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lundi 10 avril 2023

"On n'oublie jamais ce vaste ciel d'Égypte, où chaque soir l'astre disparaissait dans des triomphes de pourpre et d'or" (Gaston Migeon, XXe s.)


photo de Marie Grillot


"Aux bords du Nil les oppositions de mouvement et de vie, et de solitude absolue sont continuelles. On quitte un village, entouré d'une verte oasis de dattiers, et de champs cultivés de maïs, de canne à sucre, et de coton. Puis brusquement la végétation cesse ; le sable affleure la rive, les berges sont désertes, une des deux chaînes de montagnes a forcé le fleuve à décrire une grande courbe au pied de ses falaises ; puis peu à peu il s'en éloigne, elles se perdent dans le lointain. Le pays alors devient plat, aucun détail ne s'y accuse, et bien loin devant les yeux l'énorme coulée du fleuve monstrueux confond son horizon avec celui du ciel. Il semble sortir du vide, s'écouler des profondeurs du ciel. Seule parfois une voile blanche très lointaine vient briser cette illusion, détail précis et net sur ce fond plein de mystère.
Ailleurs la végétation est magnifique ; les palmiers forment des bois touffus abritant de leur ombre des champs ensemencés ; un arbre d'une essence particulière apparaît, dont le tronc se bifurque en deux branches à peu de distance du sol, et dont les feuilles se déployant en éventails, forment de véritables glaives. C'est le palmier-doum. On commence à le rencontrer en amont de Siout et il est bien particulier à l'Égypte.
Tout le long des rives se fait entendre le grincement continu des chadoufs ; c'est comme l'éternelle plainte du fellah dont la vie est vouée à arroser cette terre sur laquelle ne tombe jamais la pluie du ciel. Il est l'esclave du fleuve. Par couples de deux, on les voit debout dans l'étroite brèche dont la rive est creusée, à un mètre au-dessus de son niveau. D'un effort régulier et mécanique ils abaissent vers l'eau un sac de cuir suspendu à une longue poutrelle perpendiculaire à une autre sur laquelle elle bascule. Le sac touche le fleuve, s'y remplit d'eau ; un contrepoids formé d'une lourde pierre, le fait remonter, l'attirant à hauteur de la berge, où il se déverse dans un petit canal qui porte cette eau à la plaine. (...)
Les heures passent, dans l'alternance des longues rêveries bercées par les battements réguliers des roues, auxquelles succèdent les débarquements pour la visite de quelque temple ou hypogée voisins. La pensée s'endort peu à peu sous ce ciel tranquille et pur, dans cette atmosphère légère et transparente. Sans qu'on s'en rende compte, elle vous pénètre d'un bien-être physique, où les nerfs se détendent peu à peu. Respirer cet air, jouir de cette lumière, il semble bientôt qu'il n'est rien de meilleur dans la vie. Et quand on est revenu à des climats moins cléments, on n'oublie jamais ce vaste ciel d'Égypte, qui semble plus haut, plus vaste que les cieux d'Europe, où chaque matin se préparaient lentement des levers de soleil délicats et nuancés, où chaque soir l'astre disparaissait dans des triomphes de pourpre et d'or."





extrait de Le Caire, le Nil et Memphis, par Gaston Migeon (1861-1930), conservateur au département des objets d'art du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes au musée du Louvre

lundi 6 janvier 2020

"Il inspire une crainte indéfinissable" (Gaston Migeon, à propos du Sphinx de Gizeh)

illustration extraite de l'ouvrage de Gaston Migeon

"Les Pyramides dépassées, on descend par des pentes de sable, et le Sphinx apparaît. "Enfoui jusqu'au poitrail, rongé, camard, dévoré par l'âge, tournant le dos au désert, et regardant le fleuve, ressemblant par derrière à un incommensurable champignon, et par devant à quelque divinité précipitée sur terre des hauteurs de l'Empyrée, il garde encore malgré ses blessures, je ne sais quelle sérénité puissante et terrible qui frappe et saisit jusqu'au profond du cœur."
Il inspire une crainte indéfinissable, tant sa face reste impénétrable, tant ses yeux vides semblent garder la vision d'une foule de choses lointaines, ignorées et terribles. Que fait-il là, unique monument de son âge, impassible sous le ciel, perdu dans la solitude ? Tous les peuples ont passé devant lui, et se sont évanouis. On est tenté de lui dire "Ah ! 
si tu pouvais parler !" Sentinelle muette du Désert, enracinée à la chaîne Lybique, il disparaîtrait un peu plus chaque jour sous l'envahissement des sables, si l'on ne prenait soin de le déblayer. Son corps qui se délite, n'offre plus que vaguement l'aspect du lion, et le cou dans son effritement est devenu un peu mince pour le volume de la tête. Le nez a été brisé par la brutalité des Barbares. Et cependant nulle œuvre sortie de la main des hommes n'offre plus de force et plus de souveraine grandeur. On n'oublie plus jamais, quand on les a vus, l'intensité et la profondeur de pensée de ces yeux qui regardent si loin, par delà la réalité des choses.
C'est une des œuvres humaines les plus anciennes que nous connaissions ; il existait déjà du temps de Chéops, puisque une stèle découverte par Mariette nous apprend que ce Pharaon fit construire sa Pyramide auprès du temple du Sphinx qu'il avait fait restaurer, et où par ses ordres avaient été déposées les statues des Divinités."


