samedi 29 janvier 2022

Le musée de Boulaq, "un des plus beaux titres de gloire" de Mariette, par le vicomte Jacques de Rougé

Statue du pharaon Khephren, exposée au Musée égyptien du Caire - photo Marie Grillot

"Allons jusqu'à Boulaq, faubourg et port de la capitale actuelle de l'Égypte. Là s'élève le musée créé par Mariette et qui restera un de ses plus beaux titres de gloire.
La description de toutes les richesses contenues dans le musée de Boulaq nous entraînerait trop loin ; je me bornerai donc à arrêter votre attention sur deux séries de monuments qui doivent vous intéresser plus particulièrement, c'est-à-dire les monuments de l'Ancien-Empire et la collection des bijoux.
Avant les fouilles de Mariette, on ne possédait que peu de monuments datant les premières époques de l'histoire égyptienne : à peine quelques échantillons en étaient-ils répandus dans les musées d'Europe et particulièrement au musée du Louvre. Cependant, mon père, avec cette justesse de vue qui a toujours caractérisé ses travaux, avait déjà fait remarquer combien l'art de cette époque, contemporaine des Pyramides, portait un cachet de force et de vérité, qui ne devait plus se retrouver aux époques postérieures. Les trouvailles de Mariette sont venues confirmer et compléter cette appréciation. Quelques-uns de ces monuments ont été apportés à Paris, lors de l'exposition universelle de 1867 : ceux d'entre vous qui ont visité alors le petit temple égyptien doivent se rappeler la statue en diorite du roi Chéfren, le fondateur de la seconde pyramide de Gizeh, et particulièrement cette merveilleuse statue en bois représentant un personnage debout, un bâton à la main. La physionomie de cette dernière statue était si particulièrement vivante que les fellahs crurent y reconnaître le portrait du maire de leur village, et lui donnèrent immédiatement le nom de Scheik el-Beled, qui lui est resté depuis. 
La collection des monuments de cette époque est considérable au musée de Boulaq, et témoigne de l'élévation de l'art sous le premier empire égyptien. Les sculpteurs ne sont arrêtés ni par la dureté de la matière, la statue de Chéfren en fait foi, ni par la finesse des détails, témoin les bas-reliefs des tombeaux ; dans les statues, les têtes sont de véritables portraits, et leur attitude n'a pas toujours cette raideur conventionnelle que nous trouverons par la suite. 
À la vue de cette perfection de l'art égyptien primitif, une pensée se présente d'elle-même à l'esprit: la civilisation de l'Égypte semble à son origine, puisque ces monuments sont l'oeuvre des dynasties que les Égyptiens eux-mêmes nous désignent comme les premières de leur histoire. Comment peut-il se faire alors que ce peuple apparaisse tout à coup avec un art merveilleux, produisant des chefs-d'oeuvre qui ne seront pas renouvelés, et une science architecturale assez parfaite pour diriger la construction des pyramides ? Ce problème n'est pas résolu et
mérite toute l'attention des savants et des historiens.
La collection de bijoux du musée de Boulaq est également unique au monde. Une seule trouvaille a suffi du reste pour lui faire un fond inestimable. Dans les fouilles entreprises sur la rive gauche du Nil à Thèbes, les ouvriers de M. Mariette trouvèrent le cercueil d'une reine de la la XVIIIe dynastie, nommée Aah-Hotep. Ce cercueil contenait, outre la momie intacte de la reine, une collection vraiment merveilleuse de bijoux : colliers, bracelets, diadème, pectoraux, etc. À côté de la momie se trouvait une hache de commandement, dont le manche était en bois de cèdre recouvert d'une épaisse feuille d'or : des hiéroglyphes y sont découpés à jour et donnent le nom du roi Ahmès, probablement le fils de reine Aah-Hotep. Le tranchant de la hache est de bronze, orné d'une feuille d'or, sur laquelle sont gravées des scènes représentant le roi Ahmès foulant à ses pieds les ennemis de l'Égypte.
Parmi les pièces les plus curieuses se trouvait une petite barque, garnie de son équipage, et montée sur un chariot à quatre roues. La barque est d'or massif ; les rameurs, au nombre de douze, sont d'argent également massif. À l'avant un personnage est debout sous une cabine ; à l'arrière le timonier tient la grande rame qui servait de gouvernail : ces deux personnages, ainsi que le commandant qui est au centre, sont en or.
Si l'on réfléchit que ce petit monument date de 1600 ou de 1700 ans avant notre ère, on peut le considérer comme la pièce d'orfèvrerie la plus ancienne connue jusqu'à ce jour."


