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jeudi 20 février 2020

Portrait de Monsieur Bourette, "chef de caravane dans une grande agence de voyages", par Roland Dorgelès

Tourisme en Egypte, photo de G.M.Georcoulas - le Caire, 1912

"Ce Bourette est un personnage étonnant dont la seule vue me réconforte. On ne peut pas dire qu'il soit gai : il est né content. Il réussit ce tour de force de voyager à la fois pour son agrément et pour celui des autres.
Que pourrait faire Bourette, s’il n’était pas chef de caravane dans une grande agence de voyages ? Viticulteur, curé de campagne, marchand d’automobiles, impresario de cinéma ?  Avec son physique et son caractère, je ne vois pas pour lui d’autres débouchés. (Encore, pour ce qui est du curé de campagne, y aurait-il beaucoup à dire...) Mais dans la situation qu’il a choisie, il est incomparable. Il dort quand il veut, mange quand il peut, ne se trompe jamais dans les changes, stimule les porteurs à coups de souliers, connaît des raccourcis dans les bazars et des coins d’ombre dans le désert ; si le cuisinier ne vaut rien, il se met lui-même au fourneau et, quand tout son monde harassé s’endort dans les sleepings, on l’entend qui chante encore sur le quai, ayant immanquablement retrouvé des connaissances, le chef de gare, qu'il appelle "vieux frère", ou le patron du buffet, qu'il tutoie.
Au début, ses façons familières gênent bien un peu certains touristes collets montés, mais cela ne dure guère. Le premier jour ils s’offusquent, le lendemain ils s’étonnent, peu après ils sourient, et au bout de la semaine ils ne peuvent plus se passer de lui.
- Monsieur Bourette, je veux une couchette inférieure dans le sens de la marche... Monsieur Bourette, j’ai perdu mon ombrelle... Monsieur Bourette, je veux voir la danse du ventre.
On peut lui demander n'importe quoi : il ne s'étonne jamais. Les exigences les plus absurdes le laissent aussi serein.
- Oui, mon petit gars... Entendu ma bonne dame... C’est promis, monsieur André...
Et l’un a sa couchette, l’autre son ombrelle, le troisième ses almées.
- Je les soigne comme des petits chats, je les promène comme des gosses, explique-t-il en rigolant.
On sent que ce métier est fait pour lui. (...) Rompu aux marchandages orientaux, il tiendra tête aux Grecs, aux Juifs, aux Arméniens, et les Coptes eux-mêmes ne peuvent se vanter de l'avoir roulé. Mais à côté de cela il dépense ses livres à tort et à travers, offrant des tournées de gin fizz à des millionnaires et payant sans raison des boîtes d’écailles ou des tulles brodés à des Américaines qu’il ne reverra plus. Aime-t-il le pittoresque des vieilles races, les décors exotiques, les ruines, les musées ? Non, pas tellement. Il les juge même d'un point de vue assez particulier. (...) Ce qu'il aime, c'est sa vie errante, le changement continuel, l'aventure. Bourette n'est pas un voyageur : c'est le voyage même. (...)
(Ses pèlerins) sont gorgés de musées et de points de vue, écœurés de chefs-d’œuvre, dégoûtés du sublime. Ils marchent quand même, mais par amour-propre, pour que les autres ne chuchotent pas : "Parbleu, ils n’y comprennent rien" et aussi pour pouvoir, plus tard, raconter leurs souvenirs. Quelques acharnés tiennent bon, et on les voit qui fouinent dans les galeries de sarcophages, le nez dans leur Baedeker, comme s'ils craignaient d’être volés d’une momie. Pendant ce temps, les autres se sont éclipsés, comme des soldats qui veulent couper à l'exercice et, attablés au bar voisin, ils guettent la sortie. J’ai même connu des femmes qui jouaient les malades, pour rester à l'hôtel ou bien courir les magasins. 
- Ces petites rosses-là vont encore aller aux souks toutes seules et se faire refiler de la camelotte, grommelait Bourette qui n’était pas leur dupe. Sans blague, il faudrait les attacher...
Moi, j'éprouvais un cruel plaisir à les débaucher. Ainsi, un après-midi, ayant croisé, en sortant de l’hôtel, les deux jeunes femmes, dont la maigre, qui montaient en auto, je leur demandai hypocritement : 
- Où allez-vous, mesdames ?
- On nous conduit à El Azhar, m'apprit l'une sans grand enthousiasme. Vous connaissez ? C’est bien ? 
- Oh ! très intéressant. Superbe monument de l’époque des Fatimides. Des cheikhs y enseignent les sciences coraniques à des étudiants accourus des quatre coins de l'Islam, depuis le Maroc jusqu'aux Indes. Il faut voir cela...
Puis, sans transition, j'ajoutai :
- Figurez-vous que je viens de rencontrer Pearl White.
Tout de suite, elles s’intéressèrent.
- La vedette de cinéma ?
- Elle-même. En chair et en os. Elle achetait des cigarettes, en face des jardins de l'Ezbékyeh. Toujours jolie, vous savez. Les passants s'arrêtent pour la regarder.
Elles vacillaient déjà et se consultaient du regard : la star ou la mosquée ? Alors, je portai un grand coup :
- Le plus curieux, c’est qu’elle est en tenue de désert : petit feutre, faux col d'homme, la cravache sous le bras... et en culotte !
- En culotte ? s'exclamèrent-elles ensemble.
- Parfaitement. Et bottée !
Cette fois-ci, elles n'hésitèrent plus.
- Devant l'Ezbékyeh ! ordonnèrent-elles au chauffeur.
Et Bourette, ce jour-là, ne les a plus revues qu'au dîner."


