mercredi 24 mars 2021

Le Sphinx, "superbe gardien des siècles disparus" (Arthur Rimbaud)

photo extraite du site Wannart.beta



Le Sphinx

"Dans la nuit claire et froide où l’air semble gelé,
Engourdi, frissonnant, sous la clarté lunaire,
Le grand sphinx de granit compte ses millénaires
Et revit solitaire les splendeurs du passé.

Le sable mollement roule son étendue,
Et le scintillement des facettes polies
Brille comme mille feux d’ardentes pierreries,
Merveilleuses parures et gemmes inconnues.

La lune aux yeux bleus coule son disque jaune,
Ses reflets opalins, dans ses orbites creux,
Donne au sphinx l’attitude trompeuse
Du sommeil menaçant que simulent les fauves.

Sur l’immensité du désert sans borne,
Silencieux, figé dans sa robe hiératique,
Sur son socle rigide, la face énigmatique
S’appesantit pensive, dure, farouche et morne.

Et superbe gardien des siècles disparus,
Survivant éternel de l’antique débâcle,
Comme un cheval sauvage qui soudain renâcle,
Dans la nuit noire surgissent des êtres déjà vus,

Leurs fantômes ailés repeuplent le désert
Et leurs pas talonnant ont fait crier le sable,
Le sphinx mystérieux, pensif et vénérable
Regarde tournoyer ces monstres de l’enfer.

Resurgis du passé, ils défilent en cadence :
Grands colosses de pierre à tête de bélier,
Sphinx, griffons, ibis, pharaons et guerriers
Tous viennent une nuit pour la dernière séance…

Sous les rayons blafards de la lune nostalgique,
Déroulant lentement leur émouvant cortège,
Les colosses de granit et les fantômes de neige
Semblent les seuls survivants des hordes fantastiques.

Alors quand l’aube paraît soudain à l’horizon,
Ces ombres disparaissent avec flûtes et sistres
Ayant tous achevé leur dernier tour de piste !
Seul, le Colosse de sable figé, rêve sa vision.

Voyageurs qui cherchez la clef d’anciens mystères
Dans le silence des dunes une voix vous appelle
Un pharaon de pierre interpelle les mortels
Pour leur dire que leur corps n’est que de la poussière…"


par Arthur Rimbaud, poète français (1854-1891)

"Celui qui deviendra « l’homme aux semelles de vent » fait ses premières fugues à l’âge de 15 ans. Il ne cessera plus d’être en mouvement. Quelques années plus tard, il se consacre à l’apprentissage des langues. L’Orient le passionne. Son engagement dans l’armée coloniale néerlandaise lui permet, en 1876, de voyager jusqu’à Java. Puis, parti pour l’Égypte, il cherche à se faire employer dans les ports de commerce, mettant en avant sa connaissance des langues. Enfin, en 1880, il signe un contrat avec la Maison Vianney et Bardey pour s’occuper du commerce du café, de l’ivoire et des peaux à Harar, ville à l’est de l’Éthiopie actuelle. Cette activité commerciale façonne les dernières années de sa vie qu’il passe entre Aden et la côte africaine, sur les deux rives de la mer Rouge. Ses tentatives de prendre part au trafic d’armes s’avèrent peu fructueuses. En 1888, il ouvre à son propre compte un comptoir à Harar. Deux ans plus tard, affaibli par la maladie, il est obligé de quitter l’Afrique. En 1891, Rimbaud meurt à Marseille, à l’âge de 37 ans."
(dossier de presse de l'Institut du monde arabe, Paris, à l'occasion des Journées du Patrimoine 2020)

lundi 22 mars 2021

"De même que la sculpture, la peinture des Égyptiens ne peut être considérée que comme un des ornements de leur architecture" (Marie-Théodore Renouard de Bussière)

Tombe du prince Amonherkhepshef, fils de Ramsès III - Vallée des Reines
photo Marie Grillot

