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samedi 28 novembre 2020

"À défaut de ressources, il avait la foi" (Louis Bréhier, à propos de Mariette)

 
Auguste Mariette à Saqqara

"Dans tous les domaines d’ailleurs la science française triomphait en Égypte, et Champollion, mort prématurément avait trouvé un successeur digne de lui dans Mariette. Après 1830, la science récente de l'égyptologie avait subi une éclipse et n'était plus représentée que par quelques savants, comme de Rougé au Collège de France, Brugsch en Allemagne, Hincks en Angleterre.
Aucune découverte retentissante n’était venue apporter un nouvel aliment aux recherches. Ce fut alors qu'un jeune professeur de septième du collège de Boulogne-sur-Mer, que son principal avait fait révoquer parce que ses études sur la langue égyptienne lui paraissaient peu compatibles avec son métier, entreprit de continuer l'exploration de l'Égypte. Les moyens dont Mariette disposait étaient minces : marié et père de famille à l’âge de vingt-trois ans, privé de ressources et admis par charité au musée du Louvre, dont le directeur lui allouait un traitement sur "les frais de collage et de réparation", il parvint à se faire donner par l'Académie des Inscriptions la mission d'aller recueillir des manuscrits dans les couvents coptes. En réalité, il se souciait d’autres découvertes et, à défaut de ressources, il avait la foi. En attendant l'accomplissement des formalités nécessaires pour pénétrer dans les couvents, il explora la nécropole de Memphis et eut l’idée de rechercher le Sérapéum ou tombeau des Apis décrit par Strabon. En deux mois il fit déblayer l’avenue des grands sphinx qui conduisait au tombeau (novembre 1850, janvier 1851) et atteignit le seuil du Sérapéum. Mais ce fut alors que les difficultés commencèrent. Le crédit alloué par l’Académie pour la recherche des manuscrits coptes avait été complètement épuisé dans ces fouilles. De plus, on était sous le règne d’Abbas, qui se souciait très peu des fouilles, mais qui ne perdait aucune occasion de vexer les Européens. Sur la plainte de quelques cheiks, le vice-roi fit revivre une ordonnance de Méhémet-Ali qui défendait à quiconque de commencer des travaux publics sans l’autorisation du moudyr (gouverneur de la province), et les travaux furent suspendus momentanément.
Mais aucun obstacle n’arrêta Mariette, et malgré le moudyr, dont l’insolence reçut un châtiment exemplaire (*), malgré le vice-roi, qui envoya des officiers pour surveiller les fouilles et s'emparer des objets découverts, son entreprise fut menée à bonne fin.
À son passage en Égypte, de Saulcy avait eu connaissance de ses travaux et il lui avait fait accorder un nouveau crédit de 30.000 francs. En 1852, une dernière subvention de 50.000 francs, allouée par le ministère de la maison de l'Empereur, permit d'achever les fouilles.
En novembre 1851, on avait dégagé la rampe qui conduit au caveau funéraire d'Apis. Le 19 novembre, Mariette put pénétrer, les larmes aux yeux, dans les tombes encore intactes où étaient renfermés les restes du dieu. Les merveilles trouvées au cours de ces fouilles furent envoyées à Alexandrie, à destination de la France ; mais Abbas, désireux de faire dans ces richesses la part de l’Angleterre, ne consentait à donner à la France que les monuments découverts dans les premières fouilles, au nombre de cinq cent treize. Mariette, qui avait dû soutenir dans sa maison un siège en règle contre les Bédouins attirés par le bruit de la découverte de trésors, montra la même énergie vis-à-vis des employés au vice-roi. Il persuada à l'effendi chargé de surveiller l'emballage que les monuments égyptiens se composaient de plusieurs pièces, puis il bourra tous les vases et les canopes d'objets plus petits. Il obtint ainsi cinq cent treize colis, mais il envoya au Louvre plus de sept mille monuments ; puis, par une dernière bravade, il prit un grand nombre de stèles blanches trouvées au Sérapéum et préparées sans doute pour recevoir des inscriptions votives, y traça des hiéroglyphes avec du noir de fumée et les expédia au vice-roi comme le résultat des fouilles.
De retour à Paris, Mariette fut nommé conservateur-adjoint du Louvre, mais il ne tarda pas à retourner en Égypte, où Saïd l’appelait pour entreprendre des fouilles avant le voyage du prince Napoléon. Méhémet-Ali s'était contenté de faciliter le voyage de Champollion : Saïd voulut faire mieux pour Mariette. Il lui donna le titre de bey, l’autorisa à se servir de la corvée pour exécuter des fouilles, décréta la conservation des monuments publics de l'Égypte et fonda pour les antiquités égyptiennes le musée de Boulaq (1857-58). Bientôt trente-cinq chantiers furent ouverts, tant en Égypte qu’en Nubie, et 22.000 monuments furent déposés au nouveau musée. Sous l'impulsion de Mariette et des savants français, l’égyptologie pouvait désormais se développer sans interruption ; l'antique civilisation des Pharaons allait renaître tout entière."