extrait de Le Caire, le Nil et Memphis, par Gaston Migeon (1861-1930), conservateur au département des objets d’art du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes au musée du Louvre

mercredi 10 octobre 2018

"De quelle vie le fleuve est animé !" (Gaston Migeon, à propos du Nil)

photo Marc Chartier
 "Remonter le Nil est devenu le plus facile des voyages, après avoir été l'un des plus difficiles et des plus coûteux. Il y a quarante ans, il fallait fréter une barque, embaucher un équipage, s'exposer aux lenteurs d'un voyage, où le vent, les courants, les bancs de sable étaient autant d'éléments hostiles avec lesquels il fallait compter. Seuls les grands seigneurs, et quelques artistes fastueux et fous pouvaient se permettre cette fantaisie, et toute une littérature nous a vanté les agréments d'un voyage que les hommes ne connaîtront plus, où l'inattendu était un stimulant de tous les instants, où le rêve solitaire sous le plus beau climat du monde, s'extasiait des paysages les plus merveilleux, et des monuments les plus saisissants où l'idéal humain ait tenté de s'exprimer.(...)
L'impression est saisissante quand on s'éloigne du port, et que peu à peu se perdent dans le lointain et s'effacent les mosquées du Caire. L'espace s'ouvre devant vous, cet immense espace fait de ciel et d'eau, entre deux rives verdoyantes où s'essaiment les villages de fellahs. Tel le Nil apparaît dès les premières heures qui suivent le départ, tel il apparaîtra aux heures suivantes, jusqu'au terme du voyage. Les deux chaînes arabique et libyque limitent à l'orient et à l'occident un horizon où les yeux s'habitueront et se plairont à suivre aux différentes heures les jeux changeants de la lumière. Les rives fuiront à chaque tour de roue, révélant d'harmonieuses courbes, de grands tournants où le fleuve vous réserve la surprise de sa direction ; elles seront verdoyantes, couvertes de bois de palmiers, animées de villages grouillants d'indigènes, ou bien fauves de sables, dominées par des falaises de rochers rouges d'où les dunes glissent en longues pentes fluides. L'eau tantôt coulera impétueusement, tantôt s'étendra en nappes languissantes et lentes. Et cependant, jamais cette monotonie des choses ne lassera. Du premier au dernier jour, l'œil suivra sans fatigue cette succession de paysages, identiques en apparence, et cependant d'une infinie diversité. Ils vous deviennent familiers, font partie de votre vie, participent constamment au rêve où peu à peu vous inclinent la sérénité de la nature, la solitude et le grand silence. On les retrouve chaque matin avec joie, on les quitte chaque soir à regret. 
Et puis de quelle vie le fleuve est animé ! Il n'est guère d'heure où l'on ne croise quelques barques aux grandes voiles latines triangulaires, qui glissent à la surface de l'eau comme de grands oiseaux blancs, remontant le courant sous le vent qui gonfle leurs toiles, ou se laissant dériver avec une heureuse quiétude. Elles descendent le fleuve, lourdes de chargements ; leurs bords au ras de l'eau bourbeuse, donnent la crainte d'une submersion prochaine. Élégantes et fines de loin, elles apparaissent de près terriblement vieilles et vermoulues ; et cependant elles portent des charges formidables. Les unes ont pris à Girgeh des cargaisons de gargoulettes en poterie, régulièrement disposées par lits, en hauts édifices fragiles ; les autres sont chargées de blé, et c'est comme une lourde masse d'or qui flotte ; d'autres transportent d'immenses cubes laborieusement égalisés de paille hachée. On les voit filer, les grandes barques, entre les deux rives; les bateliers qui les montent se livrent au gré du fleuve, insouciants de l'arrivée, laissant les jours couler, attendant que le vent les pousse.
Ils vivent entre le ciel et l'eau, dormant, priant, chantant, rêvant. Mais parfois le banc de sable est sournois et la barque s'enlise, il faut alors se mettre à l'eau, tirer à la cordelle, comme des chevaux de halage. Parfois aussi on croise des barques pleines de gens et de bêtes : on entend des chants monotones et lents qui peu à peu s'éloignent et se perdent dans la brise; c'est le passeur qui transporte d'une rive à l'autre les gens des villages opposés qui rentrent du marché. Les ânes sont toujours tassés à l'avant, attendant patiemment les débarquements bruyants pleins de cris et de coups de matraques.
D'autres fois, les bateliers se sont attendus, afin de faire de conserve cette longue descente du fleuve; c'est alors une navigation joyeuse, pleine de chants, d'interpellations de barque à barque, en escadrilles cinglant vers des destinations lointaines. Dans cet air si lumineux et si pur, joie des yeux et joie des poumons, où les grandes voiles blanches en ailes de goélands sont l'incessante vie du fleuve, on pense revivre alors une minute de cette antiquité si reculée dont les plus anciennes peintures nous offrent des images toutes semblables." 



extrait de Le Caire, le Nil et Memphis, par Gaston Migeon (1861-1930), conservateur au département des objets d’art du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes au musée du Louvre