extrait de Voyage aux bords du Nil, 1881, par M. le vicomte Jacques de Rougé (1841-1923
), égyptologue, issu de la branche cadette, dite du Plessis-Bellière, de la maison de Rougé. Il est le fils du vicomte Olivier Charles Camille Emmanuel de Rougé (1811-1872), également égyptologue, dont il publia les travaux.

vendredi 28 janvier 2022

Les rites funéraires de l'ancienne Égypte, par Camille Flammarion

Papyrus de Hounefer - Livre des Morts (British Museum)

"Aux portes de Thèbes, Karnac et Luxor développaient leurs splendeurs sur la rive droite du Nil, tandis que, sur la rive gauche, les palais et les temples conduisaient à la cité des morts, plus peuplée encore que la cité des vivants, car l'Égypte est la surface d'un immense, prodigieux et opulent cimetière, où tous les corps étaient embaumés pour la vie future, même ceux des esclaves.
Mille sphinx reliaient Karnac à Luxor. Le palais de Karnac était soutenu par cent trente-quatre colonnes, dont quelques-unes ont un chapiteau capable de recevoir cent hommes debout. Douze d'entre elles mesurent vingt mètres de hauteur. C'est une forêt de pierres, à travers laquelle la lumière qui descend d'en haut n'arrive que divisée, oblique, mystérieuse, étrange. Les images peintes sur les colonnes, vivement coloriées, animent l'immense salle silencieuse.
À Luxor, deux obélisques élevés par Ramsès même, ornaient l'entree du portique (c'est l'un de ces deux monolithes que nous admirons aujourd'hui sur la place de la Concorde).
Sur l'autre rive du Nil, le Ramesseum, avec ses trente colonnes aux chapiteaux en forme de calice, avec sa porte principale couverte d'une plaque d'or pur, était une somptuosité. Le colosse de Ramsès II, qui y trônait, pesait plus d'un million de kilogrammes.
Des salles immenses, admirablement décorées, sont creusées dans le roc de la montagne, lointaines et profondes, pour enfermer des tombeaux. Elles ne sont habitées que par des statues en bas-relief, aux yeux d'émail ouverts sur la nuit. Les embaumés sont enfermés par des portes de pierre scellées au sceau sacré, à l'abri de la cupidité des vivants et des injures de l'atmosphère, car ils doivent attendre, intacts, la vie ultérieure.
Dans la religion égyptienne, l'âme dépendait du corps, même après la séparation ; elle le reflétait de loin dans ses avatars, elle ressentait par delà le temps et l'espace ses mutilations et ses flétrissures ; son individualité spirituelle tenait à l'intégrité de sa dépouille matérielle. De là ces soins infinis du cadavre et l'inviolabilité qu'on lui attribuait. Lorsqu'on ouvre un sarcophage qui, dans la pensée des prêtres, ne devait être revu par aucun mortel, lorsqu'on déshabille une momie, on reste confondu d'admiration et de respect devant la sincérité, devant la minutie des soins avec lesquels le mort a été enseveli, vêtu, orné, sanctifié d'amulettes et de souvenirs, dans des cercueils consécutifs de bois de diverses essences, ornementés eux-mêmes en dedans et en dehors de dessins, de peintures, de préceptes, de vœux conformes à la carrière parcourue par le défunt et aux espérances pour sa vie future. (...)
Là, constamment, dans la cité souterraine, travaillaient les embaumeurs, sous la surveillance de prêtres lugubres ceints de peaux de panthères, coiffés de masques de chacals. Les cadavres passaient par toutes les phases de l'embaumement, chacun suivant sa classe et sa fortune. La toilette funèbre d'un roi ou d'une reine était d'une complication fantastique. Peintres, orfèvres, coiffeurs paraient les corps embaumés comme pour une fête nuptiale. Les femmes étaient couchées en de chastes attitudes, souvent dans la pose de la Vénus de Médicis, voilant leurs charmes pour le mystère même de la tombe. Une jeune mère, trouvée dans la nécropole de Thèbes, serre sur son cœur une petite momie d'enfant nouveau-né. On polit les ongles, on allonge les sourcils, on dore les seins, on natte les cheveux. Ces soins extrêmes eurent, eux aussi, leurs revers dans les grossières passions de quelques vils ouvriers, car dès l'époque des Ramsès, il semble qu'on ait parfois hésité à livrer les corps des jeunes femmes entre ces mains corrompues et que, pour éviter toute profanation sacrilège, on ait attendu les signes précurseurs de la décomposition avant d'ordonner l'embaumement. Mais pendant cinq mille ans peut-être, l'embaumement n'en fut pas moins général. On embauma même les animaux."