 (*)
Mariette, ayant été insulté par le moudyr à son entrée son palais, lui porta un coup de poing et le fit tomber à la renverse.

extrait de L'Égypte de 1798 à 1900, par Louis Bréhier (1868 - 1951), historien, docteur ès lettres, chargé d'un cours d'Histoire et de Géographie ancienne et du Moyen-Âge à l'Université de Clermont-Ferrand. Son ouvrage sur l'Égypte fut couronné par l'Académie des Sciences Morales et Politiques.

 

 

lundi 6 janvier 2020

"Il y a quelque temps, l'Égypte détruisait ses monuments ; elle les respecte aujourd'hui ; il faut que demain elle les aime." (Mariette)

illustration extraite de Album du musée de Boulaq : comprenant quarante planches / photographiées par MM. Delié et Béchard ;
avec un texte explicatif par Auguste Mariette-Bey
, 1872

"Tout le monde sait qu'à de très rares exceptions près les Musées d'Europe ont été formés par l'achat de collections ramassées en vue du lucre, jamais en vue des progrès véritables de la science. La physionomie propre de ces collections est empreinte par là d'une sorte de tache originelle qu'il est impossible de méconnaître. 
On n'a pas, en effet, une idée juste de la valeur des fouilles exécutées en Égypte, si l'on pense que ces fouilles ont pour unique résultat la mise au jour des monuments conservés dans les Musées d'Europe. Pour une stèle, pour une statue, pour un monument quelconque que les collectionneurs dont je viens de parler ont admis dans leurs séries, il en est vingt autres qu'ils ont abandonnés sur le terrain parce qu'ils les ont trouvés soit en débris, soit dans un état de conservation qu'ils ont jugé insuffisant. Or il est impossible que parmi ces fragments il n'en soit pas qui aient quelque valeur scientifique, et il s'ensuit qu'à la rigueur les Musées d'Europe ont reçu de la main de ceux qui les leur ont vendues des collections qui, précisément par le travail d'épuration qu'on leur a fait subir, ont perdu de leur importance. 
Je me crois autorisé à dire que notre Musée a évité cet écueil. Tous les fragments recueillis pendant les fouilles ont été étudiés, puis admis dans nos catalogues, toutes les fois qu'ils nous ont paru toucher par un côté quelconque aux intérêts de la science. Le Musée de Boulaq satisfait ainsi aux intentions de son fondateur : c'est un Musée organisé pour servir pratiquement l'égyptologie, et si les indifférents trouvaient à y blâmer l'introduction de quelques débris en apparence trop mutilés, je répondrais qu'il n'est pas un archéologue qui, avec moi, ne désirerait lui en voir encore davantage. (...)
C'est de parti pris et après mûre réflexion que, dans l'emménagement intérieur des vitrines et des armoires, j'ai sacrifié au goût et cherché une certaine mise en scène qu'exclut ordinairement la froide régularité de nos Musées d'Europe. Les motifs qui m'ont guidé sont faciles à comprendre. Le Musée du Caire n'est pas seulement destiné aux voyageurs européens ; dans l'intention du Vice-Roi, il doit être surtout accessible aux indigènes qu'il est chargé d'instruire dans l'histoire de leur pays. Or je ne médis pas de la civilisation introduite sur les bords du Nil par la dynastie de Mehemet-Ali en prétendant que l'Égypte est encore trop jeune à la vie nouvelle qu'elle vient de recevoir pour posséder un public facilement impressionnable aux choses de l'archéologie et de l'art. Il y a quelque temps, l'Égypte truisait ses monuments ; elle les respecte aujourd'hui ; il faut que demain elle les aime. Mais, pour en arriver là, il est nécessaire, à mon avis, d'éviter l'aridité à laquelle nous condamnerait l'appropriation trop systématique des objets dans les meubles destinés à les contenir. Je sais par expérience que le même monument, devant lequel notre public égyptien passe toujours distrait et indifférent, attire ses yeux et provoque ses remarques dès que, par un artifice de mise en place, on a su le forcer à y fixer son attention. Il est certain que, comme archéologue, je serais assez disposé à blâmer ces inutiles étalages qui ne profitent en rien à la science ; mais si le Musée ainsi arrangé plaît à ceux auxquels il est destiné, s'ils y reviennent souvent et en y revenant s'inoculent, sans le savoir, le goût de l'étude et j'allais presque dire l'amour des antiquités de l'Égypte, mon but sera atteint."


extrait de Notice des principaux monuments exposés dans les galeries provisoires du Musée d'antiquités égyptiennes de S. A. le vice-roi, à Boulaq, 1869, par Auguste Mariette (1821-1881), créateur du service des antiquités de l’Égypte et du musée de Boulaq

jeudi 26 décembre 2019

"Il n'y a aucune raison pour que dans cent mille ans elles ne soient pas encore telles que nous les voyons aujourd'hui" (Auguste Mariette, à propos des pyramides de Gizeh)

photo de Francis Frith (1858)