extrait de La caravane sans chameaux, 1928, par Roland Dorgelès (Roland Lécavelé, dit Roland Dorgelès), 1885 ? - 1973, écrivain français, membre de l'Académie Goncourt

lundi 17 février 2020

À bord du "Champollion", avant de débarquer à Alexandrie, par Roland Dorgelès



"Je sais bien : des millions m'ont précédé, et des écrivains par centaines, parmi les plus grands. Mais est-ce que cela compte ? Leurs livres, je les ai oubliés. Les récits des touristes, je ne m'en soucie pas. Ce que je veux, c’est voir moi-même, avec mes yeux à moi. Tous les pays sont vierges, tant que je n’y ai pas mis le pied.
Cet après-midi, lorsque la côte a été en vue et que la ville m’est apparue, toute rose, au ras des vagues, j'étais plus agité sur le pont du Champollion, que le premier malouin qui aperçut Terre-Neuve, niché dans la mâture. Mes doigts devaient trembler sur la rambarde.
Repoussant les jumelles, pour mieux jouir de mon regard nu, je construisais fébrilement la ville, autour du gros phare noir et blanc.
On ne distinguait rien, d’abord, qu'un fourmillement doré de maisons, et la silhouette fumeuse des navires à l’ancre. Puis, lentement, les formes se précisaient ; de grands hangars, des dômes bulbeux, un palais qui doit être la douane, quelques palmiers réfugiés au haut d’un talus. Les bruits aussi se détachaient progressivement du brouhaha : sirènes, treuils déroulés, coups de marteaux sur la tôle des cargos. Le pilote, déjà grimpé sur la passerelle, vociférait des ordres dans son porte-voix et ceux du remorqueur lui répondaient avec des
hurlements. Cris sur le môle, cris sur les barques, cris déchirants dans le ciel et sur l’eau. Le murmure de l’Orient, c’est la clameur.
Je me laissais saouler par ce breuvage inconnu, quand le commandant m’a pris par le bras.
- Vous voyez, m’a-t-il dit, le doigt tendu : la colonne Pompée.
J'ai regardé. C'était, parmi les cheminées d’usines, une cheminée toute pareille, une cheminée inutile qui dresse à vingt-cinq mètres, un chapiteau qu’on ne regarde plus.
- Vous n’avez qu’à sauter dans le premier taxi venu. En cinq minutes vous y serez...
J’ai répondu oui, en remerciant, mais, sitôt débarqué, j'ai délibérément tourné le dos à la colonne et je suis parti à pied.
Non ! Je ne ferai pas de visites. Ni aux vivants, ni aux morts. Je sais qu'il faut visiter les catacombes de Kôm ech-Choukâfa, et les hypogées, et le musée gréco-romain : eh bien ! je n'irai pas. Tout de suite courir aux vestiges, aux ruines, aux stèles funéraires : ce pays est donc défunt ? J’aime mieux respirer le tumulte heureux de ces rues animées, me perdre dans le quartier indigène où les marchands ambulants promènent leurs pastèques, leurs cris chantants, leur eau fraîche dans les outres et leurs tintements de gobelets, revenir au large quai-promenade, le long de l’ancien port, pour sentir, dans l’odeur des algues, le parfum des jolies filles, qu’emportent les autos.
- Jadis, commence à dévider ma mémoire, sous Marc Antoine ou Vespasien, les courtisanes venaient sur la jetée inscrire leur...
Mais tais-toi donc ! Les Aphrodites d’à présent, on les rencontre à l’Excelsior ou au Pavillon Bleu. Je m’en moque de l’Heptastade et du Sérapeion ! Je ne viens pas ici cataloguer les ruines. Malheureusement, notre tête est ainsi fabriquée que certains mots déclenchent automatiquement des idées et qu’au seul nom d'Égypte, les Pharaons, le Nil, Cléopâtre, les momies, Osiris, Mariette, se mettent à tomber de l’esprit comme les marrons d’un arbre.
Ce ne sont pourtant pas les galères d’Octave qui menacent la ville, ce sont celles des Anglais, qui viennent d’entrer dans le port pour braquer leurs canons. Aux engins près, rien de changé. Mais Alexandrie, qui en a l’habitude, reste indifférente sous le danger. Elle bavarde, elle travaille, elle rit.
- Bah ! Ils ne bombarderont toujours pas le Caire, me disait philosophiquement un Égyptien, en fouettant son champagne.
Il y a toujours une reine dans un palais, toujours des chants dans les ruelles, toujours les mêmes bateaux plats sur le canal, avec des mâts si longs qu'ils semblent vouloir chercher le vent au fond du ciel. Non, rien de changé...
Je vais à l’aventure, je regarde, j'écoute, j'apprends."