extrait de Clairs de lune, 1924, de Camille Flammarion (1842-1925), astronome français, "
apôtre de la science (qui) travailla toute sa vie à répandre dans toutes les couches de la société sa passion de l’étude et de l’observation des phénomènes de la nature" (Société astronomique de France)

vendredi 21 janvier 2022

"La pompe errante et triomphale - Ondule dans l'horreur des temples ruinés" (José-Maria de Heredia)

par Frederick Arthur Bridgman (10 novembre 1847 - 13 janvier 1928)

La Vision de Khèm

I

Midi. L'air brûle et sous la terrible lumière
Le vieux fleuve alangui roule des flots de plomb ;
Du zénith aveuglant le jour tombe d'aplomb,
Et l'implacable Phré couvre l'Égypte entière.

Les grands sphinx qui jamais n'ont baissé la paupière,
Allongés sur leur flanc que baigne un sable blond,
Poursuivent d'un regard mystérieux et long
L'élan démesuré des aiguilles de pierre.

Seul, tachant d'un point noir le ciel blanc et serein,
Au loin, tourne sans fin le vol des gypaètes ;
La flamme immense endort les hommes et les bêtes.

Le sol ardent pétille, et l'Anubis d'airain
Immobile au milieu de cette chaude joie
Silencieusement vers le soleil aboie.

II

La lune sur le Nil, splendide et ronde, luit.
Et voici que s'émeut la nécropole antique
Où chaque roi, gardant la pose hiératique,
Gît sous la bandelette et le funèbre enduit.

Tel qu'aux jours de Rhamsès, innombrable et sans bruit,
Tout un peuple formant le cortège mystique,
Multitude qu'absorbe un calme granitique,
S'ordonne et se déploie et marche dans la nuit.

Se détachant des murs brodés d'hiéroglyphes,
Ils suivent la Bari que portent les pontifes
D'Ammon-Ra, le grand Dieu conducteur du soleil ;

Et les sphinx, les béliers ceints du disque vermeil,
Éblouis, d'un seul coup se dressant sur leurs griffes,
S'éveillent en sursaut de l'éternel sommeil.

III

Et la foule grandit plus innombrable encor.
Et le sombre hypogée où s'alignent les couches
Est vide. Du milieu déserté des cartouches,
Les éperviers sacrés ont repris leur essor.

Bêtes, peuples et rois, ils vont. L'uraeus d'or
S'enroule, étincelant, autour des fronts farouches ;
Mais le bitume épais scelle les maigres bouches.
En tête, les grands dieux : Hor, Khnoum, Ptah, Neith, Hathor.

Puis tous ceux que conduit Toth Ibiocéphale,
Vêtus de la schenti, coiffés du pschent, ornés
Du lotus bleu. La pompe errante et triomphale

Ondule dans l'horreur des temples ruinés,
Et la lune, éclatant au pavé froid des salles,
Prolonge étrangement des ombres colossales.


par José-Maria de Heredia (1842 - 1905), homme de lettres d'origine cubaine, né sujet espagnol, naturalisé français en 1893.
Il est l'auteur du recueil, Les Trophées, publié en 1893, qui s'inscrit dans le mouvement parnassien. C'est de ce recueil qu'est extrait le sonnet ci-dessus.

mardi 11 janvier 2022

L'amenti - "L'obscure profondeur des maisons éternelles", par André-Charles-Romain de Guerne

Cheikh Abd el-Gournah © Raimond Spekking / CC BY-SA 4.0 (via Wikimedia Commons)