"Il est juste d'accorder aux pyramides l'admiration qui leur a valu d'être rangées au nombre des sept merveilles du monde. Il faut dire cependant que cette admiration ne s'impose pas au visiteur dès qu'il arrive au pied de ces monuments célèbres. L'immensité du désert environnant et le manque d'un point de comparaison rapetissent, en effet, les pyramides et empêchent de les bien juger. Mais, à la réflexion, les pyramides grandissent et reprennent leurs véritables proportions. On s'étonne alors de l'immensité de ces constructions. On y voit les monuments les plus durables et les plus élevés sous le ciel que jamais l'homme ait bâtis. Les pyramides ont six ou sept mille ans de date ; mais il n'y a aucune raison pour que dans cent mille ans elles ne soient pas encore telles que nous les voyons aujourd'hui, si des mains ignorantes ou criminelles ne viennent pas aider à leur destruction.
Les trois grandes pyramides sont les tombeaux de Chéops, de Chéphren et de Mycérinus ; les petites sont les tombeaux des membres de la famille de ces rois. La grande avait primitivement 146 mètres de hauteur ; dans l'état actuel elle n'en a plus que 138 ; son cube est de 2 562 576 mètres. Tout ce que l'on a dit, toutes les phrases qu'après Hérodote on a faites sur la haine que ces rois s'étaient attirée par suite des corvées imposées aux Égyptiens qui travaillaient aux pyramides, peut être réduit à néant ; les monuments contemporains, témoins bien plus croyables qu'Hérodote lui-même, nous montrent en effet que, de leur vivant et après eux, Chéops et Chéphren, à l'exemple de tous les autres rois, étaient honorés par un culte spécial ; quant à Mycérinus, c'était un roi si pieux, qu'il est cité dans le Rituel comme l'auteur de l'un des livres le plus en renom de la littérature religieuse de l'Égypte. 

En ce qui regarde l'usage auquel les pyramides étaient destinées, c'est faire violence à tout ce que nous savons de l'Égypte, à tout ce que l'archéologie nous a appris sur les habitudes monumentales de ce pays, que d'y voir autre chose que des tombeaux. Les pyramides, quelles qu'elles soient, sont des tombeaux, massifs, pleins, bouchés partout, même dans leurs couloirs les plus soignés, sans fenêtres, sans portes, sans ouverture extérieure. Elles sont l'enveloppe gigantesque et à jamais impénétrable d'une momie, et une seule d'entre elles aurait montré à l'intérieur un chemin accessible d'où, par exemple, des observations astronomiques auraient pu être faites comme du fond d'un puits, que la pyramide aurait été ainsi contre sa propre destination. 
En vain dira-t-on que les quatre faces orientées dénotent une intention astronomique ; les quatre faces sont orientées parce qu'elles sont dédiées par des raisons mythologiques aux quatre points cardinaux, et que dans un monument soigné comme l'est une pyramide, une face dédiée au nord, par exemple, ne peut pas être tournée vers un autre point que le nord. Les pyramides ne sont donc que des tombeaux, et leur masse immense ne saurait être un argument contre cette destination puisqu'on en trouve qui n'ont pas six mètres de hauteur. Notons d'ailleurs qu'il n'est pas en Égypte une pyramide qui ne soit le centre d'une nécropole, et que le caractère de ces monuments est par là amplement certifié.
Ce qu'on voit aujourd'hui des pyramides n'en est plus que le noyau. Originairement elles étaient recouvertes d'un revêtement lisse qui a disparu. Elles se terminaient en pointe aiguë. Les pyramides étant des tombeaux hermétiquement clos, chacune d'elles (au moins celles qui ont servi à la sépulture d'un roi), avait un temple extérieur, qui s'élevait à quelques mètres en avant de la façade orientale. Le roi déifié comme une sorte d'incarnation de la divinité y recevait un culte. Les trois grandes pyramides de Gizeh ont comme les autres un temple extérieur."

extrait de Itinéraire de la Haute-Égypte : Comprenant une description des monuments antiques des rives du Nil entre le Caire et la première cataracte, 1872, par Auguste Mariette-Bey

mardi 24 décembre 2019

Recommandations aux visiteurs de l'Égypte, par Auguste Mariette

tombe de Sethi Ier (KV 17), par Jean-Pierre Dalbéra (Wikipédia)