"D'après les détails que je vous ai donnés, je crois n'avoir pas besoin d'ajouter que l'architecture avait atteint chez les Égyptiens un très haut degré de perfection. (...)
La sculpture des Égyptiens, tout admirable qu'elle est d'ailleurs, paraît n'avoir été qu'un simple accessoire de leur architecture ; elle faisait des monuments une sorte de livre, où était consigné ce qui est relatif à la science, à l'histoire, à la morale et aux arts ; dans les temples, dans les édifices, un fait ou un précepte est retracé sur chacune des parties qui les composent ; les ornements qui les décoraient étaient soumis à des règles si invariables, étaient tellement égaux entre eux quant à l'exécution, que jamais la sculpture ne pouvait nuire à l'architecture, ni en détruire l'harmonie.
On a reproché aux Égyptiens la raideur des figures de leurs bas-reliefs ; et, partant de là, on a proclamé qu'ils n'avaient point de goût ; on oublie que ces formes symétriques avaient quelque signification religieuse ; que ce n'était pas dans les traits du visage, mais dans l'attitude et le costume que résidait l'expression que l'on voulait donner à une figure ; qu'ainsi, dans la décoration des temples et des lieux saints, l'artiste était assujetti à un type invariable, dans lequel il était obligé d'imiter certains défauts, auxquels même on était habitué, et qui étaient devenus parties constitutives et essentielles du type de l'objet représenté. Je dirai même plus : ce type uniforme, qui se retrouve toujours et choque d'abord, finit par avoir un attrait indéfinissable aux yeux du voyageur ; il y a quelque chose de solennel dans ces ornements sans cesse répétés, dans le sourire mélancolique de ces visages, et dans ces attributs sacrés des divinités protectrices du pays. (...)
En observant les bas-reliefs avec attention, on y découvre de grandes beautés, surtout dans ceux où il était permis au sculpteur de se livrer un peu aux inspirations de son génie. Les visages, il est vrai, n'ont rien d'idéal, comme ceux des statues grecques ; cependant il ne faut pas croire pour cela qu'ils soient entièrement dépourvus de beauté ; copiés, à ce qu'il paraît, sur la nature, ils se distinguent surtout par la grâce ; passez-moi l'expression, ils sont plutôt jolis que beaux, et l'on trouvera difficilement des traits plus agréables. (...)
J'ai presque toujours remarqué que, dans les bas-reliefs, le dessin des animaux est pur, hardi et correct. Les sphinx sont exécutés avec la plus rare perfection. Quant à la perspective, les Égyptiens paraissent n'en avoir eu aucune idée ; pour y suppléer, ils ont ordinairement représenté dans leurs tableaux toutes les figures marchant à la suite les unes des autres et, en général, vues de profil : ce défaut est racheté par la naïveté et la chaleur qui règnent dans la composition. On y observe que le personnage principal, le dieu ou le héros, est dépeint d'une manière colossale et tout-à-fait en disproportion avec les autres figures du même sujet. (...)
Le travail mécanique du sculpteur égyptien était admirable, je vois journellement, à Thèbes, des tableaux exécutés en relief au fond d'un contour creusé ; les arêtes en ont conservé le fini le plus précieux ; le granit indestructible de Syène, dans lequel ils sont taillés, est poli comme le marbre le serait de nos jours. Les hiéroglyphes sont sculptés, soit de la même manière, soit simplement en relief, soit, enfin, en creux, mais sans relief intérieur. (...)
Un peintre venait dessiner en rouge sur la pierre déjà polie le contour des objets et des personnages que le bas-relief ou les hiéroglyphes devaient représenter ; une main plus exercée corrigeait ce premier travail et employait une couleur noire à cet effet ; c'est à ce point qu'en est restée la salle du tombeau.
Le sculpteur travaillait en entaille, en demi-relief ou en plein relief ; le peintre finissait le tableau en appliquant des teintes plates sur les objets représentés. De même que la sculpture, la peinture des Égyptiens ne peut être considérée que comme un des ornements de leur architecture ; ils n'avaient aucune idée d'ombre ni de lumière ; cependant je dois vous faire observer que leurs couleurs, exposées à l'air depuis trois ou quatre mille ans, l'emportent quelquefois en éclat sur les nôtres, et qu'ils possédaient au suprême degré l'art de les marier ensemble, sans en laisser prédominer aucune ; au milieu d'une foule de teintes variées, l'oeil n'aperçoit aucun papillotage. Les chairs humaines sont constamment peintes en rouge ou en jaune."


