jeudi 31 octobre 2019

Le temple de Denderah, "la mieux conservée et la plus belle" des constructions de la Thébaïde (Sébastien-Louis Saulnier)

temple de Denderah, par Antonio Beato (vers 1825-1905)

"Denderah est un bourg arabe situé sur la rive occidentale du Nil, à cent quarante lieues du Kaire, et seulement à vingt de Thèbes. Les ruines de l'ancienne Tyntiris à laquelle il a évidemment emprunté son nom, n'en sont éloignées que d'une demi-lieue. Tyntiris était autrefois une des plus grandes villes de l'Égypte, et la capitale d'un de ses nomes ou provinces. Hérodote, Diodore, Strabon qui l'avaient visitée, en parlent tous les trois.
Le dernier fait même une mention particulière de la splendeur de ses temples. Celui qu'on désigne aujourd'hui sous le nom du Grand-Temple, était dédié à lsis, selon les auteurs de la Description de l'Égypte, et selon M. de St-Martin, à Nephté.

C'est une des plus vastes constructions de la Thébaïde ; et c'est incontestablement la mieux conservée et la plus belle.
Ce monument, depuis tant de siècles en possession d'exciter l'enthousiasme de ceux qui le visitent, forme un carré long,  construit avec des pierres de grès, tirées vraisemblablement des montagnes voisines. Sa façade a 152 pieds et quelques pouces de longueur. D'énormes colonnes, qui ont 21 pieds de circonférence, décorent son portique : elles sont au nombre de vingt-quatre, comme celles du temple de Latopolis. Les parois de ses murailles au dehors, comme dans l'intérieur, et les contours de ses colonnes sont couverts, dans toute leur hauteur, de scènes allégoriques ou religieuses, sculptées en relief, et d'une multitude innombrable de caractères hiéroglyphiques également sculptés, et destinés, selon toute apparence, à l'explication des scènes alentour desquelles ils sont disposés. 

L'imagination s'épouvante des sommes énormes et du temps qui ont été nécessaires pour achever ce somptueux édifice. Son aspect est si imposant, qu'il émeut jusqu'aux hommes les plus grossiers, et les plus étrangers aux arts. On raconte que, lorsqu'après une longue marche pendant laquelle elle avait été en proie à de cruelles privations, la division du général Desaix arriva le soir à Denderah, tous les soldats qui en faisaient partie, saisis d’un sentiment d'admiration à la vue du grand temple, battirent des mains à trois reprises.
C'est au plafond du portique que l'on trouve le grand zodiaque, ou plutôt ses débris car (...) il est très dégradé. Il paraît même qu'il a beaucoup souffert, depuis que MM. Jollois et Devilliers l'ont vu. Plusieurs parties qui sont représentées dans le dessin qu'ils en ont pris, sont aujourd'hui entièrement détruites. Encore un petit nombre d'années, et le temps aurait peut-être consommé la destruction de cette vieille page des annales de l'univers."


extrait de Notice sur le voyage de M. Lelorrain, en Égypte; et observations sur le Zodiaque circulaire de Denderah, par Sébastien-Louis Saulnier (1790-1835), auditeur au conseil d'État, commissaire général de police à Wesel, puis à Lyon, préfet de Tarn-et-Garonne, de l'Aude et de la Mayenne...
C'est lui qui chargea Claude Lelorrain de ramener le zodiaque de Denderah à Paris, qui fut acheminé d’Égypte en 1821, et ensuite vendu par Saulnier à Louis XVIII, pour la somme de 150 000 francs.

mercredi 30 octobre 2019

"Quelle sagesse il faut pour bien comprendre ce peuple et quel tact pour le diriger ! " (Gabriel Hanotaux, à propos de l'Égypte)

photo d'Hippolyte Arnoux (en activité vers 1860-1890)
"L'Égypte moderne pose, devant nous, des problèmes qui viennent de la nature, de la situation, des hommes, du mouvement de l'histoire, mais aussi de certaines conditions permanentes qui, elles, ne changent pas. Je les sens qui nous accompagnent, en quelque sorte, tandis que nous parcourons ces belles rues, que nous entrons dans les boutiques, que nous nous perdons dans les détours du bazar, que nous écoutons ce qui se dit, que nous lisons ce qui s’écrit. On sent que ce monde qui s’agite, que cette population qui se presse, que ces tranquilles citoyens assis au café et qui se parlent à l'oreille, ont, en eux, quelque chose qui ne s’apprend pas, qui vient de très loin dans les âges et qui se transmet des pères aux enfants dans une intangible hérédité. Quelle sagesse il faut pour bien comprendre ce peuple et quel tact pour le diriger ! 
Et voilà qu’on renforce ou qu’on déplace un de ces éléments mystérieux en rendant l’inondation du Nil de semestrielle, pérenne. Que produira ce changement ? - Jusqu'ici, les poussées alternatives donnaient, à elle-même, un aspect de précarité, de fragilité. Les fortunes se construisaient vite, se délabrant de même. On se confie au fils, dit un de nos interlocuteurs (et c’est encore une légende de l’ancienne Égypte). Mais le fils a manqué souvent à l'espoir qui se reportait sur lui. Le père devient, ainsi, orphelin. La vie trop dense, trop violente, se gave de richesse, et tombe de lassitude. Elle étoufferait de graisse si, à creuser sa tombe, elle ne trouvait le sol maigre qui, lui, ne s’use pas. Et voilà que tout, antiquité et progrès, lassitude et ardeur à vivre pèse, à la fois, sur le présent. Quelle complexité !
Le fond des pensées, naturellement, nous échappe ; ici, plus que nulle part ailleurs, insaisissable, précisément parce qu’un immense passé mal connu s’y attarde. Le sphinx reste l’emblème. Peuple aux démarches souples et insinuantes ! On voit le pli du roseau sans deviner le sens du courant."

extrait de Regards sur l'Égypte et la Palestine, par Gabriel Hanotaux (1853-1944), de l'Académie française, diplomate, historien et homme politique français.

L'Égypte, "berceau des arts et des sciences, qui y fleurissaient déjà, lorsque le reste de la terre était encore enseveli dans les ténèbres de l'ignorance" (Richard Pococke)

Carte de l'Égypte ancienne et moderne dressée sur celle du père Claude Sicard (1677-1726) par le Sr Robert de Vaugondy (1688-1766)
"L'Égypte est de tous les pays du monde le plus célèbre dans l'histoire ancienne, l’un de ceux qui fut le premier peuplé et policé. Personne n'ignore qu'Hérodote en a fait la description. Ce fut en quelque sorte le berceau des arts et des sciences, qui y fleurissaient déjà, lorsque le reste de la terre était encore enseveli dans les ténèbres de l'ignorance. Ce fut là que les Grecs puisèrent les connaissances qui les ont rendus si illustres. Ils y prirent leurs lois, leur religion, une grande partie de leur mythologie, et de leurs coutumes. Elle a fourni des conquérants fameux, qui ont subjugué une partie du monde. De à sont sortis Hercule, et nombre de rois, quiu se sont rendus célèbres par leurs exploits, leurs ouvrages et leurs inventions.
Ses habitants, cherchant à reculer l'époque de leur origine, se disaient sortis du limon du Nil, et se vantaient d'être le premier peuple de la terre.
Ce pays extraordinaire, dont tant d'histoires nous donnent une idée magnifique, et que les Arabes nomment le lieu
par excellence, n’est cependant qu'une vallée étroite, dont le Nil, fleuve aussi renommé, occupe le fond et qui de droite et de gauche n’a, surtout aujourd’hui, que de vastes solitudes.
L’Égypte n’a que peu de largeur, mais sa longueur est considérable : elle s'étend l'espace d'environ 250 lieues, depuis les royaumes de Fungi et de Dongola, dans la Nubie, qui la borne du côté du midi, jusqu'à la Méditerranée qui la baigne au nord. Elle se rétrécit en remontant vers le Caire, et depuis cette ville jusqu'à l'Éthiopie, elle est resserrée entre deux chaînes de montagnes, séparées par une plaine, d'une journée de traverse, excepté vers le Saïdé, où sa largeur est quelquefois d'environ deux ou trois journées."



extrait de Voyages de Pockocke (*), 1772, par Richard Pococke (1704-1765), membre de la Société royale et de celle des Antiquités de Londres, anthropologue, égyptologue et grand voyageur anglais.
Traduction de l'anglais par M. Eydous.
(*) ou Pococke

Les pyramides "affirment l'espoir, mais seulement l'espoir de l'éternité" (Gabriel Hanotaux)

photo attribuée à Lekegian (circa 1875).
Les premières utilisations de la colorisation photographique datent du milieu du XIXe s.