"L'importance des monuments qui couvrent les rives du Nil n'a pas besoin d'être démontrée. Ils sont pour l'Égypte les témoins de sa grandeur passée et comme les parchemins de son antique noblesse. Ils représentent pour les étrangers les pages déchirées des archives de l'un des peuples les plus glorieux du monde. Mais plus les monuments de l'Égypte sont précieux, plus il faut tenir à les conserver. De leur conservation dépend en partie le progrès de ces belles études qui ont pour objet l'histoire de l'Égypte ancienne. Il faut aussi les conserver, non pas seulement pour nous qui en jouissons aujourd'hui, mais pour les égyptologues de l'avenir. Il faut que dans cinquante ans, dans cent ans, dans cinq cents ans, l'Égypte puisse encore montrer aux savants qui viendront la visiter, les monuments que nous décrivons ici. 
Ce que la science à peine née du déchiffrement des hiéroglyphes en a tiré, est immense. Que sera-ce quand plusieurs générations de savants se seront appliquées à l'étude de ces admirables ruines, de plus en plus fécondes à mesure qu'on les connaît mieux ? Aussi ne cesserons-nous de recommander aux visiteurs de la Haute-Égypte de s'abstenir de ces enfantillages qui consistent à écrire des noms sur des monuments. Qu'on visite l'intérieur du tombeau de Ti, à Saqqarah, et on verra que ce tombeau a plus souffert par la main des visiteurs depuis dix ans, que pendant les six mille ans de sa durée antérieure. L'admirable tombe de Séti Ier, à Babel-Molouk, est à peu près perdue, et c'est à peine si nous réussissons à obtenir que le mal ne devienne pas plus grand encore. 
Je ne sais si M. Ampère, qui visitait l'Égypte en l844, n'a pas dépassé la mesure dans ces lignes que j'extrais de son journal de voyage. Mais je ne les transcris pas moins pour montrer à quels jugements s'exposent ceux qui, innocemment peut-être, gravent leur nom sur les monuments : "La première chose qui frappe en approchant du monument (la Colonne de Pompée), ce sont des noms propres tracés en caractères gigantesques par des voyageurs qui sont venus graver insolemment la mémoire de leur obscurité sur la colonne des siècles. Rien de plus niais que cette manie renouvelée des Grecs qui flétrit les monuments quand elle ne les dégrade pas. Souvent il a fallu des heures de patience pour tracer sur le granit ces majuscules qui le déshonorent. Comment peut-on se donner tant de peine pour apprendre à l'univers qu'un homme parfaitement inconnu a visité un monument, et que cet homme inconnu l'a mutilé ?" Je recommande la lecture de ces lignes au jeune voyageur américain qui, en 1870, a visité les ruines de la Haute-Égypte, un pot de goudron à la main, et a laissé sur tous les temples les traces indélébiles de son passage."


extrait de Itinéraire de la Haute-Égypte : Comprenant une description des monuments antiques des rives du Nil entre le Caire et la première cataracte, 1872, par Auguste Mariette-Bey

vendredi 13 décembre 2019

"Ce qu'un temple égyptien offre de plus remarquable, c'est souvent ce qu'on n'y voit pas" (Auguste Mariette)

photo d'Antonio Beato (né vers 1825, mort en 1906)

"Pour goûter les monuments égyptiens dans ce qu'ils ont de vraiment bon, il faut une étude préalable et comme une sorte d'initiation. Quand Champollion n'avait pas encore retrouvé la clef si longtemps perdue des hiéroglyphes, on pouvait étudier un monument égyptien comme on étudie un monument grec et ne lui rien demander au-delà de ce que nous révèle sa forme extérieure. Mais les textes parfaitement lisibles qui sont aujourd'hui sous nos yeux, déplacent la question. L'art est rejeté au second plan, et ce que l'on demande à un monument égyptien, c'est avant tout ce qu'il signifie dans ses rapports avec l'histoire, avec la philosophie, avec la religion du pays. 
Sans doute le voyageur qui vient en Égypte pour rencontrer des impressions d'artiste ne perdra pas son temps : la transparence du ciel est infinie ; à certaines heures du jour, le paysage est d'une ravissante délicatesse de lignes et de tons ; les ruines des temples produisent d'incomparables effets comme aspect pittoresque et grandiose. Mais le visiteur qui se contente d'admirer les monuments à ce point de vue, ne profite qu'à demi de son voyage, ou plutôt il ne lui a pas fait rendre tout ce qu'il peut donner. 
Il y a, en effet, dans les monuments égyptiens, autre chose que la forme. Ce qu'un temple égyptien offre de plus remarquable, c'est souvent ce qu'on n'y voit pas. Il peut séduire plus ou moins par l'harmonie de ses lignes et la grandeur de ses proportions, mais on ne le connaîtra vraiment et on ne l'appréciera que si l'on réussit à saisir l'idée commune qui donne la vie à tout ce vaste ensemble. 
On ne peut donc pas étudier un monument égyptien comme on étudie un monument grec. Entre tous ses dons précieux, la Grèce a celui de s'ouvrir sans effort devant le voyageur et de se laisser saisir sans préparation. Au pied du Panthéon, en face de la Vénus de Milo, l'admiration s'impose, si peu doué qu'on soit. On peut aller en Grèce sans un livre. On emporte toujours avec soi, cachée dans quelque repli de l'âme, une source qui ne demande qu'à jaillir : devant ces chefs-d'œuvre que l'humanité n'a produits qu'une fois et que peut-être elle n'est plus capable de produire encore, l'émotion nait d'elle-même. Mais il n'en est pas tout-à-fait ainsi pour l'Égypte. La Grèce a trouvé le beau absolu ; comme tous les arts conventionnels, l'art égyptien n'est beau que relativement à lui-même. Mais en supposant même qu'il égale en perfection l'art grec, il y a toujours quelque chose de plus à demander aux monuments qu'il a produits. Pour jouir tout-à-fait d'un voyage dans la Haute-Égypte, il faut une préparation."