Extrait de Lettres sur l'Orient, écrites pendant les années 1827 et 1828, tome second, Paris 1829, par le vicomte Marie-Théodore Renouard de Bussière (1802-1865), diplomate (1821-1830), historien et peintre. Il réalise de longs voyages en Orient, se rendant à Constantinople, visitant toute l'Égypte et la Nubie, traversant le Sinaï et rentrant par Suez et Alexandrie. En 1829, il publie deux volumes accompagnés d'un atlas de ces voyages.

"L'architecture égyptienne, depuis surtout que j'ai vu les ruines de Thèbes, me paraît être ce que le génie de l'homme a produit de plus noble, de plus imposant et de plus sublime" (Marie-Théodore Renouard de Bussière)


Karnak : lithographie, par Renouard de Bussière, 1827

"Je vous ai dit, dans ma lettre précédente, que les ruines de Thèbes couvrent les deux rives du Nil. À l'orient on voit les édifices de Karnak et de Louqsor. Du côté de l'occident se trouvent le temple et les tombeaux de Qournah, les colosses et le temple dits de Memnon, enfin, les ruines de Médinet-Abou, les plus méridionales des trois. Sur cette même rive une vallée des montagnes libyques, connue sous le nom de Biban-el-Molouk, renferme les fameux tombeaux des rois.
Nous abordâmes non loin de Karnak, misérable village bâti dans une petite partie de l'enceinte du palais antique. Les ruines de Karnak, les plus colossales qui existent sur le globe, ont une lieue de tour. En y arrivant, on se croit transporté dans une ville construite par une race de géants. La destruction y a fait plus de progrès qu'à Denderah ; mais l'immensité de l'édifice lui imprime un caractère sublime ; on n'en approche qu'avec une sorte d'effroi religieux. Oui, mon cher ami, je vous le répète avec une profonde conviction, quoique les nations modernes aient répudié l'architecture égyptienne, cette architecture, depuis surtout que j'ai vu les ruines de Thèbes, me paraît être ce que le génie de l'homme a produit de plus noble, de plus imposant et de plus sublime ; et, dans la durée des trente siècles qui la séparent du nôtre, je ne vois aucun monument qu'on puisse comparer à ceux que j'ai maintenant sous les yeux.
Le plan du palais de Karnak est noble et grand : ses immenses portiques, ses longues avenues de sphinx et de colonnes, sont le véritable type de la magnificence pharaonique ; en les examinant on court de merveille en merveille. L'édifice est entièrement couvert de sculptures, qui sont beaucoup plus belles que je ne m'attendais à les trouver. On y voit représentés la plupart des anciens Pharaons et les actions guerrières par lesquelles ils se sont illustrés. Des constructions de toutes les époques entourent ce magnifique palais, et sont comprises dans son enceinte générale.
Je ne tenterai pas de vous décrire Karnak avec détail ; la pensée seule d'une telle entreprise suffit pour effrayer mon imagination ; plusieurs voyageurs l'ont essayé, plusieurs artistes en ont fait des dessins ; mais, malgré leur talent, ces ouvrages ne donnent qu'une faible idée de la réalité ; la peinture, qui agrandit les petits objets, rapetisse ce qui est gigantesque ; elle donne des souvenirs à ceux qui ont vu ; mais quant aux autres, elle ne peut les faire juger de ce qui est.
Nous nous sommes établis au milieu des ruines. Une petite cellule du grand pylône de l'ouest nous sert de chambre à coucher. Je passe mes journées à écrire et à dessiner ; dans mes courses solitaires, il m'arrive souvent de faire fuir quelques chacals, habitant comme moi ce magique séjour. Il m'attache plus que tout ce que j'ai vu jusqu'ici : à chaque instant j'y découvre de nouvelles beautés de détail ; en le quittant, je croirai me séparer d'un ami. Il me semble que je me suis approprié ces lieux abandonnés ; en les parcourant, je me sens heureux, je jouis pleinement de mon existence.
L'auguste immensité de ce qui m'entoure me donne une idée de ce qu'étaient les chefs de l'ancienne Égypte. Je vois ici un sanctuaire digne de la divinité : ce qui est vraiment grand est de tous les temps et de tous les cultes. D'ailleurs, les images et les symboles sacrés qui décorent Karnak sont la représentation allégorique de vérités sublimes et le résultat de profondes connaissances. Que devait être la nation par laquelle de semblables monuments ont été élevés ?"


