Que pourrait faire Bourette, s’il n’était pas chef de caravane dans une grande agence de voyages ? Viticulteur, curé de campagne, marchand d’automobiles, impresario de cinéma ? Avec son physique et son caractère, je ne vois pas pour lui d’autres débouchés. (Encore, pour ce qui est du curé de campagne, y aurait-il beaucoup à dire...) Mais dans la situation qu’il a choisie, il est incomparable. Il dort quand il veut, mange quand il peut, ne se trompe jamais dans les changes, stimule les porteurs à coups de souliers, connaît des raccourcis dans les bazars et des coins d’ombre dans le désert ; si le cuisinier ne vaut rien, il se met lui-même au fourneau et, quand tout son monde harassé s’endort dans les sleepings, on l’entend qui chante encore sur le quai, ayant immanquablement retrouvé des connaissances, le chef de gare, qu'il appelle "vieux frère", ou le patron du buffet, qu'il tutoie.
Au début, ses façons familières gênent bien un peu certains touristes collets montés, mais cela ne dure guère. Le premier jour ils s’offusquent, le lendemain ils s’étonnent, peu après ils sourient, et au bout de la semaine ils ne peuvent plus se passer de lui.
- Monsieur Bourette, je veux une couchette inférieure dans le sens de la marche... Monsieur Bourette, j’ai perdu mon ombrelle... Monsieur Bourette, je veux voir la danse du ventre.
On peut lui demander n'importe quoi : il ne s'étonne jamais. Les exigences les plus absurdes le laissent aussi serein.
- Oui, mon petit gars... Entendu ma bonne dame... C’est promis, monsieur André...
Et l’un a sa couchette, l’autre son ombrelle, le troisième ses almées.
- Je les soigne comme des petits chats, je les promène comme des gosses, explique-t-il en rigolant.
On sent que ce métier est fait pour lui. (...) Rompu aux marchandages orientaux, il tiendra tête aux Grecs, aux Juifs, aux Arméniens, et les Coptes eux-mêmes ne peuvent se vanter de l'avoir roulé. Mais à côté de cela il dépense ses livres à tort et à travers, offrant des tournées de gin fizz à des millionnaires et payant sans raison des boîtes d’écailles ou des tulles brodés à des Américaines qu’il ne reverra plus. Aime-t-il le pittoresque des vieilles races, les décors exotiques, les ruines, les musées ? Non, pas tellement. Il les juge même d'un point de vue assez particulier. (...) Ce qu'il aime, c'est sa vie errante, le changement continuel, l'aventure. Bourette n'est pas un voyageur : c'est le voyage même. (...)
(Ses pèlerins) sont gorgés de musées et de points de vue, écœurés de chefs-d’œuvre, dégoûtés du sublime. Ils marchent quand même, mais par amour-propre, pour que les autres ne chuchotent pas : "Parbleu, ils n’y comprennent rien" et aussi pour pouvoir, plus tard, raconter leurs souvenirs. Quelques acharnés tiennent bon, et on les voit qui fouinent dans les galeries de sarcophages, le nez dans leur Baedeker, comme s'ils craignaient d’être volés d’une momie. Pendant ce temps, les autres se sont éclipsés, comme des soldats qui veulent couper à l'exercice et, attablés au bar voisin, ils guettent la sortie. J’ai même connu des femmes qui jouaient les malades, pour rester à l'hôtel ou bien courir les magasins.
- Ces petites rosses-là vont encore aller aux souks toutes seules et se faire refiler de la camelotte, grommelait Bourette qui n’était pas leur dupe. Sans blague, il faudrait les attacher...
Moi, j'éprouvais un cruel plaisir à les débaucher. Ainsi, un après-midi, ayant croisé, en sortant de l’hôtel, les deux jeunes femmes, dont la maigre, qui montaient en auto, je leur demandai hypocritement :
- Où allez-vous, mesdames ?
- On nous conduit à El Azhar, m'apprit l'une sans grand enthousiasme. Vous connaissez ? C’est bien ?
- Oh ! très intéressant. Superbe monument de l’époque des Fatimides. Des cheikhs y enseignent les sciences coraniques à des étudiants accourus des quatre coins de l'Islam, depuis le Maroc jusqu'aux Indes. Il faut voir cela...
Puis, sans transition, j'ajoutai :
- Figurez-vous que je viens de rencontrer Pearl White.
Tout de suite, elles s’intéressèrent.
- La vedette de cinéma ?
- Elle-même. En chair et en os. Elle achetait des cigarettes, en face des jardins de l'Ezbékyeh. Toujours jolie, vous savez. Les passants s'arrêtent pour la regarder.
Elles vacillaient déjà et se consultaient du regard : la star ou la mosquée ? Alors, je portai un grand coup :
- Le plus curieux, c’est qu’elle est en tenue de désert : petit feutre, faux col d'homme, la cravache sous le bras... et en culotte !
- En culotte ? s'exclamèrent-elles ensemble.
- Parfaitement. Et bottée !
Cette fois-ci, elles n'hésitèrent plus.
- Devant l'Ezbékyeh ! ordonnèrent-elles au chauffeur.
Et Bourette, ce jour-là, ne les a plus revues qu'au dîner."
extrait de La caravane sans chameaux, 1928, par Roland Dorgelès (Roland Lécavelé, dit Roland Dorgelès), 1885 ? - 1973, écrivain français, membre de l'Académie Goncourt
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