 
extrait de Voyage dans la Haute-Égypte : compris entre le Caire et la première Cataracte : explication de quatre-vingt-trois vues photographiées d'après les monuments antiques, 1878, par Auguste Mariette
(1821-1881), créateur du service des antiquités de l’Égypte et du musée de Boulaq

vendredi 19 juillet 2019

Le Sérapéum de Saqqarah, par Auguste Mariette et Jacques Vandier

photo Marie Grillot
“La découverte du Sérapéum de Memphis, due à Auguste Mariette, peut être considérée comme un des grands moments de l'archéologie égyptienne au XIXe siècle. Comme si souvent, ce fut un pur hasard qui fut à l'origine de la trouvaille. Mariette, qui avait été chargé, au Louvre, d'une humble besogne matérielle, avait obtenu, grâce à l'appui de Charles Lenormant et de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, une mission dont l'objet était de réunir une collection de manuscrits coptes, éthiopiens ou syriaques. Il débarqua à Alexandrie le 2 octobre 1850, éprouvant une des joies les plus vives de son existence, celle à laquelle il avait rêvé depuis des années.
S'étant heurté, dès son arrivée, à de graves difficultés, il ne put consacrer les premières semaines de son séjour à l'objet de sa mission, et employa le temps libre que lui accordaient les circonstances à la visite du Caire et de ses environs. Le 27 octobre, il se rendit à Saqqara et “aperçut par hasard une tête humaine en calcaire qui saillait du sable et dont le type lui rappela celui des sphinx qu'il avait admirés aux jardins Zizinia et chez ses amis du Caire”.
Cette tête évoqua immédiatement dans son esprit un texte de Strabon (XVII) : “On trouve de plus (à Memphis) un temple de Sérapis dans un endroit tellement sablonneux que les vents y amoncellent des amas de sable sous lesquels nous vîmes les sphinx enterrés, les uns à moitié, les autres jusqu’à la tête, d'où l'on peut conjecturer que la route vers ce temple ne serait pas sans danger, si l'on était surpris par un coup de vent.” Par une intuition géniale, Mariette comprit qu'il se trouvait, ce jour-là, au-dessus de l'avenue qui conduisait au Sérapéum de Memphis.
Quelques jours plus tard, le 1er novembre 1850, il commençait à déblayer, avec trente ouvriers, le secteur qu'il avait remarqué. (...) En quelques semaines, Mariette mit au jour l'allée des sphinx de Nectanébo 1er, quelques tombes d'Ancien Empire, dans lesquelles se trouvaient de belles statues et, parmi elles, le scribe accroupi du Louvre, un aréopage de poètes et de philosophes grecs, et, enfin, un sanctuaire élevé par Nectanébo 1er en l'honneur d'Apis. (...)
Ce ne fut que le 12 novembre 1851, un an et douze jours après le premier coup de pioche, que Mariette pénétra dans le Sérapéum : “Comme étendue, la tombe d'Apis a dépassé toutes nos espérances, C'est un ample souterrain, avec ses chambres, ses galeries, ses couloirs. Évidemment, les Apis avaient, dans la nécropole de Memphis, une sépulture commune, et, comme je l'avais pensé quelquefois, des caveaux isolés, creusés séparément et enfermés dans l'enceinte du Sérapéum. Quand un Apis mourait à Memphis, on prolongeait d'une chambre le souterrain, et de génération en génération, la tombe du dieu s'allongeait, à mesure que les momies qu'on y déposait devenaient plus nombreuses... La tombe se compose d'une longue galerie principale, taillée en voûte, sur laquelle se greffent à angle droit des galeries plus petites, venues d'autre part... : ses galeries mises bout à bout, sans compter, bien entendu, les chambres latérales, ont environ 230 mètres de développement.” Ainsi furent trouvées, en fait dans deux souterrains différents, les sépultures des Apis, s'échelonnant de la XVIIIe Dynastie à l'époque ptolémaïque.
Il eût été trop beau que les documents qui furent mis au jour, eussent été si méthodiquement classés qu'on eût retrouvé, sans hiatus, la série complète des Apis. Si regrettable qu'ait été l'absence d'un tel état de choses, les découvertes de Mariette n'en ont pas moins été miraculeuses par l'éblouissante moisson d'objets qu'elles nous ont apportée et qui a enrichi nos connaissances historiques, archéologiques et artistiques.”
(extrait de “La Découverte du Sérapéum et les funérailles de l'Apis d'après certaines stèles du Sérapéum”, compte rendu par Jacques Vandier de l’ouvrage de Jean Vercoutter, “Textes biographiques du Sérapéum de Memphis. Contribution à l'étude des stèles votives du Sérapéum”, in “Journal des Savants” Année 1964 - 2)

