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jeudi 16 juin 2022

"La figure humaine tient dans l'art égyptien une place exceptionnelle" (Paul Richer - XXe s.)

mastaba de Mererouka - nécropole de Saqqarah
photo extraite du site OutoftheTombs

"Toute la civilisation égyptienne n'est qu'un long effort, une longue lutte contre l'anéantissement. Elle a à sa base la croyance en une survie indéfinie après la mort. Au moment où le moribond rend le dernier soupir, quelque chose de lui persiste qui est comme un second exemplaire du corps en une matière légère et éthérée qui le reproduit trait pour trait. C'est le "double", continuation quasi immatérielle de l'être dont la nouvelle vie mystérieuse n'en est pas moins assujettie aux mêmes servitudes qu'autrefois.
Aussi les survivants sont-ils tenus de subvenir à tous ses besoins. Ils doivent mettre à sa disposition, dans la pièce du tombeau où ils ont accès, des mets et des boissons réels ou en images. De plus, cette sorte de dédoublement du corps terrestre ne saurait subsister sans s'appuyer sur la dépouille matérielle qu'elle vient de quitter, d'où la pratique des embaumements et la construction des tombeaux, qui sont de véritables forteresses, depuis les mastabas jusqu'aux pyramides, au plus profond desquels la momie, en son sarcophage de bois, de pierre, de granit ou de porphyre, devait reposer cachée et ignorée de tous, à l'abri des indiscrets et des voleurs.
Dans ce concours de circonstances exigées pour la survie du défunt, l'on comprend le rôle fort important qui revenait aux figurations matérielles que nous rangeons aujourd'hui au nombre des manifestations artistiques.
Il fallait d'abord, au cas où toutes les précautions prises seraient déjouées par la destruction de la momie, créer, en matière indestructible, des images fidèles du mort - véritables portraits en ronde-bosse - qui, en nombre plus ou moins grand, étaient également enfermées et murées dans le secret du tombeau. Ces effigies devaient avoir une ressemblance aussi complète que possible avec le mort au temps de sa vie terrestre, afin que le "double" pût s'y tromper.
De plus, il fallait faire revivre et fixer pour toujours les conditions et les circonstances de l'existence de celui qui n'était plus, même ses pérégrinations outre-tombe sous la protection et la direction des dieux, etc., afin que le "double" pût continuer dans les ténèbres de la tombe la même vie qu'il avait menée au grand jour. À cet effet, sur les murs du tombeau ou du temple, étaient retracées, en des bas-reliefs ou des peintures, les scènes civiles, militaires ou religieuses les plus nombreuses et les plus variées.
Dans ces vastes compositions toutes enluminées, car les bas-reliefs étaient également peints, l'art égyptien avait choisi, pour le nu de ses personnages, des teintes idéales bien que se rapprochant de la nature, pour la femme, la couleur lumineuse par excellence, le jaune, pour l'homme, le ton puissant et éteint du rouge-brun. (...)
C'est ainsi que les arts plastiques furent amenés à traiter les sujets les plus divers, et à embrasser dans son entier, depuis l'humble besogne du fellah attaché à la glèbe, jusqu'au commerce mystique du Pharaon avec les dieux, tout le cycle de la civilisation égyptienne.
Les tombeaux nous ont livré des statues, images des gens du peuple ou de la haute société, les temples, les portraits des souverains. Les murs des premiers sont les pages intimes où nous lisons les mœurs du peuple, les usages et les coutumes de la vie civile. Les murs des seconds sont les feuillets grandioses où sont retracés les hauts faits de son histoire religieuse ou militaire.
La figure humaine tient donc dans l'art égyptien une place exceptionnelle. La sculpture et la peinture en font le thème habituel de leurs représentations. Elle est employée dans la décoration des objets familiers. Dans l'architecture même, on ne peut nier le rôle que jouent les statues colossales assises à la porte des temples ou debout adossées aux piliers de l'intérieur. Elles font en quelque sorte partie de l'édifice lui-même.
Si la figure complètement nue est rare, le vêtement est toujours sommaire. Pour l'homme, c'est la schenti, sorte de pagne qui recouvre la partie inférieure du bassin et les cuisses et parfois se trouve réduit à une simple ceinture. Pour la femme, c'est une robe retenue sous les seins par deux bandelettes en forme de bretelles et descendant plus ou moins bas, mais toujours si bien modelée sur le nu qu'elle le cache à peine, ou bien encore ce sont de longues robes tellement légères et transparentes qu'elles ne voilent plus rien.
L'œuvre peinte ou sculptée de l'Égypte est immense. Elle remplit le tombeau, elle envahit le temple, elle recouvre les objets usuels et les bijoux.
Et pour remplir cette tâche considérable, l'art n'a eu que des moyens d'expression réduits. Il a su faire tenir l'infinie variété des aspects multiples d'une vie intense dans le cadre étroit d'une formule inflexible dont il ne s'est jamais départi.
L'artiste, d'ailleurs, n'était point ce qu'il est aujourd'hui. L'idée que nous devons nous en faire est tout autre. Il ne poursuivait pas la réalisation d'un idéal quelconque, d'une certaine idée de beauté ; il était simplement un ouvrier comme un autre, accomplissant une tâche purement utilitaire avec plus ou moins de soin ou d'habileté. Et de même qu'il y avait une méthode, des règles, des modèles pour construire des maisons, des temples, des instruments ou des meubles, de même il en existait pour bâtir la figure humaine.
Ainsi est née une formule dont l'effet a été, pour l'art, à la fois funeste et heureux. Elle a gêné, il est vrai, son libre développement en ne permettant l'initiative individuelle que dans les limites d'un cadre fixé d'avance, mais elle a été pour lui une cause d'unité et de grandeur. Elle a été ainsi comme une solide armature qui l'a maintenu. Elle a répondu, en somme, aux aspirations de tout un peuple, en étant pour l'art une condition de durée."

extrait de Nouvelle anatomie artistique du corps humain. Cours supérieur ("suite"). Le nu dans l'art. 1. Les arts de l'Orient classique. Égypte, Chaldée, Assyrie, par le Dr Paul Richer (1849-1933), neurologue, anatomiste, historien de la médecine, illustrateur, sculpteur et médailleur français. Professeur d'anatomie artistique à l'École des Beaux-arts.