"3 mars.  Réveil, le matin, dans une brume légère, délicate, transparente, qui enveloppe, éclaire, tamise et fait valoir tout.
Sur le balcon : Stupeur !... Les Pyramides. Elles sont là, - un peu là, - sur l'autre rive du Nil, suspendues dans cette brume radieuse ; les trois triangles dessinent géométriquement leur repos immuable. Se sont-elles donc rangées ici, depuis je ne sais combien de siècles, pour servir de sujets de "cartes postales" aux hôtels fastueux et aux touristes futiles ?
Le Nil leur arrange un premier plan de lumière, sur lequel de longues voiles de dahabiehs, comme de puissants oiseaux aquatiques, traînent leur ombre flottante. (...)
Les trois grandes Pyramides, sans parler des petites, font comme un troupeau, affirmant le parti pris de la civilisation mystérieuse. Mais nous ne voyons que "Chéops". Sa masse ne permet ni de regarder ni de respirer ailleurs. L’impression, c'est la mort, la mort démesurée. Telle est bien la volonté indéniable de ces anciens bâtisseurs. Terre morte, visage mort, passé mort, mort en terre, mort dans le ciel, mort à fond ; et, le tout, à force d'être mort, immortel. Et sans tarder, d'instinct, par un élan extraordinaire de la pensée on se reporte au plus extrême éloignement des souvenirs humains pour avoir quelque idée de ce qui s'était passé auparavant et qui avait permis aux rois de la IIIe dynastie, héritiers ultimes, d'élever, 3 ou 4 000 ans avant Jésus-Christ, un monument aussi parfait, d'une science aussi impeccable et, surtout, d'une conception philosophique aussi surprenante.
S'il n’y a pas une erreur de calcul d'un dix-millième dans l'égalité des mesures de chacun des côtés d’un carré de 233 mètres ; s'il en est de même pour le calcul du nivellement, bien qu'un accident de terrain, à la place même de la construction, ait rendu impossible la mesure directe d’un point à un autre ; si l'orientation de cette aiguille, qui marque le pas du soleil sur le sable, est impeccable ; s'il n’y a rien à relever dans l'équation et l'épure de l'immense bloc mathématique ; si l’on ne trouve pas une fissure où glisser un cheveu dans le jointement de ces lits de pierres qui pèsent en moyenne, chacune, deux tonnes et demie, à tel point que le colossal édifice a pu être assimilé à un "chef-d'œuvre d’orfèvrerie" ; s’il en est ainsi et que la science comme l’art soient sans défaut, il faut bien admettre qu'une préparation antérieure de milliers et de milliers d'années a, seule, permis à ces manieurs de pierres et de peuples de réaliser un si absolu prodige. Et il n’est pas isolé ! L'Égypte entière est pavée de chefs-d'œuvre. (...)
Tel est le problème auquel aboutit cet entassement de choses d'une si haute perfection géométrique et mécanique. Dans sa rigidité, elles affirment l'espoir, mais seulement l'espoir de l'éternité. C'est un premier pas, non le triomphe."

extrait de Regards sur l'Égypte et la Palestine, par Gabriel Hanotaux (1853-1944), de l'Académie française, diplomate, historien et homme politique français.

dimanche 27 octobre 2019

"Qui n'a pas vu les Pyramides n'a pas vu l'Égypte" (Constantin James, Victor Audhoui)

par George E. Raum, 1896

"Qui n'a pas vu les Pyramides n'a pas vu l'Égypte. Aussi nous proposions-nous de ne pas quitter le Caire sans avoir visité celles de Giseh, qui sont les plus proches et les mieux conservées de toutes celles que nous apercevions à l'horizon, lorsque nous apprîmes, dans la matinée du 24, que le soir même elles seraient illuminées aux feux de Bengale en l'honneur de l'empereur d'Autriche. Nous fîmes donc de suite nos préparatifs de départ.
Dès midi, une calèche nous conduisait au Vieux-Caire en moins d'une heure. Là, nous la quittions pour passer le Nil sur une barque. Le fleuve en cet endroit est magnifique, sa largeur étant au moins six fois celle de la Seine à Paris. Parvenus sur l'autre rive, au village de Giseh, nous y trouvâmes les ânes que nous avions commandés d'avance. À peine fûmes-nous en selle qu'ils partirent comme un trait dans la direction des Pyramides.
C'est que les ânes d'Orient, au lieu d'être des animaux paresseux et lâches, sont de fringants coursiers, pleins de feu et d'ardeur. Ils portent la tête haute, les oreilles droites et le regard fier, comme s'ils se souvenaient qu'Homère n'a pas dédaigné de comparer Ajax à un des leurs se retirant de la lice. Ils n'ont donc rien de commun avec leurs collègues d'occident ; pardon ! ils en ont la voix. Comme eux, ils sautent d'une gamme à l'autre avec une brusquerie désespérante, entrecoupant leurs modulations de reniflements gutturaux et de longs soupirs saccadés, avec force points d'orgues sur les notes basses. C'est le seul reproche qu'on puisse leur adresser, mais ce reproche ils le méritent pleinement.
À partir du Nil, la route représente une avenue plantée. Sur la droite de la plaine qu'elle traverse fut livrée la célèbre bataille, gagnée par Bonaparte, laquelle emprunta son nom aux monuments, "d'où quarante siècles contemplaient ses 
soldats". En effet, tout à côté se trouvent les Pyramides, que nous n'avions mis que deux heures à atteindre. 
Ces pyramides sont au nombre de trois, deux grandes appelées pyramides de Khéops et de Khéfren, et une moyenne appelée pyramide de Mycenius.
Vus de loin, ces monuments étonnent par leur masse ; vus de près, ils causent un sentiment voisin de la déception, et on est tenté de s'écrier : "Ce n'est que cela !" Représentez-vous, en effet, d'énormes blocs, en forme de meules, placés de champ les uns au-dessus des autres, comm
e les bûches d'un bûcher gigantesque. On a beau songer aux forces mécaniques prodigieuses qu'il a fallu pour extraire, charrier et élever à de pareilles hauteurs de semblables masses, - Pélion entassé sur Ossa - il est bien difficile d'y voir autre chose qu'un monceau de pierres disposées symétriquement. Du temps où un revêtement de chaux et de porphyre, dont il ne reste que des fragments, rendait leur surface brillante et polie, il devait en résulter des jeux de lumière d'un effet saisissant. Mais aujourd'hui que la pierre dénudée et raboteuse n'offre plus que des tons grisâtres et sans reflets, l'illusion fait place à la froide réalité.
Entre les blocs existent des écartements par la dégradation de leurs bords. Ce sont ces écartements que l'on utilise, comme les marches d'un escalier, pour faire l'ascension des Pyramides. Il n'y a pas d'autres moyens d'accès.
La pyramide de Cheops, qui est la première que l'on aperçoit en arrivant, est la seule que l'on gravisse. La montée du reste en est plus fatigante que difficile, le seul obstacle consistant dans l'épaisseur des blocs, qu'on ne peut franchir d'une enjambée. Il faut qu'un guide vous hisse par les bras, tandis qu'un autre vous pousse en arrière, ce qui, pour une personne, implique au moins l'assistance de deux conducteurs. On parvient ainsi en une demi-heure, moitié rampant sur le ventre et les mains, et moitié se tenant debout, au sommet du colosse, dont la hauteur dépasse de 30 mètres celle du clocher de la cathédrale de Strasbourg. Là se trouve une plate forme d'où l'oeil embrasse un spectacle admirable.
Ce spectacle, je ne pus en jouir, car, à peine eus-je escaladé les premiers gradins, j'éprouvai un tel vertige que je dus redescendre D'autres, en grand nombre, furent plus heureux que moi. L'empereur d'Autriche surtout se fit remarquer entre tous par son agilité et sa prestesse.
On a beaucoup disserté 
sur la destination originale des Pyramides, aussi bien que sur leur ancienneté. Il est parfaitement démontré aujourd'hui qu'elles ne sont autres que des constructions tumulaires et qu'elles remontent aux premières dynasties des pharaons. (...)
La journée se termina, comme on l'avait annoncé, par l'illumination de la pyramide de Chéops. À un signal donné, sa surface s'embrasa, simulant un immense incendie dont le rayonnement répandit jusqu'au Caire une lumière éblouissante.
Le Sphynx surtout était admirable ; ses yeux, où l'on avait disposé deux piles de Bunsen, lançaient de flamboyants éclairs, comme l'antique dragon du jardin des Hespérides. À ce spectacle, si merveilleusement réussi, nous éclatâmes en applaudissements. Qui sait même si les Pharaons n'en tressaillirent pas du fond des Pyramides qui leur servent de tombeau ? Mais non ; aujourd'hui ces tombeaux sont vides. Les corps des trois souverains qui y reposaient ont même subi les destinées les plus étranges. Deux furent vendus au moyen âge à des marchands vénitiens qui faisaient le commerce de la poudre de momie, alors fort usitée en médecine, et le troisième fut donné en 1837, par le colonel Wyse, au Museum de Londres.
Pauvres monarques ! Était-ce bien la peine de faire tant de sacrifices d'hommes et d'argent pour conserver votre dépouille mortelle, puisqu'elle devait, pour deux d'entre vous, être débitée en pilules, et, pour le troisième, figurer derrière une vitrine, à côté d'objets empaillés ?"