jeudi 18 juillet 2019

Le temple de Dendérah, par Auguste Mariette

photo de Zangaki

“Le temple de Dendérah a pour lui son excellente conservation et l’abondance des matériaux qu’il nous met entre les mains. Accessible comme il l’est aujourd’hui jusque dans la dernière de ses chambres, il semble se présenter au visiteur comme un livre qu’il n’a qu’à ouvrir et à consulter. Mais le temple de Dendérah est, en somme, un monument terriblement complexe. Quand on ne l’a pas vu, on ne peut, en effet, se faire une idée de l’extraordinaire profusion de légendes, de figures, de tableaux, d’ornements, de symboles, dont il est couvert et sous lesquels ses murailles disparaissent littéralement. (...)
La nature même de la décoration du temple et son point de départ sont un autre écueil. À première vue, on serait tenté de croire qu’on a déployé sur les parois du temple les nombreux sujets de décoration qu’on y voit dans le but de démontrer et de conserver les formules de doctrines dont le temple est la consécration. Mais on risquerait de faire fausse route si on suivait trop à la lettre cette définition. L’esprit de la décoration est tout autre. On peut se représenter la décoration du temple de Dendérah comme composée d’une suite presque innombrable de tableaux mis à côté les uns des autres, et représentant uniformément le roi fondateur devant Hathor ou un de ses parèdres. Or, chacun de ces tableaux est un logis donné à l’âme de la divinité dont l’image y est sculptée ; l’âme de la divinité hante et fréquente le tableau ; elle s’y tient et s’y trouve toujours présente. Hathor habite ainsi réellement le temple bâti à son intention, ou, pour mieux dire, les Tentyrites croyaient à la présence réelle de la déesse dans le temple qu’ils lui avaient élevé. (...)
Il n’y a pas de temple qui soit mieux conservé que le temple de Dendérah. Les parois, les colonnes, les plafonds, tout y est en place comme au plus beau temps de l’édifice. De tous les temples de l’Égypte, le temple de Dendérah est celui qui se présente comme le spécimen le plus achevé et le plus intact de l’architecture égyptienne. Les seules traces de dévastation qu’on y rencontre se trouvent sur les terrasses où la moitié de deux des colonnes du petit temple hypèthre a disparu, et où quatre ou cinq pierres ont été détachées de la corniche du mur méridional. Il faut, malheureusement, compter aussi parmi les mutilations subies par le temple, le trou béant qu’a laissé dans le plafond de l’une des chambres, l’enlèvement brutalement et maladroitement exécuté du zodiaque circulaire, maintenant à Paris.”
(extrait de “Dendérah: description générale du grand temple de cette ville”, Volume 1, 1875)


illustration : photo Zangaki

mercredi 17 juillet 2019

"Deir­ el­-Bahari a été construit sur un plan bizarre qui ne rappelle, même de loin, aucun des autres temples de l'Égypte" (Auguste Mariette)

photo Marie Grillot
 “Le temple de Deir­el­Bahari occupe le fond du cirque dont l'Assassif est le centre. Il est adossé à une montagne à pic, dont le versant opposé aboutit à la vallée que nous connaîtrons bientôt sous le nom de Bab­el­Molouk.
L'origine du temple n'est pas douteuse. Deir­el­Bahari est élevé à la gloire de la reine Hatasou, comme Médinet­Abou est élevé à la gloire de Ramsès III. Le lieu choisi pour l'érection de ces temples commémoratifs tient à des motifs religieux propres à l'Égypte, sur lesquels nous ne revenons pas.
Les murs de Deir­el­Bahari sont couverts de cartouches divers qui, à première vue, établissent une certaine confusion dans l'esprit du visiteur. C'est que, en effet, Hatasou a successivement pris plusieurs noms selon qu'elle fut associée au trône du vivant de ses deux frères Thoutmès II et Thoutmès III, selon qu'elle fut régente au nom du dernier d'entre eux ou qu'elle régna en son propre nom. La science n'a pas, nous le pensons, encore dit son dernier mot sur ces différents noms, et peut­-être la solution du problème se trouve-­t­-elle dans les inscriptions nouvellement déblayées et encore peu connues du temple de Deir­el­Bahari.
Deir­el­Bahari a été construit sur un plan bizarre qui ne rappelle, même de loin, aucun des autres temples de l'Égypte. Une longue allée de sphinx, détruite de fond en comble, deux obélisques dont les bases seules sont encore visibles, le précédaient. À partir de là, le temple montait par cours successivement étagées vers la montagne, le passage d'une cour à l'autre se faisant au moyen de rampes inclinées.
Le temple de Deir­el­Bahari est bâti en beau calcaire blanc et l'on s'étonnerait qu'un seul pan de mur en soit encore debout, si l'on ne remarquait que l'Assassif, par l'abondance des ressources qu'il offre et sa proximité de la plaine, présentait aux exploiteurs des facilités que leur refusait Deir­el­Bahari.”
 

(extrait de Itinéraires de la Haute­-Égypte : comprenant une description des monuments antiques des rives du Nil entre le Caire et la première cataracte, 1880)


vendredi 14 décembre 2018

"Celui qui a le plus fait pour la connaissance de l'ancienne Égypte, c'est Mariette" (guide anonyme du XIXe s.)

Mariette, assis sur le mur d'un mastaba, dans la plaine de Saqqarah
Paris, Bibliothèque de l'Institut de France
© Institut de France . J.-L. Charmet
"Jusqu'à Champollion, on ne connaissait que très imparfaitement l'histoire de l'Égypte ancienne. Nous ne possédions que les récits consignés par Hérodote (dans son deuxième livre surtout), les descriptions très exactes de Strabon, les pages suspectes de Diodore de Sicile ; quelques notes de Pline, une page de Josèphe l'historien des Juifs, un précieux écrit faussement attribué à Plutarque et intitulé sur Isis et Osiris, et enfin la fameuse liste du prêtre égyptien Manéthon, qui vivait sous les premiers Ptolémées et avait composé une histoire royale. Malheureusement nous n'en avons que la table, donnant la suite des rois, au nombre de 330, répartis en XXXI dynasties dont XXVI sont nationales.
L'Égypte d'ailleurs était couverte de monuments qui étaient comme autant de pages de l'histoire religieuse et politique de ce pays, mais ils portaient des caractères dont le sens avait toujours été dérobé à la connaissance des étrangers, même pendant les temps anciens, et dont les modernes n'avaient jamais eu la clef. 