extrait de La caravane sans chameaux, 1928, par Roland Dorgelès (Roland Lécavelé, dit Roland Dorgelès), 1885 ? - 1973, écrivain français, membre de l'Académie Goncourt

mercredi 9 octobre 2019

"Me voici au Caire. Éblouissement..." (Roland Dorgelès)

entrée du Mouski (le Caire) - auteur et date non identifiables

"Quelques heures de chemin de fer, à travers une campagne plate, aux villages de torchis, et me voici au Caire. Éblouissement...
Surtout, quand vous y arrivez, ne vous empressez pas de courir au Nil, ne vous faites pas conduire d'urgence aux Tombeaux des Califes, ne demandez pas, sitôt débarqués, le chemin des Pyramides : commencez par aller au Mouski. Perdez-vous dans ce grouillant quartier des bazars, ce dédale d’échoppes et de mosquées, de vieilles portes à stalactites et de pauvres écoles ; enfoncez-vous dans ces ruelles malpropres où les cochers arabes vous étourdissent de leurs cris et où les petits ânes vous bousculent ; tant pis, pataugez dans les immondices, supportez les mendiants accrochés à vos basques, et les gamins en loques, plus tenaces encore, oubliez votre fatigue et marchez-y des heures, du marché aux épices au bazar aux tapis, de la Porte des Barbiers à la mosquée Mouayad : ce qui reste d'Orient est là.
Confusion sans pareille de masures et de richesses, d'archaïsme et de nouveautés. Le policier en moto renverse le devin aveugle et la bédouine tatouée marchande des briquets. Une impasse fétide, puis, subitement, une cour de petit palais...
Que d’heureux moments j'ai passés dans ce Mouski, le matin surtout, en sortant d'El Azhar, à l'heure la plus animée, lorsque les toulbas de l'Université se mêlent aux touristes et qu’on ne peut plus avancer dans le Souk aux chrétiens. Je discutais, sans comprendre, avec les boutiquiers qui voulaient me vendre je ne sais quoi, j’allais de l'ombre au soleil, je humais l'odeur forte du cuir dans le bazar aux babouches, puis les parfums du marché aux épices, où l’on sert goutte à goutte des huiles d'Arabie. Chaque jour, un nouveau coin se révélait : une ruelle soudanaise, où des noirs vendent des noix de coco et de la gomme en sac ; l'antique porte de Metoualli, aux battants hérissés de clous, où les malades viennent suspendre des dents, des touffes de cheveux ou des lambeaux de vêtements ; j'y serais revenu des mois, que je n'aurais pas tout épuisé.
Dès qu’on a congédié ce drogman assommant qui vous mène où il veut, on est sûr de se perdre. Comment se guider, dans cette ville à secrets ? Partout des minarets, partout les mêmes fontaines, partout des étalages hétéroclites qu’on croit reconnaître et des commerçants accroupis qui se ressemblent tous, fumant les mêmes narghilés sur leur tapis de prière ou égrenant le chapelet devant leur tasse à café. Plus d’enseignes