Extrait de Guide pratique aux eaux minérales, aux bains de mer et aux stations hivernales, augmenté d'un Traité d'hydrothérapie. [Voyage de Montaigne aux eaux minérales. L'Égypte. Du Passage de la Mer Rouge par les Hébreux.] par le Dr Constantin James (1813-1888), membre de plusieurs académies et sociétés savantes, et le Dr Victor Audhoui (1841-1923), médecin de l'hôpital de la Pitié et des Eaux de Vichy, médecin du ministère des Affaires étrangères

samedi 26 octobre 2019

"Il est difficile de peindre l'effet (que les pyramides) causèrent sur nous" (Marie-Dominique de Binos)


par William James Müller (1812 - 1845)
Du Caire, le 27 août 1777
"Il était réservé au Royaume d'Égypte d'être à jamais le spectacle de la bonté du Tout-puissant. Les prodiges que l'historien sacré raconte y avoir été opérés, les influences périodiques d'un fleuve bienfaisant, les riches productions et la sagesse de ses lois suffisaient, sans doute, pour lui attirer les louanges de la Renommée ; mais comme si tant de bienfaits ne tenaient pas du merveilleux, les anciens qui ont été les premiers à en jouir ont cru devoir consacrer leur pouvoir et leur reconnaissance à des travaux extraordinaires, pour surpasser les merveilles de la nature. Ils construisirent des pyramides, que les uns ont prises pour des sépulcres des anciens Rois d'Égypte, que d'autres ont appelées montagnes de Pharaon, merveilles du monde, et que les Poètes prendraient pour des rochers entassés les uns sur les autres à une grande hauteur par les Titans qui voulaient escalader l'Olympe. J'étais déterminé à partir pour aller les voir avec la simple escorte d'un guide et le courage que donne la curiosité ; j'allais exécuter ce projet, lorsque j'appris que trois ou quatre Seigneurs français devaient aller à ces pyramides.
Je m'empressai de me joindre à leur société ; nous traversâmes le Nil pour aller reposer au village de Gifar dans la maison de campagne du Consul français ; nous continuâmes après minuit notre route, ayant les guides en avant ; trois heures de marche dans des plaines entr'ouvertes par les chaleurs nous conduisirent avant le jour au pied des pyramides. Le sable qui les entoure était pour nous un désagrément qui nous en faisait désirer l'approche, avec d'autant plus de raison que les ânes sur lesquels nous étions montés s'y enfonçaient presque jusqu'aux oreilles et avaient eux-mêmes besoin de secours pour se tirer d'embarras. Les guides qui les aidaient à se dégager profitaient de ce moment pour voler le cavalier. Je me rappelle que le mien, au lieu de secourir l'animal, s'occupait à fouiller dans la poche de mon habit, dans laquelle j'attrapai sa main.
Lorsque le jour montra les pyramides à découvert, notre premier coup d'œil se fixa sur elles. Il est difficile de peindre l'effet qu'elles causèrent sur nous ; nos sens en étaient si affectés que pendant plusieurs minutes le silence fut la seule expression de notre étonnement. Mais cette extatique situation fut suivie d'acclamations qui exaltaient la grandeur de ces masses énormes et l'immensité du travail. Les trois pyramides semblaient se disputer la préférence des regards par la ressemblance de leur forme, mais aucune ne nous ouvrait de porte pour y entrer, que la plus grande ; et on n'a pu encore deviner où [sortent] celles des deux autres. Toutes ont leurs quatre faces également brûlées et bâties de la même qualité de rochers. Parmi ceux qui ont mesuré leur hauteur, il y en a qui disent que la plus petite a trois cents pieds en carré, la seconde cinq cents, et la troisième six cents ; il n'y a de taillé que les angles des faces, et c'est à ces angles que sont les degrés pour y monter ; cependant, en gravissant les assises qui ont trois et quatre pieds d'élévation, je suis parvenu au sommet de la plus grande, avec moins de crainte et de peine que si j'eusse suivi directement les degrés des angles.
Elles sont éloignées d'environ vingt pas les unes des autres, et ont à leur dos un sphinx dont la tête s'élève à plus de 20 pieds au-dessus du sable ; le reste du corps, qu'on dit en avoir plus de cent de long, est enseveli dans les sables."


extrait de Voyage par l'Italie, en Égypte, au Mont-Liban et en Palestine ou Terre Sainte, tome 2, 1787, par M. l'abbé Marie-Dominique de Binos (1730 ?-1804), chanoine de la cathédrale de Comminges

"Ces antiquités célèbres, qui attirent tant de voyageurs dans la Haute-Égypte" (par Edmond Combes)

photo de Félix Bonfils (1831-1885)
 "Le vent s'étant apaisé, notre cange, traînée par les matelots, put enfin s'éloigner de Minyeh. L'équipage était plein d'ardeur, et malgré le courant, nous avancions avec assez de rapidité. Cependant, la brise favorable ne tarda pas à s'élever ; aussitôt , les haleurs s'élancèrent dans le bateau, les voiles furent déployées, et après quelques heures de navigation, nous découvrîmes les premiers vestiges de ces antiquités célèbres, qui attirent tant de voyageurs dans la Haute-Égypte. Sur le flanc des montagnes qui bordaient toujours la rive droite du fleuve, nous aperçûmes plusieurs excavations en forme de niches ; j'aurais vivement désiré que M. Saint-André me permît de les visiter, mais je n'eus pas l'indiscrétion de réclamer cette faveur ; le vent continuait à souffler, et bientôt nous les perdîmes de vue. 
Je voulus interroger les gens de l'équipage au sujet de ces grottes, qui n'étaient sans doute autre chose que les tombeaux de Béni-Hassan, mais personne ne put me fournir le moindre éclaircissement, et je n'eus pas de peine à me convaincre qu'en fait d'antiquités les habitants du pays étaient les plus mauvais cicérones qu'on pût choisir. Comme j'avais la naïveté de reprocher à notre reïs son ignorance sur des matières si intéressantes : "Que voulez-vous ? me répondit-il, nous sommes incapables de tirer aucun parti de ces vieilles pierres, et j'avoue que je ne comprends pas trop l'attrait qu'elles ont pour vous. Un grand nombre de mes compatriotes sont persuadés qu'elles renferment des trésors et que vous possédez seuls le secret de les en retirer. Je me vois obligé de pencher pour cette opinion, car il m'est impossible d'expliquer différemment cet empressement à venir fouiller des ruines." 
Quels renseignements pouvais-je espérer d'un pareil homme ? Cependant, ce reïs, né à Luxor, passait sa vie sur le Nil, voguant avec indifférence entre les débris imposants qui jonchent les deux rives du fleuve, et, plus d'une fois, il avait porté sur sa barque d'illustres voyageurs passionnés pour ces vieilles pierres, objet de son dédain. 
De distance en distance, et toujours sur la même rive, nous découvrions de nouvelles excavations, qui paraissaient fraîchement déblayées ; on eût dit que le vent venait de les mettre à nu, en chassant les épaisses couches de poussière qui recouvrent ces montagnes blanchâtres brûlées par le soleil. 
À la vue de ces restes antiques à moitié ensevelis dans les sables ; en songeant à ces monuments historiques dont on n'a pas encore retrouvé les traces, on est naturellement amené à espérer que l'Égypte, lasse enfin des luttes qui l'épuisent, se décidera à entrer dans une voie meilleure et à employer ses forces à des conquêtes d'un nouveau genre ; le bien-être et la richesse matérielle ne seront pas les seuls résultats de ses efforts ; lorsque, couverte de travailleurs, elle voudra féconder jusqu'à ses déserts et aplanir ses montagnes arides, une foule de débris précieux, engloutis dans les sables, reverront la lumière, et viendront jeter un nouveau jour sur l'histoire de son peuple."

extrait de Voyage en Égypte et en Nubie, 1846, par (Jean Alexandre) Edmond Combes (1812-1848), explorateur français.

