortie désormais des ambiguïtés et des tâtonnements de la première heure". (...)
À ces divisions de l'histoire politique de l'Égypte correspondent des divisions analogues dans le développement de l'art égyptien, ainsi que l'a démontré M. Georges Perrot dans son bel ouvrage sur l'Histoire de l'art dans l'antiquité. Les pyramides et les sphinx sont depuis bien longtemps choses proverbiales dans le monde entier.
L'architecture et la sculpture des Égyptiens n'étaient donc pas ignorées avant notre siècle ; mais on les connaît aujourd'hui beaucoup mieux après les fouilles qui ont permis d'en observer les principales phases, en mettant au jour, avec une foule de monuments dont on ne soupçonnait pas l'existence, les noms et la date relative d'un grand nombre d'artistes. Si la peinture en Égypte ne nous a pas été révélée par des œuvres aussi originales que l'architecture et la sculpture, ce n'est pas que la science des couleurs lui fît défaut ; c'est parce que, toujours subordonnée aux deux autres arts, elle borna son ambition à compléter le travail des statuaires, à orner les bas-reliefs des hypogées royaux et à décorer magnifiquement les murailles des temples.
Les Égyptiens n'ignoraient pas non plus la musique ils la tenaient d'Osiris et de Toth ou Hermès, suivant les Grecs. Un jeune égyptologue, qui est en même temps un habile musicien, M. Victor Loret, a réuni de curieuses informations sur leurs talents et leurs connaissances en ce genre. Il a trouvé dans leurs tombeaux des spécimens des instruments dont ils se servaient pour leurs concerts et leurs danses ; ils en avaient beaucoup et de toutes les espèces instruments à vent (trompettes, cornets et flûtes), instruments à cordes (harpes, trigones, lyres et cithares), instruments à percussion (tambours, cymbales, sistres, crotales, tambours de basque).
Le même auteur s'est amusé à retracer tous les détails de la toilette et les délicatesses de la vie aristocratique en Égypte, et 
l'on sait combien y contribuaient les arts de luxe, la céramique, le travail du bois, l'orfèvrerie, la joaillerie.
En résumé, on a pu de nos jours faire l'histoire de l'art égyptien sous toutes ses formes, en étudier les changements, et, au lieu de l'uniformité et de la monotonie que tout le monde lui attribuait, on a pu y constater une diversité, une variété, une liberté dont jusqu'alors on ne se doutait pas. On sait maintenant combien la race égyptienne était richement douée, et avec quelle spontanéité, avant l'âge historique des autres nations, elle fit son évolution plastique et cultiva les arts auxquels elle dut en grande partie sa brillante civilisation. La grandeur, la noblesse et l'originalité de son architecture, les mérites éminents de ses sculpteurs et de ses peintres, la fécondité prodigieuse de ses artisans, l'élégance et le goût raffiné dont ils ont fait preuve assurent une place à part dans l'histoire de l'art "au premier peuple qui en ait eu vraiment le goût et le sens", et qui, sans avoir rien reçu du dehors, a exercé une très notable influence dans le monde ancien. Mais, comme on l'a remarqué justement, "c'est l'architecture religieuse, c'est le temple qui donne la plus haute et la meilleure idée du génie de l'Égypte".


extrait de La philosophie ancienne et la critique historique, 1904, par 
Charles-Pendrell Waddington (1819-1914), ancien élève de l'École normale, docteur ès lettres, professeur d'histoire de la philosophie ancienne à la faculté des lettres de Paris, membre de l'Académie des sciences morales et politiques.