européennes : rien que des inscriptions arabes, des versets du Coran, aux traits mystérieux. Tous les produits du monde se rejoignent dans un fabuleux bric-à-brac, des harnachements de chameaux à côté d’arrosoirs, des bottes rouges et des plumeaux, de la toile cirée au mètre et des peaux de panthère, des mors à ânes et des bas de soie. La pire pacotille d’Europe se teinte d’orientalisme. Les badauds flânent, s’amusent, achètent, ne veulent plus partir. Chacun retrouve ses joies d'enfant, lorsque nous visitions, à Noël, les magasins remplis de jouets. 

Dans toutes les rues sans un trottoir où se garer, c'est le même encombrement d'autobus, de landaus démodés, d'ânons chargés de hottes, de charrettes campagnardes où des gosses trônent sur des sacs de maïs.
- Ouâ ! Riglak ! crient les arbadjis en faisant claquer leurs fouets. Prends garde, effendi ! Ton petit pied, ô jeune fille !
Et les taxis trompent, et les femmes apeurées piaillent, et les enfants glissent entre les attelages, courant après un enterrement copte, dont le corbillard insolite promène par la ville son mort sous une vitrine. Ayant reconnu, ce jour-là, deux dames de la caravane à Bourette (*) arrêtées devant la mosquée El Hossein, où elles contemplaient un groupe bariolé de Persans autour d’un fakir en haillons, je les saluai au passage :
- Curieux spectacle, n'est-ce pas ?
- Oh ! oui, s’exclama la plus maigre. Une vraie scène des Mille et une Nuits.
Je faillis lui rire au nez. Pauvre bête ! Encore une qui ne verrait jamais rien qu'à travers ses lectures et repartirait convaincue que les Orientaux sont tous derviches, chameliers ou muezzins. Quand j'ai coudoyé cette sorte de voyageurs, je ne peux plus rien admirer de la journée. Simplement par réaction, par une protestation irraisonnée de tout mon être, je ne vois plus rien que de banal et mon enthousiasme offensé rentre dans sa coquille. Mille et une Nuits ? Où ça ? Je descends du Vieux Caire où continuent les fouilles : ce n'est qu'un terrain vague. Comment même peut-on extraire de ces terrassements autre chose que des plâtras et des tessons de bouteille ? Je vais aux Tombeaux des Califes : un bourg abandonné. Pas une feuille, pas un brin d’herbe autour de ces demeures vides qui sont autant de mausolées. Et, aux coins de rue, des bouts de désert où des becs de gaz ont grandi… Je monte à Mohammed Ali : les Anglais en ont fait une caserne et, du Puits de Jacob, on entend leurs soldats en jupons qui jouent de la cornemuse. Est-ce ça, pour eux, les Mille et une Nuits ?


(*) un guide dont l'auteur dresse pas ailleurs un portrait riche en anecdotes

extrait de La caravane sans chameaux, 1928, par Roland Dorgelès (Roland Lécavelé, dit Roland Dorgelès), 1885 ? - 1973, écrivain français, membre de l'Académie Goncourt