vendredi 10 juillet 2020

"Aimer le paysage de Nubie", par Max-Pol Fouchet

photo de Galal El Missary, avec son aimable autorisation
"À l'amateur de "sites inoubliables", il est possible que la Basse-Nubie, dans son ensemble, ait apporté de la désillusion... Hormis la région des cataractes et les quelques lieux où luttait pour son passage le fleuve resserré, rarement s’y dressait un décor magistral, s’y déployait une mise en scène romantique. On naviguait sur le Nil entre deux déserts, mais à peine les apercevait-on, et le sentiment de l’espace cédait à une sorte de familiarité, de proximité accessible. Entre Assouan et Ouadi Halfa, d'excellents esprits éprouvèrent de l’ennui, tenant le parcours pour fastidieux. Ce ne fut pas notre cas. À chaque voyage, la Nubie, comme on dit, nous prenait.
Par quoi donc ? Le paysage était si souvent absence de paysage. De chaque côté du fleuve, de semblables berges gréseuses, sans découpures vraiment pittoresques, se continuaient. Aux basses eaux, la trace jaunâtre laissée par les crues s’y découvrait, sa poursuite rectiligne hypnotisait le regard. Le grès laissait-il place au granit, l'incident devenait notable, comme un hasard acquiert de l’importance dans un jour abandonné des événements. Ailleurs, la roche s’interrompait, une dune descendait, se déversait, métal brûlant à la méridienne, soie douce à la venue du crépuscule. Le sable encore s’amassait dans l'embouchure d'un ancien oued, depuis longtemps sans eau ; c'était l’un de ces khors qui s’ouvraient en failles desséchées, en théâtres arides. Avec quelque chance, le soir approchant, on voyait des morceaux de boue se détacher de la boue, se mouvoir, glisser vers l’eau, y plonger: petits crocodiles qu'effrayait le bruit de l’hélice.
De loin en loin, les deux chaînes, l’Arabique, la Libyque, déléguaient des reliefs. Leurs formes paraissaient étranges, si peu étranges étaient les parages. Ils arrivaient au fleuve en buttes isolées ou groupées, comme faites pour annoncer sur leur sommet le premier rose de l'aube et le dernier du jour, pour offrir à certaines terres un mauve ou un bleu, et pour témoigner qu'auprès de ces berges de pauvre modelé existaient néanmoins des volumes naturels. Il fallait, pour aimer le "paysage" de Nubie, aimer ces déroulements qui accordent par leur feinte monotonie le sentiment d’une durée hors du temps, aimer encore ce manque d'épisodes où l'esprit peut s’abandonner à une pensée sans pensée, plus fécondante qu'il ne paraît, susceptible peut-être de conduire à l’Autre Versant... Il fallait aimer la mélopée."

extrait de Nubie, splendeur sauvée, 1965, par Max-Pol Fouchet (1913-1980), poète, romancier, essayiste, critique littéraire, musical, historien de l'art, ethnologue, homme de radio et de télévision

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