"L’apogée de l’art égyptien coïncide avec son origine" (Eugène-Melchior de Vogüé)

oies de Meïdoum
 "Dans les bas-reliefs qui décorent en si grand nombre les tombeaux (de l'Ancien Empire), le ciseau de l’artiste a des audaces ignorées des figures en ronde bosse, il n’hésite devant aucun mouvement, aucun raccourci du corps humain. Le plus souvent il est impuissant à les traduire ; les bras et les jambes se rattachent au tronc suivant les lois d’une anatomie particulière, la règle de l’école commande de poser des têtes de profil sur des corps de face ; n’importe, ces figures vous laissent la même impression que certaines esquisses d’écoliers nés dessinateurs ; les détails sont choquants, mais l’ensemble du mouvement est saisi, c’est mieux senti et observé que telle œuvre correcte d’où la vie est absente. 
Dans la représentation des animaux, qui semble échapper aux entraves du canon hiératique, l’esprit d’observation exacte des sculpteurs égyptiens reprend tous ses droits : ce sont avant tout des animaliers, comme on dirait aujourd’hui ; aucun moderne ne les surpasse en vérité et en naturel à cet égard. Ils ont reproduit dans les tableaux funéraires toute la faune de leur temps, avec une précision qui charmerait un naturaliste chinois. 
Les visiteurs du musée de Boulaq se rappelleront, comme le spécimen à la fois le plus ancien et le plus parfait de cet art, un panneau trouvé à Meydoun, près des statues de Râ-Hotep et de Nefert ; c’est une simple peinture à la détrempe sur enduit, qui représente des oies marchant et picorant : le trait est rapide et sûr, sans hésitations ni recherches, le coloris exact, les proportions irréprochables ; il est impossible de serrer de plus près la nature avec des moyens plus sobres. 
Je n’ai jamais été maître de mon étonnement en me retrouvant devant ce fragile débris, merveilleusement conservé jusqu’à nous, et qui attesterait seul au besoin que l’apogée de l’art égyptien coïncide avec son origine, ou du moins ce que nous appelons ainsi, faute de pouvoir reculer plus loin nos investigations. Car c’est là le fait capital qui se dégage de cette étude : dès les premiers jours de l’ancien empire, l’art national nous apparaît fixé dans ses règles essentielles, telles qu’elles se perpétueront durant quatre ou cinq mille ans, supérieur d’emblée à tout ce qu’il produira dans la suite.
Supériorité relative d’ailleurs. Après avoir loué comme il convient cette vieille école égyptienne, il en faut dire la secrète faiblesse et en tirer pour nous une leçon. Elle est essentiellement et franchement réaliste, au sens où nous prenons le mot aujourd’hui. Dans la reproduction de l’homme, au travers des entraves du formulaire, dans celle plus libre des animaux, son seul but est l’équivalence exacte des réalités ; elle pousse à la dernière limite les qualités d’observation, celles de l’imagination lui manquent. La race chamitique n’a jamais eu la notion de l’idéal, telle que l’ont comprise les Grecs et à leur suite le monde civilisé ; dans ses œuvres les plus achevées, on retrouve la copie scrupuleuse de la nature : on y chercherait vainement l’âme et l’individualité de l’artiste. On a même pu refuser sans trop d’injustice le nom d’art à cette tradition qui en arrive à ne plus chercher que des signes d’idées, comme ceux des hiéroglyphes dans la représentation des choses ; l’ouvrier de l’ancien empire ne considère déjà plus la personne humaine que comme un instrument destiné à traduire l’action qu’il veut figurer, sans se préoccuper des sentiments que peut éveiller chez elle cette action : son tableau est purement descriptif, objectif, diraient nos voisins d’outre-Rhin."

extrait de Histoires orientales, 1880, par Eugène-Melchior de Vogüé (1848-1910), diplomate, essayiste, historien et critique littéraire, membre de l'Académie française (élu en 1888)

vendredi 25 octobre 2019

La sculpture, dans l'art égyptien, "visait au grand, au sublime" (Jean-Jacques Guillemin)


photo de Francis Frith (1858)

"C'est toujours dans des proportions gigantesques que l'art égyptien a conçu ses œuvres. La sculpture, comme l'architecture, dont elle n'était guère qu'une dépendance, visait au grand, au sublime. Les statues égyptiennes étaient des colosses. 
Une des formes qu'affectionnait volontiers la statuaire était celle du sphinx. On sait que le sphinx est une tête humaine placée sur un corps de lion accroupi et allongeant les deux pieds de devant. Comme il a fallu absolument trouver du mystère et de la science dans tout ce qui appartient à l'Égypte, on a prétendu que ses statues indiquaient symboliquement les débordements du Nil sous les constellations du Lion et de la Vierge ; mais il est certain que le sphinx était pour les Égyptiens le signe au moyen duquel on écrivait hiéroglyphiquement les mots Seigneur. Le sphinx n'était donc pas autre chose qu'une désignation de la royauté. (...)
C'était encore la Thébaïde qui renfermait les plus nombreux monuments de ce genre. C'est là que se trouvaient d'énormes colosses, parmi lesquels la statue de Memnon jouissait d'une si grande célébrité. Non loin de cette ruine gigantesque, on a retrouvé les restes de dix-huit autres colosses, dont les moindres avaient vingt pieds de hauteur.
L'Égypte renfermait, en outre, une foule de statues de dimension naturelle que l'on peut admirer dans les différents musées de l'Europe. Un auteur arabe du douzième siècle, Abdallatif, assure que la beauté du visage de ces statues, et la justesse de leurs proportions sont ce que l'art de l'homme peut faire de plus excellent, et ce qu'une substance telle que la pierre peut recevoir de plus parfait ; il n'y manque que l'imitation des chairs et des muscles. "J'ai vu, ajoute-t-il, deux lions placés en face l'un de l'autre, à peu de distance : leur aspect inspirait de la terreur."

Il faut ajouter à tous ces monuments de la statuaire égyptienne une foule de bas-reliefs de la plus grande perfection, destinés sans doute à jeter une vive lumière sur l'histoire de ce grand pays.
Il nous reste moins de monuments de la peinture. Les représentations trouvées dans les ruines de quelques maisons particulières, et dans les grottes sépulcrales de Beni-Hassan, attestent que les Égyptiens savaient donner à leurs dessins une grande finesse et une remarquable beauté."


extrait de Histoire ancienne de l'Orient, 3e édition 1863, par Jean-Jacques Guillemin (1814-1870), agrégé d'histoire, docteur ès lettres, professeur au collège Stanislas à Paris, puis recteur à Douai et à Nancy












Une "impression de magnificence dans la force et dans la sobriété" (Édouard Schuré, à propos de la mosquée Sultan Hassan - le Caire)