L'Amenti

La Montagne de l'ouest, les rivages du Fleuve
Et le rocher libyque où, dans sa tombe neuve,
Sous des bandes de lin, parmi les noirs parfums,
Dort le peuple embaumé des Osiris défunts,
Retentissent de cris et de sanglots funèbres.
Un cortège sans fin vers le Lieu des Ténèbres,
Par les rampes des monts et le chemin sacré,
Suit le traîneau mystique où le Mort vénéré,
Cousin royal, Grand Chef d'Ouas, Prophète unique
Serviteur du Taureau, Neb-Seni, véridique,
Allongeant sa momie au fond du coffre épais,
Monte vers le sépulcre et s'étend dans la paix.
Il n'est plus, le Seigneur du Nome héréditaire.
Son âme a dépassé la Porte du Mystère ;
Mais son corps périssable aux mains des embaumeurs
Reste pur et complet, et malgré les clameurs,
Malgré la plaie ouverte et le couteau de pierre,
Ressuscite immortel en sa forme première.
L'acre bain de natrum a corrodé les chairs ;
La résine de cèdre et les parfums amers,
Les aromates noirs, les poudres végétales,
Deux mois, ont imprégné le corps aux membres pâles.
Le cœur et les poumons, le foie et l'intestin,
Dans des vases scellés, marqués du nom certain,
Ont séché, détendus par les quatre Génies,
Sous le lit funéraire où, les jambes unies,
Remplissant tout entier le coffre de carton,
Colliers d'émail au cou, barbe fausse au menton,
Dans le réseau croisé des fines bandelettes,
L'incorruptible mort, avec ses amulettes
Et le rouleau funèbre enclos dans son cercueil,
Solitaire, attendait le jour du dernier deuil.

Le jour suprême a lui. La salle intérieure
De la resplendissante et terrestre demeure
A vu le maître ancien pour la dernière fois.
Les prêtres sont venus. Les sanglots et les voix
Des parents ont mêlé leurs plaintes douloureuses
Aux larmes de la veuve, à l'appel des pleureuses,
Au monotone chœur des fils désespérés,
Qui vont, le front meurtri par leurs poings lacérés,
Souillant leur face blême et dans leur chevelure
Semant la boue épaisse et la poussière impure.

À travers Pi-Amen, dans l'ordre habituel
Réglé pas les Grands Dieux et le saint Rituel,
Le cortège éploré déroule en longue file
Sa pompe accoutumée aux portes de la ville.
En tête, transportant les meubles du tombeau.
Le lit, les coffrets peints, le siège et le flambeau.
Les figures d'émail, les vases, les offrandes.
La bière fermentée et les pains et les viandes,
Marchent les serviteurs que Neb-Seni vivant
Aveuglait de rayons comme un soleil levant.
Et derrière eux, parmi les pleureuses, le Prêtre
Parfume avec l'encens le char pompeux du Maître.

Mais le Nil vénéré traîne ses flots divins
Et les radeaux emplis nagent vers les ravins
Et les rocs, surplombant la rive occidentale
Où la crypte s'enfonce en une nuit fatale.
Le mort s'embarque, il vogue et, passager d'un jour,
Voyage vers le puits du ténébreux séjour,
Tandis que sur les eaux le battement des rames
D'un rythme intermittent scande le chant des femmes.

Les pleureuses

Laissez, ô matelots, laissez, laissez encor
Pendre les avirons au long des barques d'or !
Qu'il ne s'éloigne pas, qu'il demeure à sa place,
Le mort silencieux qu'un triple voile enlace.
Ô vous qui reverrez le seuil de vos maisons,
Ne hâtez point vos pas vers d'autres horizons
Attendez ! Mais, hélas ! la barque Osirienne
Emporte loin d'ici son âme avec la mienne.
Il part ! Vers l'occident et l'impalpable lieu
Tu navigues, parfait, dans le vaisseau du Dieu,
Pour aborder au port de la double Justice,
Ô toi, vivant hier, véridique et sans vice !
Toi que servaient jadis des esclaves nombreux,
Oublié, sans escorte, abandonné par eux,
Parcours, ô Voyageur, la grande solitude !
Tes pieds, liés ensemble, ont perdu l'habitude
De suivre dans les champs le chemin des travaux.
Et voici qu'aujourd'hui, ceint de langes nouveaux,
Tu gis, comme un enfant qu'on porte et qu'on balance,
Dans l'immobilité de l'éternel silence.
Pleurez ! Pleurez ! Pleurez ! ô lamentables cris !
Toi veuve au sein voilé, toi mère aux cheveux gris,
Menez le deuil farouche et, déchirant vos membres,
Roulez vos corps meurtris contre les murs des chambres !