Champollion parut et ce fut le fiat lux de l'histoire d'Égypte. Il parvint, à l'aide de la connaissance approfondie de la langue copte et de l'inscription ptolémaïque de Rosette (inscription bilingue, c'est-à-dire offrant la traduction grecque d'un texte égyptien placé en regard), à poser les lois générales du déchiffrement des trois écritures employées à l'époque pharaonique : hyéroglyphique, hiératique et démotique. 
La voie ouverte par le gémie de Champollion, mort en 1832, à l'âge de quarante ans, fut suivie par de nombreux disciples. La France compte avec orgueil, et au premier rang, dans une science créée par un Français : les de Rougé, les Mariette, les Chabas, les Deveria ; l'Allemagne, les Brugsch et les Lepsius ; l'Angleterre, les Hincks, les Birch et les Wilkinson. Mais celui qui a le plus fait pour la connaissance de l'ancienne Égypte, c'est Mariette, qui, pendant dix-huit années, n'a cessé de fouiller le sol, de découvrir des hypogées, de déblayer des temples entiers, de faire sortir de terre l'histoire elle-même et de remplir les musées de Paris et du Caire de monuments dont le nombre atteint près de quarante mille aujourd'hui. On peut écrire maintenant l'histoire politique et religieuse des Pharaons, les textes abondent ; il y a tel règne dont on peut rédiger les annales comme celles de Louis XIV, et il n'est plus permis aux sceptiques les plus endurcis de conserver de doute sur l'interprétation de ces textes, car tous les égyptologues s'entendent sur le sens qu'ils présentent ; or qui dit savants dit émules et souvent rivaux : nous voyons donc avec sécurité les conquêtes de la science confiées à leur jalouse surveillance, et leur accord nous est une garantie de certitude."

Extrait de Guide pour une excursion dans l'Egypte ancienne et moderne et au canal de Suez, 1859 (aucun auteur mentionné)

lundi 22 octobre 2018

"Par son histoire plus encore que par la fertilité de son sol, l'Égypte a mérité de fixer les regards" (Auguste Mariette)

Philae, temple d'Isis, par Antonio Beato
 "L'histoire nous apprend que l'Égypte est bornée au Nord par la Méditerranée, au Sud par la cataracte d'Assouan. Mais l'histoire, en posant ces limites, ne tient aucun compte des indications fournies soit par la géographie, soit par l'étude comparée des races. 
Au nord-est du continent africain, de la mer à l'équateur, s'étend une zone immense de terrain formée par le même fleuve, par lui seul fertilisée. D'un autre côté, des races diverses qui peuplent les rives de ce fleuve, les unes sont incultes, sauvages, incapables de se gouverner elles-mêmes ; au contraire, en deçà du tropique, on rencontre une nation qui mérite l'admiration des hommes par sa gloire, par son industrie, par tous les éléments de civilisation qu'elle possède en son sein. L'histoire devrait donc dire que l'Égypte s'étend là où coule le Nil, et qu'ainsi l'Égypte a le droit de revendiquer comme son domaine toutes les terres qu'arrose ce fleuve célèbre, aussi loin qu'elles s'étendent vers le Sud.
L'Égypte est un pays privilégié entre tous. Son territoire nourrit une population docile, prompte au bien, facile à instruire, capable de progrès. La fertilité proverbiale de son sol, la douceur de son climat, écartent presque absolument d'elle le froid et la faim, deux fléaux qui, dans des pays moins favorisés, engendrent de véritables maladies sociales. 