Héliogravure par Lehnert & Landrock, vers 1910
"Il est une mosquée qui résume en quelque sorte l'esprit de toutes les autres et condense en une image architecturale tout le génie de l'Islam :c'est la mosquée de Sultan Hassan. Quand on aperçoit de loin son massif sombre et carré qui domine la ville à l'extrémité du boulevard Méhémet-Ali, on dirait un château féodal, quelque monstrueuse prison du moyen âge. Mais bientôt sa frise fouillée en petites niches, son dôme en pointe et ses deux minarets annoncent la demeure consacrée à Allah. Le minaret de droite, le plus haut du Caire, est une énorme tour octogone, à trois balcons, de structure sobre et puissante. Couronné d'une petite coupole comme d'un turban, il ressemble à un gigantesque muezzin qui veille jour et nuit sur la maison de prière et sur la ville. 
Tout dans cette mosquée est prodigieux et colossal. L'unique porte d'entrée s'élève à soixante pieds et atteint presque la frise de la muraille. On croirait que le porche, effrayé par l'approche du souverain, s'est haussé d'un seul coup en nef de cathédrale, se couvrant d'arabesques et laissant retomber en baldaquin les stalactites innombrables de sa voussure, pour laisser passer la majesté du sultan suivi de tout le peuple des croyants. 
Traversons le vestibule, où Hassan rendait la justice du haut de son divan, puis un long corridor. Nous voici dans la cour intérieure, au rendez-vous de la prière, au cœur de la mosquée. Rien de plus simple et de plus grand. Une vaste cour carrée à hautes murailles, à ciel ouvert. Sur chacun de ses côtés, une grande arche à double courbure ouvre sur une salle cintrée. Celle du sud-est, orientée vers la Mecque, a vingt et un mètres d'ouverture et forme le sanctuaire. Au fond, la niche à prières (mirhab) en marbre de diverses couleurs ; de côté, la chaire à prêcher (member) (sic : il faut lire "minbar"). Une inscription en caractères koufiques court sur la frise, au milieu d'arabesques légères. Un lustre en bronze ciselé, une foule de lanternes de verre coloré, qui ne s'allument qu'aux grandes fêtes, pendent de la voûte et planent comme des génies immobiles ou des âmes ardentes sur les fidèles prosternés. 
Mais il faut revenir dans la cour pour résumer l'ensemble de cette impression, qui est celle de la magnificence dans la force et dans la sobriété. Au centre s'élève la fontaine des ablutions, à huit colonnettes supportant une large coupole. Cette sphère, dont le bas est engagé dans la toiture et le couronnement octogonal de la fontaine, mesure huit mètres de diamètre. Elle est peinte en bleu et représente le monde ; un pignon la surmonte avec un croissant. Cette fontaine bizarre ajoute à la majesté de l'édifice. Elle élargit la cour et hallucine le regard. Ne dirait-on pas le globe terrestre descendu avec son satellite dans le temple d'Allah pour faire lui aussi sa prière ?"


extrait de Sanctuaires d'Orient Égypte, Grèce, Palestine, 1907, par Édouard Schuré (1841-1929), écrivain, philosophe et musicologue français

jeudi 24 octobre 2019

"Le Nil commande tout ici de son battement de cœur" (Jacques Boulenger, à propos de l'Égypte)

la barque solaire (Wikipedia)
"- J'espère bien que vous n'allez pas faire la Haute-Égypte en chemin de fer, m’a dit M. L...
- Mais c'est que je comptais justement...
- Croyez-moi, ne faites pas cela. Parcourir en voiture la plaine du Delta, c’est très bien ; il n’y a pas d'autre moyen d'ouvrir ces noix closes que sont les villages arabes. Mais aller par le chemin de fer ou même en auto du Caire à Louxor et de Louxor à Assouan, c’est trahir l'Égypte, vraiment. Ïl faut monter en elle, la pénétrer par le Nil. Elle est toute tournée vers lui ; elle lui fait révérences et sourires de toutes parts. Ne soyez pas comme le touriste pressé qui passe par les coulisses et les escaliers dérobés du château pour gagner du temps. Le Nil, c'est l'Égypte même, voyons !
- Oui, oui, "l'Égypte est un don du Nil", je le sais.
- Ce n’est pas parce qu'un mot heureux est devenu lieu commun qu'il perd sa vérité. Bien sûr toutes les sociétés humaines sont des dons des cours d'eau...

L... est professeur. Il est bavard aussi. Il reprend :
- Jadis le Nil se jetait dans la mer à peu près à l'endroit du Caire ; son embouchure s’étendait de la colline de Mokattan au plateau des Pyramides de Gizèh. En ce temps-là, il était clair et roulait plus de cailloux que de limon, et ses affluents, dont on voit encore les lits desséchés, entretenaient comme lui sur leurs bords une large moisissure de plaines verdoyantes, de forêts et d’hommes. Car il y a une préhistoire du pays : Jacques de Morgan, il y a déjà quarante ans, puis le P. Bovier-Lapierre et d'autres ont trouvé de l’acheuléen, du moustérien, du préchelléen même, et tout récemment encore, on a déterré... Oui, je sais que cela ne vous intéresse pas, mon pauvre garçon.
- Si ! Si ! m'écrié-je faiblement.
- Vous me faites pitié. Mais ce n’est pas une raison pour que je vous laisse courir la Haute-Égypte en wagon. Si vous n’avez pas acquis le sentiment du Nil, si vous ne vous êtes pas soumis à son rythme muet, vous ne comprendrez rien à Thèbes, rien de rien. Tout est fluvial ici, l'inspiration de l’art, de la vie, le culte même. Ce n'est pas en char que s’élance le soleil comme chez les Grecs et les Latins : c'est en barque, dans la bonne barque des millions d'années, qu’Amon-Râ glisse sur les eaux célestes avant d'entrer dans la nuit par la bouche de la fente, servi par tout un équipage de mariniers divins qui ne sont que des formes de lui-même ; et les étoiles, la terre même flottent en sa compagnie. De même le dieu terrestre, le Pharaon, coiffé de sa lourde coiffure à mortier, vogue sur le fleuve dans sa barque d’argent à la proue incrustée d'or, et toute l'Égypte y navigue avec lui : son pain, ses armées, ses dieux, ses captifs, ses trésors, son peuple innombrable qui coule comme le sable de la main, les pierres de ses édifices, le butin de ses soldats. Elle épouse son fleuve, elle se colle à lui, elle jaillit avec lui et élève une longue tige qui s’épanouit en bouquet tel un palmier doum. Le Nil commande tout ici de son battement de cœur. Et les temples comme les tombeaux sont pleins de bateaux, d'ibis, de crocodiles et de petits canards."

extrait de Au fil du Nil, 1933, par Jacques Boulenger (1879 - 1944), écrivain, critique littéraire et journaliste français.

La grandeur de l'art égyptien "est parfaitement harmonieuse" (Jacques Boulenger)


Grosse Aquatinta-Ansicht von Jiri Döbler.
Obelisken von Luxor zu Theben. Prag, Bohmanns Erben, 1827

"(...) hier je suis allé au Musée. J'ai payé, j'ai pénétré dans une sorte de vestibule polygonal, j'ai levé les yeux et j'ai reçu le coup. J'en étais groggy. Depuis le jour bien lointain où je suis entré pour la première fois au Musée des Antiques au Vatican, je n'avais rien encaissé de tel.
Je ne me doutais pas... Ce n'est pas à Athènes : c'est dans les musées d'Italie, d'Angleterre et de France qu'on se fait la meilleure idée de la beauté grecque ; mais il est impossible d'imaginer ce que c'est que l'art égyptien sans être venu ici - aussi impossible qu’il le serait de comprendre la boxe si l'on n'avait jamais vu de combat et qu'on n'eût assisté qu'à des assauts courtois. 
J'avais vu les collections d’antiquités égyptiennes du Louvre, du British et du musée de Turin. Elles manquent, comme les boxeurs de salle, d’efficacité, elles en manquent nécessairement et par définition. Songez que, pour amener seulement chez nous ce petit obélisque de Louxor, il a fallu armer un navire tout exprès. En Europe, toute l'échelle intérieure de l’art égyptien est faussée ; en général, les objets qu'on y a transportés sont relativement petits et légers : cela modifie la moyenne et cela empêche qu’on éprouve d’abord cet étonnement qu'on a ici et qui justement est si efficace.
N’allez pas vous figurer que l'art égyptien est atteint de la maladie dite gigantisme. Car sa grandeur est parfaitement harmonieuse. On vit dans un monde aussi exactement rythmé et mesuré, quoique infiniment moins varié que le monde grec, mais où les êtres sont à une échelle supérieure à la nôtre, tels les dieux de l’Olympe. Et d’ailleurs, l’étonnement qu'on éprouve n’est pas causé par la dimension des œuvres, mais par le contraste entre leur perfection d’une part et, de l’autre, 1° leur masse ; 2° la dureté de leur matière. On songe à la durée qui leur était promise, à leur quasi-immortalité, aux difficultés vaincues... On est devant une sorte de miracle."


extrait de Au fil du Nil, 1933, par Jacques Boulenger (1879 - 1944), écrivain, critique littéraire et journaliste français.


lundi 21 octobre 2019

"Le sable, surtout, a été le plus précieux conservateur des nécropoles" (Daninos Pacha)