La flotte aborde enfin ; le cortège a passé.
Dans l'ordre primitif, loin du Nil traversé,
Il décroît lentement et s'allonge et circule
Par les sentiers rugueux où, dans le crépuscule,
Aux flancs des monts abrupts, taillés en escaliers,
Les images des morts s'alignent par milliers.
Et toutes, sur des blocs côte à côte rangées,
Gardiennes du repos au seuil des hypogées.
Sans gestes, sans regards, comme un peuple d'aïeux,
Accueillent le Défunt vénérable et pieux
Qui vient, dans l'ombre sainte, habiter auprès d'elles
L'obscure profondeur des maisons éternelles.

Salut, tombeau secret ! Le voyage est fini
Que sur l'heureuse terre accomplit Neb-Seni.
La demeure est ouverte et la stèle est plantée
Les aliments sont prêts, l'offrande est apportée.
Le chacal Anopou dresse le coffre étroit
Devant la porte basse où Neb-Seni, tout droit
Dans la gaine de cèdre aux lourdes planches peintes,
Entend monter vers lui l'écho mourant des plaintes,
Et comme un hôte cher, voilé du masque bleu,
Reçoit le dernier pleur et le suprême adieu.
Le prêtre a répandu l'eau purificatoire,
Et le crochet de fer emmanché dans l'ivoire
A successivement frôlé les yeux éteints
Du cadavre, la bouche et les pieds incertains
Et tout ce qui vivra, comme aux jours de la vie,
Dans la béatitude éternelle et ravie.

Et lui, le Mort très pur, le Prophète inspiré,
Le Chef que pleure encor Pi-Amen, est entré
Dans sa tombe divine où la nuit préalable
Garde jusqu'au réveil la chair inviolable.
La porte est close ; il dort. Neb-Seni n'entend pas
La clameur décroissante et le bruit du repas
Où ses proches, devant les lugubres murailles,
Boivent au long banquet le vin des funérailles,
Tandis que, se penchant sur des harpes de deuil,
Des chanteurs au front ras chantent l'antique orgueil
De sa gloire, et la vie après la sépulture
Au sein des Dieux cachés, dans la splendeur future.


extrait de Les siècles morts - L'Orient antique, par André-Charles-Romain de Guerne, dit le Vicomte de Guerne (1853-1912), poète français 

mercredi 5 janvier 2022

"Le Nil", sonnet de Jacques Villebrune (XIXe s.)

John Varley Jr. (1850-1933), Feluccas docked on the Nile


Le Nil

Je l'aime enveloppé de lueur délicate,
Dans ses vapeurs de brume et ses douceurs d'ouate,
J'aime le Nil sacré dans l'aube du matin,
Bel éphèbe vêtu de sa robe de lin ;

Quand, serpentant et vague, avec son onde austère,
Il ceint, insinueux, l'Égypte du mystère ;
Vers sa source mystique et nagent, voiliers lents,
Les blanches dahabiehs, beaux cygnes indolents ;

Quand, émergeant de l'ombre, avec son front splendide,
S'éveille dans le ciel la vaste pyramide,
Et, sur les bords douteux du beau fleuve auroral,

Fuit, dans sa gaze d'or, maint fantôme spectral,
Et déroulent sans fin, sublime théorie,
Les droits et hauts palmiers leur fantasmagorie.


extrait de Sonnets mystiques : Les Pays du soleil. Le Sphinx. Édens. La Lande. Isis. Océana. Les Géorgiques : 1876-1883, de Jacques Villebrune. 
Aucune information à notre disposition sur l'auteur de ce recueil de sonnets, tiré à 80 exemplaires en 1886, "pour quelques amis" et "dont il est malaisé de déterminer l'inspiration générale" lit-on dans La Revue contemporaine littéraire, politique et philosophique, Volume 5, 1886.

samedi 1 janvier 2022

Les "heureuses terres d'Égypte", irriguées par un Nil aux "eaux dociles", selon Fénelon