Que dire du Nil ? Le Nil est le roi des fleuves. Chaque année, presqu'à jour fixe, grossi par les pluies torrentielles qui sont tombées dans certaines régions du Soudan, il sort de son lit, inonde les terres dont on lui facilite l'accès, et ne se retire qu'après y avoir déposé un limon bienfaisant. Autre part, l'inondation des fleuves est presque toujours un malheur public ; loin de traiter le Nil en ennemi qu'il faut sans cesse combattre, l'Égypte voit en lui un ami qui l'oblige, puisqu'avec la fécondité il lui apporte la richesse. 
Envisagée comme nation, l'Égypte ne mérite pas moins de fixer notre attention. Son rôle dans les affaires du monde a toujours été grand. À portée presque égale de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique, il ne s'est pour ainsi dire point passé un événement remarquable auquel, par la force des circonstances, elle ne se soit trouvée mêlée. C'est même là le côté saillant de son histoire. L'Égypte ne brille pas quelques instants, comme tant d'autres pays, pour s'éclipser ensuite dans une nuit plus ou moins profonde : elle a, au contraire, l'étrange fortune de maintenir son action à travers soixante-dix siècles, et, à presque toutes les époques de cette immense durée, on la trouve exerçant sur quelque point une notable influence. 
Dans l'antiquité pharaonique, c'est l'Égypte apparaissant à l'origine des temps comme l'aïeule de toutes les nations, c'est Chéops bâtissant, au moment où le reste de la terre n'a pas encore d'histoire, des monuments que l'art moderne ne surpasserait pas ; c'est Thoutmès, c'est Aménophis, c'est Ramsès, enchaînant à leur char toutes les races d'hommes alors connues ; sous les Grecs et les Romains, c'est l'Égypte régnant par les idées comme auparavant elle avait régné par les armes ; ce sont les sectes philosophiques d'Alexandrie conduisant, à un moment de crise suprême, le grand mouvement d'où est sorti le monde moderne ; au moyen âge, c'est l'art arabe créant au Caire ses inimitables merveilles ; ce sont les Croisades, c'est saint Louis prisonnier à Mansourah ; au commencement du siècle, c'est Bonaparte et son aventureuse mais brillante expédition ; enfin, de nos jours, c'est la dynastie de Méhémet-Ali, c'est la civilisation introduite sur les bords du Nil, c'est l'Égypte marchant à grands pas dans la voie du progrès et par là appelant sur elle l'attention du monde entier. 
Par son histoire plus encore que par la fertilité de son sol, l'Égypte a donc mérité de fixer les regards. Au rapport de Platon, quand Solon visita l'Égypte, les prêtres de Saïs lui dirent : "Ô Solon, Solon ! vous autres Grecs, vous êtes des enfants ; en Grèce il n'y a pas un vieillard !..." C'est pour avoir ouvert la voie où tant de peuples se sont avancés à sa suite que, déjà, il y a deux mille cinq cents ans, l'Égypte jouissait de la gloire qui la suivra à travers les âges."


extrait de Aperçu de l'histoire ancienne d'Égypte : pour l'intelligence des monuments exposés dans le temple du parc égyptien, par Auguste Mariette, 1867

jeudi 20 septembre 2018

"Ce qu’un temple égyptien offre de plus remarquable, c’est souvent ce qu'on n’y voit pas" (Auguste Mariette)

Philae, par David Roberts (1796 - 1864)
"Pour goûter les monuments égyptiens dans ce qu’ils ont de vraiment bon, il faut une étude préalable et comme une sorte d'initiation. Quand Champollion n’avait pas encore retrouvé la clef si longtemps perdue des hiéroglyphes, on pouvait étudier un monument égyptien comme on étudie un monument grec et ne lui rien demander au-delà de ce que nous révèle sa forme extérieure. Mais les textes parfaitement lisibles qui sont aujourd’hui sous nos yeux déplacent la question. L’art est rejeté au second plan, et ce que l'on demande à un monument égyptien, c’est avant tout ce qu’il signifie dans ses rapports avec l’histoire, avec la philosophie, avec la religion du pays. 
Sans doute le voyageur qui vient en Égypte pour rencontrer des impressions d’artiste ne perdra pas son temps : la transparence du ciel est infinie ; à certaines heures du jour, le paysage est d'une ravissante délicatesse de lignes et de tons ; les ruines des temples produisent d'incomparables effets comme aspect pittoresque et grandiose. Mais le visiteur qui se contente d’admirer les monuments à ce point de vue, ne profite qu’à demi de son voyage, ou plutôt il ne lui a pas fait rendre tout ce qu’il peut donner. Il y a, en effet, dans les monuments égyptiens, autre chose que la forme. Ce qu’un temple égyptien offre de plus remarquable, c’est souvent ce qu'on n’y voit pas. Il peut séduire plus ou moins par l’harmonie de ses lignes et la grandeur de ses proportions; mais on ne le connaîtra vraiment et on ne l’appréciera que si l'on réussit à saisir l’idée commune qui donne la vie à tout ce vaste ensemble. 
On ne peut donc pas étudier un monument égyptien comme on étudie un monument grec. Entre tous ses dons précieux, la Grèce a celui de s'ouvrir sans effort devant le voyageur et de se laisser saisir sans préparation. Au pied du Panthéon, en face de la Vénus de Milo, l’admiration s’impose, si peu doué qu'on soit. On peut aller en Grèce sans un livre. On emporte toujours avec soi, cachée dans quelque repli de l’âme, une source qui ne demande qu’à jaillir : devant ces chefs-d’œuvre que l’humanité n’a produits qu’une fois et que peut-être elle n’est plus capable de produire encore, l’émotion naît d’elle-même. Mais il n’en est pas tout-à-fait ainsi pour l’Égypte. La Grèce a trouvé le beau absolu ; comme tous les arts conventionnels, l’art égyptien n’est beau que relativement à lui-même. Mais en supposant même qu’il égale en perfection l’art grec, il y a toujours quelque chose de plus à demander aux monuments qu’il a produits."

extrait de Itinéraire de la Haute-Égypte : Comprenant une description des monuments antiques des rives du Nil entre le Caire et la première cataracte, 1872, par Auguste Mariette-Bey (1821-1881), créateur du service des antiquités de l’Égypte et du musée de Boulaq