"L'Illustration" - 26 mai 1894
"Mettre les morts à l'abri de toute atteinte de l'inondation a été le principe qui a toujours guidé les Égyptiens dans le choix de l'emplacement réservé aux nécropoles. Dans le Delta, les morts ont été ensevelis, soit dans l'épaisseur des murs d'enceinte des villes et des temples, quand ces murs étaient en briques crues, soit dans des tumuli élevés au milieu des plaines. La Moyenne et la Haute-Égypte ont profité des avantages que leur offraient les chaînes Lybique et Arabique qui, des deux côtés, confinent aux plaines cultivées, et les habitants ont pratiqué, dans le rocher qui forme ces montagnes, les puits et les grottes destinés à recevoir leur mort. Rarement, les morts ont été confiés à la terre nue. Aux basses époques, les buttes qui marquent l'emplacement des villes détruites ont été quelquefois employées comme lieu de sépulture et les décombres qui s'élevaient, en les cachant au-dessus d'anciennes tombes, ont servi aussi au même usage.
C'est en raison de leur enfouissement dans les décombres ou dans le sable, que les tombeaux et les temples ont échappé à l'action du temps, moins destructive que la main des hommes.
Le sable, surtout, a été le plus précieux conservateur des nécropoles ; et si, après tant de milliers d'années, l'on retrouve des monuments révélant les détails des moeurs d'un peuple dont la civilisation et la puissance étonnent, c'est incontestablement aux obstacles résultant de l'accumulation du sable que l'on doit cet avantage.
Toutes les manifestations de la vie chez une grande nation, ont laissé, sur ces monuments, des traces éclatantes de son passage.
Ils nous initient, depuis les fondateurs des pyramides jusqu'au règne de Cléopâtre, à tous les détails de la vie d'un peuple, et nous font connaître ses pensées les plus intimes et ses sentiments les plus élevés.
On peut donc dire que, du fond des nécropoles, l'Égypte ancienne reparaît tout entière au grand jour de l'histoire et semble revivre parmi nous.
Les tombes ne forment jamais un tout bien coordonné ; elles n'ont pas été non plus construites sur un type uniforme ; néanmoins, à (quelque) époque qu'il appartienne, un monument funéraire complet est divisé en trois parties : la Chapelle extérieure, le puits et les caveaux souterrains."


extrait de Les monuments funéraires de l'Égypte ancienne, 1899, par l'égyptologue Albert Daninos Pacha (1843-1925), membre d'une importante famille grecque installée en Égypte au XIXe s. Il fut attaché au musée du Louvre et inspecteur des fouilles en Égypte.

dimanche 20 octobre 2019

Saqqarah, où se rencontrent "ces deux infinis, celui de l’espace, celui du temps" (Eugène-Melchior de Vogüé)

aucune indication sur la date et l'auteur de ce cliché

"Il est (...) un lieu qui possède encore mieux que Boulaq le don de troubler l’imagination : c’est Saqqarah. Quand on a quitté la rive du Nil au petit village fellah de Bedrechin, à deux heures en amont du Caire, et traversé les belles forêts de dattiers où fut Memphis, on arrive au pied du plateau légèrement incliné où commence le désert lybique ; la luxuriante végétation de la plaine s’évanouit suivant une ligne nette, brusque, comme tranchée par la faux : les sables commencent. On gravit durant un quart d’heure, on tourne entre quelques monticules d’aspect étrange ; la joyeuse et verte vallée d’Égypte s’est dérobée aux yeux : plus rien à perte de vue que le désert, le sable, le silence, la mort. C’est l’immense nécropole de l’ancien empire. Comme les cimetières turcs du Bosphore sont placés au bord de la mer, qui emporte chaque année les tombes les plus aventurées, les sépulcres des premiers Égyptiens sont réunis à la naissance du grand désert d’Afrique, ensevelis sous les vagues de sable que roule sans cesse le khamsin ; c’est des deux parts le naufrage du néant dans l’infini. 
Sur une vaste étendue, des dunes tourmentées révèlent les hypogées qu’elles recouvrent : çà et là des pyramides, tombeaux d’où dominent encore les maîtres du peuple mort, rompent seules l’uniforme horizon et décroissent dans les lointains sur deux lignes irrégulières, l’une au nord, vers Gizeh, l’autre au sud vers Meydoun. Il y en a d’écroulées sur elles-mêmes, informes et gigantesques amas de ruines : d’autres debout dans tout leur orgueil avec leurs assises intactes. 
C’est au sommet d’une de ces dernières, la pyramide à degrés de Saqqarah, - le plus ancien édifice de la main de l’homme, d’après toutes les présomptions, - qu’on embrasse le mieux cet ensemble. Si l’on regarde dans la direction de l’ouest, le désert se déroule sans autres limites que celles fixées par la pensée jusqu’au centre de l’Afrique, jusqu’à l’autre Océan, durant des milliers de lieues ; pas un atome ne tranche sur la tristesse du sable pur, aveuglé de soleil, buvant la lumière comme l’eau, gris de plomb à l’aube et au crépuscule. Le silence est si subtil qu’on entend aux grandes eaux le sourd murmure du Nil invisible, voix de la vie. Si l’on regarde à ses pieds, on retrouve, moutonnant contre les assises de la montagne de pierres, les innombrables plis de terrain qui recèlent et trahissent aux endroits déblayés des tombes vieilles de cinq à six mille ans, à notre connaissance, d’autres qui échappent à la mesure de nos certitudes : les plus anciennes conquêtes de cette mort que la Bible appelle première-née - primogenita mors. - Cherchez maintenant s’il est une place en ce monde qui puisse mieux terrasser l’âme par la rencontre de ces deux infinis, celui de l’espace, celui du temps."

extrait de Chez les Pharaons - Boulaq et Saqqarah, par Eugène-Melchior de Vogüé, diplomate, essayiste, historien et critique littéraire, membre de l'Académie française (élu en 1888) - Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 19, 1877

samedi 19 octobre 2019

"Cette grandeur sereine dont le génie primitif de l'Égypte a été le reflet...", par Arthur Rhoné

Halte à l'oasis, par Charles-Théodore Frère (1814-1888)
 "La plaine de Memphis était dans toute sa splendeur quand, vers la fin du jour, nous nous retrouvâmes au bord des escarpements rocheux qui dominent l'oasis. Derrière nous le soleil descendait sur la plaine funèbre, au milieu d'une arche de feu rouge dont l'auréole magnifique s'élevait jusqu'au zénith, et se fondait à l’azur du firmament par les nuances délicieuses de l’arc-en-ciel. À nos pieds, dans la plaine inondée, la grande forêt de palmiers resplendissait de reflets pourpres d'une teinte admirable, et les eaux qui la baignent, pareilles à un miroir d’or, semblaient rendre au ciel déjà voilé tous les feux qu’elles en avaient reçus pendant les ardeurs du jour. Plus loin, au delà de ces houles de panaches dorés où l’eau qui miroite dessine cent clairières, nos yeux pouvaient apercevoir quelques flots du Nil scintillant çà et là comme des serpents de flammes. À l'horizon, une nuit diaphane s'élevait lentement derrière les cimes encore vermeilles de la chaîne Arabique, et s’avançait sur tout le front de la voûte céleste avec ce calme religieux, cette grandeur sereine dont le génie primitif de l'Égypte a été le reflet.
Une légère brise s'était levée, les voix profondes de la forêt murmuraient sur les lagunes, et des vols d'oiseaux aquatiques y sillonnaient l'air assombri, en laissant après eux comme le bruit d'un long soupir.
Nous reprîmes ensuite notre route sur les digues ; des groupes de fellahs à la physionomie riante s'y rendaient de toutes parts et s’acheminaient vers leurs villages dont les habitations, par leurs formes, rappellent de loin les monuments antiques. Parfois, sur le bord du chemin, se trouvait arrêté quelque vieillard des tribus bédouines, de figure hautaine et drapé dans ses longs vêtements noirs et blancs, comme les patriarches bibliques dont il semblait une vivante image.
La dentelure noire des pyramides échelonnées dans les sables éternels se dessinait sur les derniers feux du couchant, et des caravanes de chameaux y profilaient encore leurs silhouettes bizarres qui se meuvent d'un pas lent, monotone et cadencé comme les mélopées qui se chantent le soir en Orient.
Il faisait nuit quand nous atteignîmes la rive du Nil ; mais c'était une nuit resplendissante où la brise douce et tiède apportait par instant ces arômes et ces harmonies vagues du désert où l’on croit saisir le murmure des millions d'âmes ou d'ombres errantes qui sortent des abîmes du temps et ne retrouvent plus d’apaisement sur le champ bouleversé de la nécropole."

extrait de L'Égypte à petites journées : le Caire d'autrefois, 1910, par Arthur Rhoné (1836-1910)

jeudi 17 octobre 2019

"Pour trouver le Caire égyptien, il faut le chercher dans la coulisse, derrière le décor du nouveau Caire" (Victor Fournel)

Prosper Marilhat : "Rue Ezbekieh au Caire" (1833)

