Affichage des articles dont le libellé est Fouchet (Max-Pol). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Fouchet (Max-Pol). Afficher tous les articles

vendredi 10 juillet 2020

L'habitat nubien, par Max-Pol Fouchet

photo de Galal El Missary, avec son aimable autorisation

"L’attachement des Nubiens à leur sol se manifesta lorsque le bruit se répandit d’une nouvelle submersion, due à un nouveau barrage. Cette fois, le Nil ne découvrirait jamais les champs provisoires, puisque le niveau demeurerait haut de façon permanente. La Nubie disparaîtrait. 
Le scepticisme d’abord accueillit la nouvelle, puis vinrent la colère, le désarroi. Sans doute assurait-on aux Nubiens qu’ils seraient transportés ailleurs, installés sur des terres plus fertiles. Ils vivraient entre eux, dans des villages construits pour eux, du côté de Kom Ombo et d’Esneh. Ces promesses n’apaisaient pas la tristesse, ne réduisaient pas l’opiniâtreté de ce petit peuple. Souvent les anciens parlaient de mourir sur place plutôt qu'abandonner les lieux de leur naissance. La lenteur des jours, dans ce pays où rien n'accélère ni ne dévore le temps, semblait donner raison aux incrédules. La montée du Nil se faisait attendre. Comme si rien ne menaçait, beaucoup recrépissaient leurs maisons.
Il est pertinent d'écrire que, de la civilisation nubienne, "les manifestations tout entières se concentrent dans l’habitat. Dans leur parfait dénuement, les Nubiens savent donner à leurs maisons la poésie d’un rêve disparu, avec un sens esthétique très sûr et une imagination fertile" (Simone Lacouture). Maisons qui justement doivent au dénuement leur simplicité de volumes, si bien accordée à la lumière violente, à la tyrannie solaire. Elles s’insèrent dans un jeu vaste de parallèles - celle du fleuve, celles des roches et de l'horizon. Ce n’est pas qu'on ne se préoccupe de parer leur nudité ! Festons, crénelures, moulures de lignes brisées ornent souvent le haut des façades. Parfois, sur le crépi blanc des murs, voici des bouquets, des oiseaux, des animaux, des bateaux, des aéroplanes (envolés, dirait-on, de l'atelier du douanier Rousseau !) - ou des "compositions" plus ambitieuses, illustrant un thème de propagande officielle, le voyage à la Mecque d’un homme du village, un récit légendaire : peintures de couleurs vives, dessins d’une intelligence naïve, images qui font penser à celles dont se décorent certaines maisons indiennes de Bénarès, où les murs comme ici sont semblables aux pages blanches d’un cahier, toutes illustrées par le mariage de la ressemblance et de l'allégorie."

extrait de Nubie, splendeur sauvée, 1965, par Max-Pol Fouchet (1913-1980), poète, romancier, essayiste, critique littéraire, musical, historien de l'art, ethnologue, homme de radio et de télévision

"Aimer le paysage de Nubie", par Max-Pol Fouchet

photo de Galal El Missary, avec son aimable autorisation
"À l'amateur de "sites inoubliables", il est possible que la Basse-Nubie, dans son ensemble, ait apporté de la désillusion... Hormis la région des cataractes et les quelques lieux où luttait pour son passage le fleuve resserré, rarement s’y dressait un décor magistral, s’y déployait une mise en scène romantique. On naviguait sur le Nil entre deux déserts, mais à peine les apercevait-on, et le sentiment de l’espace cédait à une sorte de familiarité, de proximité accessible. Entre Assouan et Ouadi Halfa, d'excellents esprits éprouvèrent de l’ennui, tenant le parcours pour fastidieux. Ce ne fut pas notre cas. À chaque voyage, la Nubie, comme on dit, nous prenait.
Par quoi donc ? Le paysage était si souvent absence de paysage. De chaque côté du fleuve, de semblables berges gréseuses, sans découpures vraiment pittoresques, se continuaient. Aux basses eaux, la trace jaunâtre laissée par les crues s’y découvrait, sa poursuite rectiligne hypnotisait le regard. Le grès laissait-il place au granit, l'incident devenait notable, comme un hasard acquiert de l’importance dans un jour abandonné des événements. Ailleurs, la roche s’interrompait, une dune descendait, se déversait, métal brûlant à la méridienne, soie douce à la venue du crépuscule. Le sable encore s’amassait dans l'embouchure d'un ancien oued, depuis longtemps sans eau ; c'était l’un de ces khors qui s’ouvraient en failles desséchées, en théâtres arides. Avec quelque chance, le soir approchant, on voyait des morceaux de boue se détacher de la boue, se mouvoir, glisser vers l’eau, y plonger: petits crocodiles qu'effrayait le bruit de l’hélice.
De loin en loin, les deux chaînes, l’Arabique, la Libyque, déléguaient des reliefs. Leurs formes paraissaient étranges, si peu étranges étaient les parages. Ils arrivaient au fleuve en buttes isolées ou groupées, comme faites pour annoncer sur leur sommet le premier rose de l'aube et le dernier du jour, pour offrir à certaines terres un mauve ou un bleu, et pour témoigner qu'auprès de ces berges de pauvre modelé existaient néanmoins des volumes naturels. Il fallait, pour aimer le "paysage" de Nubie, aimer ces déroulements qui accordent par leur feinte monotonie le sentiment d’une durée hors du temps, aimer encore ce manque d'épisodes où l'esprit peut s’abandonner à une pensée sans pensée, plus fécondante qu'il ne paraît, susceptible peut-être de conduire à l’Autre Versant... Il fallait aimer la mélopée."

extrait de Nubie, splendeur sauvée, 1965, par Max-Pol Fouchet (1913-1980), poète, romancier, essayiste, critique littéraire, musical, historien de l'art, ethnologue, homme de radio et de télévision