photo MC

Fable 18
Le Nil et le Gange

"Un jour deux fleuves, jaloux l'un de l'autre, se présentèrent à Neptune pour disputer le premier rang. Le dieu était sur un trône d'or au milieu d'une grotte profonde. La voûte était de pierres ponces, mêlées de rocailles et de conques marines. Les eaux immenses venaient de tous côtés, et se suspendaient en voûte au-dessus de la tête du dieu. Là paraissaient le vieux Nérée, ridé et courbé comme Saturne; le grand Océan, père de tant de nymphes ; Téthys pleine de charmes ; Amphitrite avec le petit Palémon ; Ino et Mélicerte ; la foule des jeunes Néréides couronnées de fleurs. Protée même était accouru avec ses troupeaux marins, qui, de leurs vastes narines ouvertes, avalaient l'onde amère pour la revomir comme des fleuves rapides qui tombent des rochers escarpés. 
Toutes les petites fontaines transparentes, les ruisseaux bondissants et écumeux, les fleuves qui arrosent la terre, les mers qui l'environnent, venaient apporter le tribut de leurs eaux dans le sein immobile du souverain père des ondes. 
Les deux fleuves, dont l'un est le Nil et l'autre le Gange, s'avancent. Le Nil tenait dans sa main une palme, et le Gange, ce roseau indien dont la moelle rend un suc si doux que l'on nomme sucre. Ils étaient couronnés de jonc. La vieillesse des deux était également majestueuse et vénérable. Leurs corps nerveux étaient d'une vigueur et d'une noblesse au-dessus de l'homme. Leur barbe, d'un vert bleuâtre, flottait jusqu'à leur ceinture ; leurs yeux étaient vifs et étincelants, malgré un séjour si humide. Leurs sourcils épais et mouillés tombaient sur leurs paupières. Ils traversent la foule des monstres marins ; les troupeaux de tritons folâtres sonnaient de la trompette avec leurs conques recourbées ; les dauphins s'élevaient au-dessus de l'onde, qu'ils faisaient bouillonner par les mouvements de leurs queues, et ensuite se replongeaient dans l'eau avec un bruit effroyable, comme si les abîmes se fussent ouverts.
Le Nil parla le premier ainsi : "Ô grand fils de Saturne, qui tenez le vaste empire des eaux, compatissez à ma douleur ; on m'enlève injustement la gloire dont je jouis depuis tant de siècles : un nouveau fleuve, qui ne coule qu'en des pays barbares, ose me disputer le premier rang. Avez-vous oublié que la terre d'Égypte, fertilisée par mes eaux, fut l'asile des dieux quand les géants voulurent escalader l'Olympe ? C'est moi qui donne à cette terre son prix : c'est moi qui fais l'Égypte si délicieuse et si puissante. Mon cours est immense : je viens de ces climats brûlants dont les mortels n'osent approcher ; et quand Phaéton, sur le char du Soleil, embrasait les terres, pour l'empêcher de faire tarir mes eaux, je cachai si bien ma tête superbe, qu'on n'a point encore pu, depuis ce temps-là, découvrir où est ma source et mon origine. Au lieu que les débordements déréglés des autres fleuves ravagent les campagnes, le mien, toujours régulier, répand l'abondance dans ces heureuses terres d'Égypte, qui sont plutôt un beau jardin qu'une campagne.
Mes eaux dociles se partagent en autant de canaux qu'il plaît aux habitants, pour arroser leurs terres et pour faciliter leur commerce. Tous mes bords sont pleins de villes, et on en compte jusques à vingt mille dans la seule Égypte. Vous savez que mes catadoupes ou cataractes font une chute merveilleuse de toutes mes eaux de certains rochers en bas, au-dessus des plaines d'Égypte. On dit même que le bruit de mes eaux, dans cette chute, rend sourds tous les habitants du pays. Sept bouches différentes apportent mes eaux dans votre empire, et le Delta qu'elles forment est la demeure du plus sage, du plus savant, du mieux policé et du plus ancien peuple de l'univers : il compte beaucoup de milliers d'années dans son histoire et dans la tradition de ses prêtres. J'ai donc pour moi la longueur de mon cours, l'ancienneté de mes peuples, les merveilles des dieux accomplies sur mes rivages, la fertilité des terres par mes inondations, la singularité de mon origine inconnue. 
Mais pourquoi raconter tous mes avantages contre un adversaire qui en a si peu ? Il sort des terres sauvages et glacées des Scythes, se jette dans une mer qui n'a aucun commerce qu'avec des barbares ; ces pays ne sont célèbres que pour avoir été subjugués par Bacchus, suivi d'une troupe de femmes ivres et échevelées, dansant avec des thyrses en main. Il n'a sur ses bords ni peuples polis et savants, ni villes magnifiques, ni monuments de la bienveillance des dieux : c'est un nouveau venu qui se vante sans preuve. Ô puissant dieu qui commandez aux vagues et aux tempêtes, confondez sa témérité ! (...) "

extrait de Fables de Fénelon (édition classique avec notes explicatives et mythologiques), 1844, par François de Salignac de La Mothe-Fénelon dit Fénelon (1651-1715), homme d'Église, théologien et écrivain français, admis à l’Académie française en 1693