"Cette ville (le Caire) est un trésor pour l'observateur et pour le touriste. Plus je la vois, plus je m'aperçois de tout ce qui me reste à voir et de l'impossibilité de la connaître en une vingtaine de jours. Passer trois semaines au Caire, est comme si l’on venait passer trois journées à Paris.
Du matin au soir, je me promène à travers un conte des Mille et une Nuits, je m’enivre de pittoresque, je me donne des débauches de Marilhat, de Ziem et de Decamps. Seulement, si désireux que je sois de faire partager quelque chose de ces jouissances à mes lecteurs, je ne puis me dissimuler que tout cela a été déjà raconté et écrit bien des fois par des hommes qui avaient plus de loisir pour voir et plus de talent pour peindre. C'est pourquoi j'aurais grande envie de "briser mes pinceaux" avant même de m'en être servi. Du moins, on voudra bien s’en souvenir, je n’ai d'autre prétention que celle d’un touriste consciencieux, quoique pressé, disant exactement ce qu'il a vu et comme il l'a vu.
Pour trouver le Caire égyptien, il faut le chercher dans la coulisse, derrière le décor du nouveau Caire, et je sais des touristes qui ne l'ont même pas aperçu : du reste, les fonctionnaires du khédive ne demanderaient pas mieux que de le cacher. Des voyageurs partis pour l'inauguration du canal de Suez, en 1869, reçus à Alexandrie par des beys et des effendis très aimables, les uns Français, les autres qui auraient aimé l'être, sont venus, après avoir traversé le Delta à toute vapeur sans s’arrêter nulle part, descendre, en suivant les quartiers neufs qui conduisent de la gare en ville, à l’un des hôtels européens de l’Esbékieh, - cette place immense, jadis pleine de saltimbanques, d’escamoteurs, de charmeurs de serpents, de cafés indigènes, où l'on entendait résonner le zamir et le sagati, où l’on buvait dans un dé à coudre une liqueur exquise, servie par un nègre à robe blanche, mais dont on a abattu en grande partie les sycomores et les acacias gigantesques pour la livrer aux entrepreneurs de bâtisses et en faire une contrefaçon du parc Monceaux. Toute la ville moderne et civilisée était réunie sous leurs yeux, à portée de leurs pas, et ils n’en ont pas vu d'autre : les postes, le télégraphe, les estaminets, les trois théâtres, les avenues et les boulevards, qui leur ont paru fort beaux, mais qui livrent le piéton sans défense aux ardeurs du soleil et aux tourbillons de poussière.
Les transformations qu’on a infligées au Caire depuis vingt ans, pour tâcher d'en faire ce que les commis voyageurs appellent une belle ville, sont un contresens sous le ciel de l’Orient. Heureusement ce n’est guère qu’un placage, qui s'est superposé au vrai Caire en le gâtant, mais sans le détruire.

Il faut un certain effort et une certaine persistance pour découvrir, derrière cette façade, la vieille ville arabe, et pour s'engager à fond dans l'inextricable réseau de ses milliers de petites rues.
Ces ruelles, bordées de maisons dont les murailles en briques sont percées à peine par quelques fenêtres garnies d’un treillage très serré, qui font saillie comme des balcons, jamais pavées, rétrécies encore par les auvents, les escaliers extérieurs, les étalages de boutiques, s’enchevêtrent les unes dans les autres, et forment le dédale le plus amusant, le plus varié, le plus imprévu qui se puisse rêver. Les âniers seuls parviennent à s'y reconnaître. Elles ne mènent nulle part, et mènent partout ; elles s'ouvrent n'importe comment, quelquefois par une porte dans un mur, s'interrompent au hasard et vont tout à coup s'enfuir dans une impasse. Deux ânes peuvent à peine y passer de front ; un chameau avec sa charge suffit pour y produire un encombrement. Et cependant une foule énorme, toujours sérieuse dans son agitation, s'y presse en tous sens et à toute heure. Le mouvement de circulation du Caire est quelque chose de prodigieux."

extrait de D'Alexandrie au Caire, par (François-)Victor Fournel (1829-1894), érudit, écrivain, journaliste et historien français

mercredi 16 octobre 2019

Le "vif souvenir" d'une première soirée de navigation sur le Nil, par Eugène Poitou




Prosper Marilhat, Vue du Nil de Basse-Égypte (Wikimedia commons)
 "Après le repas nous montons sur la dunette. La nuit est presque venue. À l'avant, nous avons une immense voile triangulaire qui semble plus haute que la barque n'est longue : à l'arriere, une autre voile, de même forme, mais plus petite, et qui s'incline du côté opposé à la grande. Le vent est frais, et nous filons bon train. Déjà nous sommes à la hauteur des Pyramides : mais l'obscurité ne permet pas de les apercevoir. C'est au retour seulement de la haute Égypte que nous les visiterons, en même temps que Sakkarah et le Sérapéum, qui forment avec elles tout un ensemble de monuments qu'il ne faut pas séparer. 
Cette première soirée de navigation m'a laissé un vif souvenir. La vue du large fleuve sur lequel nous glissions d'un mouvement insensible, était imposante. À notre droite, de grands bois de palmiers projetaient leurs ombres noires sur l'eau calme et profonde : le croissant, qui montait dans un ciel resplendissant d'étoiles, blanchissait légèrement leurs cimes , et faisait briller la partie du fleuve restée dans la lumière comme une étoffe de soie moirée d'argent. Au-dessus des bois sombres, se découpaient sur l'azur les flèches élancées des minarets de Ghizeh. Involontairement je me rappelai le tableau célèbre de Marilhat, le chef-d'œuvre du jeune maître, un Crépuscule au bord du Nil : c'était la scène, c'était l'heure, c'étaient presque tous les détails du paysage ; et cette poésie rêveuse, cette tristesse pleine de grandeur et de calme que le peintre m'avait fait entrevoir, je la sentais cette fois avec toute la puissance d'impression qu'exerce la nature dans ses scènes solennelles de la nuit et du désert."

extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), conseiller à la Cour impériale d'Angers

lundi 14 octobre 2019

"Un désert avec de l’eau, voilà le miracle de l’Égypte" (Louis Bertrand)