Extrait de Lettres sur l'Orient, écrites pendant les années 1827 et 1828, tome second, Paris 1829, par le vicomte Marie-Théodore Renouard de Bussière (1802-1865), diplomate (1821-1830), historien et peintre. Il réalise de longs voyages en Orient, se rendant à Constantinople, visitant toute l'Égypte et la Nubie, traversant le Sinaï et rentrant par Suez et Alexandrie. En 1829, il publie deux volumes accompagnés d'un atlas de ces voyages.

samedi 20 mars 2021

"Les proportions les plus parfaites, (les) lignes simples et graves jusqu'au sublime" du temple de Dendérah, par le vicomte Renouard de Bussière

by Allan, John H. in A Pictorial Tour in the Mediterranean : 
Including Malta-Dalmatia-Turkey-Asia Minor-Grecian Archipelago-Egypt-Nubia-Greece-Ionian Islands-Sicily-Italy-and Spain, 1843.


"Enfin, mon cher ami, j'ai vu cette merveilleuse Tentyre ; j'ai parcouru ses édifices, ses portiques, ses temples. Que ne puis-je vous faire partager l'émotion délicieuse et profonde dont je suis encore pénétré ! Que ne puis-je faire passer sous vos yeux l'imposante immensité des monuments que je viens de voir !
Je vous ai écrit ma dernière lettre assis au pied d'un groupe de douns, en face de Denderah.
Le jour suivant, nous croisâmes le Nil de bonne heure et nous mîmes pied à terre auprès de ce village ; son nom moderne rappelle celui de Tentyre. Les palmiers et les sunts qui l'environnent lui donnent un aspect riant. Du reste cette bourgade est peu étendue, pauvre et composée de misérables cahutes bâties en terre. Nous n'y restâmes que le temps nécessaire pour acheter quelques provisions et nous procurer des montures ; et aussitôt nous prîmes le chemin des ruines. Elles sont à une lieue au sud-ouest du village, dans l'intérieur des terres. 
Ayant traversé la forêt, nous aperçûmes le temple à quelque distance : nous vîmes d'abord à la gauche de notre chemin six colonnes d'un assez mauvais style, qui ont appartenu à un ancien édifice. Après avoir fait une foule de détours, auxquels nous obligèrent les inondations du Nil, nous arrivâmes aux propylies du grand temple. Une porte construite en énormes masses de couleur rougeâtre, s'élève au milieu des décombres : elle est de forme pyramidale, très mutilée d'un côté, parfaitement conservée de l'autre ; des figures symboliques et des hiéroglyphes couvrent ses faces : un globe ailé plane sur sa large corniche. Je traversai cette magnifique porte, et je me trouvai en face de la construction principale.
J'essaierais en vain de vous faire comprendre les sensations que j'éprouvai dans ce moment ; ce que j'avais sous les yeux surpassait l'idée que mon imagination s'en était faite. Muet d'étonnement et d'admiration, je m'assis sur un bloc de pierre en face du portique ; j'oubliai l'univers entier, et je m'abîmai dans la contemplation.
Lorsque, revenu à moi-même, je pus enfin me livrer à l'examen des détails, je découvris partout les proportions les plus parfaites, des lignes simples et graves jusqu'au sublime. Les bas-reliefs, les hiéroglyphes, les inscriptions et les ornements si multipliés ne nuisent point à la masse sévère de l'ensemble : ils disparaissent dans l'immensité de l'édifice, pour ne laisser voir que de grandes lignes. La forme pyramidale, qui se retrouve dans tous les ouvrages égyptiens, leur donne une solidité qui semble indestructible et une incomparable majesté.
Que n'ai-je pu lire tout ce qui se trouve écrit sur les murs de cet admirable monument ! Que n'ai-je pu y faire revivre pour un instant les anciens Égyptiens, et assister à leur culte et à leurs pompeux sacrifices ! Les journées que j'ai passées à Tentyre ne s'effaceront jamais de ma mémoire. Quand on a vu ce monument, plus merveilleux que les pyramides elles-mêmes, on a oublié toutes les fatigues d'un long voyage.
Plus on s'éloigne de Denderah, et plus la nature s'embellit : de toutes parts s'étendent de grands villages, des forêts de douns, des champs cultivés et des prairies qu'animent de grands troupeaux de buffles. Le fond du paysage est toujours occupé par la chaîne de Mokattam. Ses roches dentelées contrastent avec la fertilité qui règne sur les rivages du fleuve, et donnent à la contrée un aspect enchanteur."