photo MC
"Le bateau s’ébranle. Il accélère peu à peu sa vitesse. Malgré le courant d’air de la marche, la sensation de chaleur devient plus véhémente à mesure que le soleil monte. Les parois des cabines sont tièdes sous la main et, quand on y entre, une haleine âpre de germoir vous coupe la respiration. Même dans la salle à manger, plus aérée, il faut se réfugier, pour trouver un peu d’ombre, du côté droit, le côté de la rive occidentale.
Toutes fenêtres ouvertes, je regarde, d’un œil distrait, se dérouler la banlieue industrielle du Caire : cheminées d’usines, ponts en fer, grues métalliques, voies étroites où circulent des wagonnets. Dans ce cadre trop moderne et trop encombré, les pyramides de Gizeh se rapetissent, et, derrière les tas de charbon alignés le long des berges, elles apparaissent enfin au regard qui les cherche, comme de simples monticules de sables, détachés de la grande chaîne lybique.
... Mais une vaste nappe d’eau limoneuse se déploie derrière les stores des fenêtres. Les rives se reculent : la largeur du fleuve est telle que les embarcations éparpillées n’y sont plus que des taches imperceptibles. Alors, seulement, c’est le Nil, dans toute son immensité, - une vision qui déroute l’œil habitué aux proportions classiques des fleuves méditerranéens. Cette masse d’eau énorme qui ressemble à une mer intérieure, qui se perd dans un ciel sans limites, vous stupéfie d’abord. On s’imagine que l’impression unique qu’on en reçoit est faite du sentiment de cette énormité. Puis, bientôt, on distingue ce qui rend l’aspect du Nil si singulier, si réellement prodigieux. Certes, il y a d’autres grands fleuves au monde, peut-être plus grands que celui-ci. Mais le prodige du Nil, c’est de couler dans un désert.
Un désert avec de l’eau, voilà le miracle de l’Égypte. Quiconque a senti, dans ses moelles, l’aridité brûlante des sables et, dans ses yeux, le rafraîchissement de cette grande eau miraculeuse, ne s’étonne plus qu’aujourd’hui encore le Nil soit un dieu pour les fellahs et qu’ils lui fassent des sacrifices.
La chaleur monte toujours. La houle ardente de la méridienne flamboie d’une rive à l’autre, emplit tout l’horizon. Les vaguelettes du large étincellent comme des éclaboussures de cuivre en fusion. C’est le moment le plus dur, celui où le paysage, écorché par une lumière trop tranchante, est le plus blessant au regard. Les tons chimiques y dominent : jaunes-soufre, verts de chlores ou de sulfates, qui s’étendent, comme des marbrures de décomposition, dans des blancs d’ivoire, des jaunes-paille, des blonds de poussière. Les cultures encore très vertes, champs de fèves, champs de pastèques, sont à demi voilées sous une espèce de fumée sulfureuse. Les pyramides naines, qui défilent, en groupes intermittents depuis Gizeh, fument comme des meules en ignition. De loin en loin surgissent des éminences calcaires, pareilles aux murs et aux pylônes trapus de l’architecture pharaonique, - toutes blanches avec des striures blondes ou violâtres, saupoudrées de safran clair. Là-bas, sur la rive gauche, en face de la pyramide turriforme de  Meïdoum, des plages livides aux oxydations étranges, comme empoisonnées de vert-de-gris, agonisent dans la crudité de la lumière.
Une torpeur invincible vous étreint. Et puis des barques passent, légères, aux envergures d’oiseaux ; et, de leurs grandes voiles triangulaires, ainsi que d’un frissonnant éventail, il semble qu’une fraîcheur va descendre. Mais l’air brûle toujours ; et toujours, à l’infini, sur les deux rives, les oasis se déroulent, d’un vert si nébuleux, si volatilisé par la chaleur, qu’on doute, comme devant un mirage qui se lève...
Une détente. Le rayonnement de la lumière s’adoucit, sans que la chaleur soit moins forte. Les lignes et les couleurs des choses commencent à devenir suaves. Derrière les cultures, les champs de fèves, les champs de pastèques, dans une fumée de soufre, tout à coup, une longue bande rose se déploie et brille avec douceur : c’est la chaîne arabique, toute blonde, qui se nuance des reflets du couchant. La fumée de soufre se dissipe lentement, et à mesure que l’atmosphère s’éclaircit, du côté de l’Arabie, des cirques de montagnes apparaissent qui flamboient dans l’effacement des lignes violâtres, comme des bûchers aux flammes jaunes et roses qui brûlent en plein jour.
Puis, les nuances vives s’amortissent graduellement. Le ciel se brouille de vapeurs, se mélancolise. Il est d’un gris de nacre, à peine teinté de bleu, comme un ciel du Nord, et les oasis, qui courent sans fin sur les deux berges, semblent des rideaux de saules ou de peupliers au bord d’un fleuve de France. La douceur éteinte, languissante, du paysage ouaté de brume rappelle nos plus doux crépuscules.
Mais voici toute une procession de dahabiehs qui s’avancent, leurs grandes voiles obliques dressées dans le ciel comme des lames de faux. De loin, on dirait d’énormes cuves rondes ou ovales. Elles sont chargées de blé et d’oignons jusqu’au bord, et des femmes sont accroupies dans le blé, toutes noires sous les plis flottants de leurs haïcks... Les embarcations passent, s’allongent, s’effilent. On dirait, maintenant, des galères grecques ou latines avec leurs proues très hautes, arrondies, recourbées et aiguisées en becs. Quelques-unes sont peintes comme des boîtes de momies, d’autres grossièrement tatouées comme une peau de Nubien. Les réminiscences se mêlent aux sensations immédiates, les visions du présent et du passé se confondent.
Parmi toutes ces formes fuyantes, on sent très loin dans le temps et dans l’espace...
Nous allons. Les lignes de la terre et les couleurs du ciel se succèdent, se détruisent en une perpétuelle métamorphose. Puis un moment s’affirme, où tout semble figé, à la façon d’une pièce de métal refroidie. Il est près de huit heures du soir. Le soleil a disparu derrière les crêtes lybiques, et, à mesure qu’il s’enfonce de l’autre côté de l’horizon, la terre se vide de sa lumière, comme un corps dont l'âme se retire. Plus rien ne luit. Un paysage mort, squelettique, couleur de chaux, occupe l’étendue.
Où sommes-nous ? Je ne sais pas, je ne veux pas le savoir. Nous passons, en cette minute, devant une baie déserte, entourée de falaises à pic, qui blêmissent dans le crépuscule et qui l’encerclent d’une façon étrange, comme un cratère mort de la Lune. Au centre, une barque immobile et solitaire, dont la haute voile se reflète immensément, et plonge, obélisque sans fin, dans le miroir pâle des eaux embuées de fièvre. Nous passons lentement, doucement, comme en rêve. Et soudain, sur la gauche, se dessine un interminable estuaire aux rives submergées par une mer de plomb. La vision est d’une simplicité presque effrayante. Entre la zone assombrie des eaux et la zone plus claire du ciel, court à perte de vue, d’un mouvement rigide et implacablement rectiligne, une  étroite bande d’un noir d’ébène, mince pellicule de terre, débris de continent détruit, qui va sombrer dans l’abîme ; et, vers le Sud, à la limite où le ciel et le fleuve se rejoignent, un gouffre béant au delà duquel il n’y a plus rien. Une échappée en plein ciel : on est hors de la planète..."

extrait
de Sur le Nil, par Louis Marie Émile Bertrand (1866 - 1941), romancier et essayiste français, de l'Académie française.
publié par la Revue des Deux Mondes, volume 6e période, tome 5, 1911

Les splendeurs enfouies dans le secret du sol égyptien semblent inépuisables" (Émile Amélineau)

Fragment sculpté du temple mortuaire de la pyramide de Neith, grande épouse du pharaon Pépi II

"La terre d’Égypte tient toujours des merveilles en réserve pour les hommes actifs qui ne craignent pas de s’exposer aux fatigues de toute nature que les fouilles exigent. Depuis plus de dix-neuf siècles que les chercheurs de trésors l’ont, pour ainsi dire, mise en coupe réglée, on eût pu croire qu’ils avaient épuisé la source des objets de prix ; que les monuments de l’Égypte avaient presque complètement disparu ; qu’il n’en restait plus que ces masses indestructibles qui ont fatigué le temps, - comme dit le poète ; - et que désormais il n’y avait plus d’espoir à conserver qu’un heureux coup de pioche mît au jour de nouvelles richesses cachées dans les entrailles du sol. Et cependant l’Empire égyptien, durant une existence de près de six mille ans, avait accumulé tant de trésors dans l’étroite vallée du Nil ; le respect des antiques traditions léguées par les pères à leurs enfants, comme ils les avaient eux-mêmes reçues de leurs ancêtres, avait été si grand ; la religion des tombeaux si respectée que, malgré les révolutions du temps et des hommes, malgré les vols particuliers, les pillages provoqués par la soif de posséder des antiquités, les dévastations produites par les nuées de touristes qui s’abattent chaque année sur l’Égypte, malgré tant de causes en un mot qui eussent dû épuiser cette mère féconde, les splendeurs enfouies dans le secret du sol égyptien semblent inépuisables ; et au milieu de ses terrains déserts, de ses tolls (sic) incultivables, de ses plaines de sable, les chercheurs et les fouilleurs ont rencontré de véritables trésors.
(...) Les dernières années ont surtout (...) enrichi l’humanité de documents ou de données nouvelles qui ont conquis de plein droit leur entrée parmi les connaissances de nature à éclairer l’espèce sur l’histoire de sa pensée et les progrès de sa civilisation. L’Égypte, à ce point de vue, a une position privilégiée, parce qu’elle est arrivée de très bonne heure à une civilisation consciente d’elle-même et qu’elle pouvait conserver ses souvenirs par l’écriture à une époque où toutes les autres nations en étaient encore à chercher la voie initiale vers ce progrès. Il n’y a nulle exagération à dire que le premier roi ayant présidé à la première des dynasties égyptiennes régnait six mille ans environ avant notre ère. Soixante siècles donc avant l'ère chrétienne, l’Égypte était sortie de l’enfance préhistorique ; elle connaissait l’écriture, les arts du dessin, l’architecture, la sculpture, la peinture ; elle s’essayait à les pratiquer et réussissait si bien que les plus anciens de ses monuments étonnent encore le monde ; elle avait une industrie primitive sans doute, mais elle avait déjà fait les découvertes les plus nécessaires, les plus utiles à l’homme, et les objets qu’elle savait déjà fabriquer supposent une ingéniosité merveilleuse de la part de ses artistes inconnus."


extrait de la Revue des Deux Mondes tome 130, 1895, par Émile Amélineau (1850 - 1915), architecte, archéologue et égyptologue français, spécialiste de l'étude des Coptes