Extrait de Lettres sur l'Orient, écrites pendant les années 1827 et 1828, tome second, Paris 1829, par le vicomte Marie-Théodore Renouard de Bussière (1802-1865), diplomate (1821-1830), historien et peintre. Il réalise de longs voyages en Orient, se rendant à Constantinople, visitant toute l'Égypte et la Nubie, traversant le Sinaï et rentrant par Suez et Alexandrie. En 1829, il publie deux volumes accompagnés d'un atlas de ces voyages.

lundi 15 mars 2021

Confidences nostalgiques de l'obélisque de Paris, par Théophile Gautier

Place Louis XV : dessin de Gaspard Gobaut  (1814-1882). Source : Gallica

L'obélisque de Paris

Sur cette place je m'ennuie,
Obélisque dépareillé ;
Neige, givre, bruine et pluie
Glacent mon flanc déjà rouillé ;

Et ma vieille aiguille, rougie
Aux fournaises d'un ciel de feu,
Prend des pâleurs de nostalgie
Dans cet air qui n'est jamais bleu.

Devant les colosses moroses
Et les pylônes de Luxor,
Près de mon frère aux teintes roses,
Que ne suis-je debout encor,

Plongeant dans l'azur immuable,
Mon pyramidion vermeil
Et de mon ombre, sur le sable,
Ecrivant les pas du soleil !

Rhamsès, un jour mon bloc superbe,
Où l'éternité s'ébréchait,
Roula fauché comme un brin d'herbe,
Et Paris s'en fit un hochet.

La sentinelle granitique,
Gardienne des énormités,
Se dresse entre un faux temple antique
Et la chambre des députés.

Sur l'échafaud de Louis seize,
Monolithe au sens aboli,
On a mis mon secret, qui pèse
Le poids de cinq mille ans d'oubli.

Les moineaux francs souillent ma tête,
Où s'abattaient dans leur essor
L'ibis rose et le gypaète
Au blanc plumage, aux serres d'or.

La Seine, noir égout des rues,
Fleuve immonde fait de ruisseaux,
Salit mon pied, que dans ses crues
Baisait le Nil, père des eaux,

Le Nil, géant à barbe blanche
Coiffé de lotus et de joncs,
Versant de son urne qui penche
Des crocodiles pour goujons !

Les chars d'or étoiles de nacre
Des grands pharaons d'autrefois
Rasaient mon bloc heurté du fiacre
Emportant le dernier des rois.

Jadis, devant ma pierre antique,
Le pschent au front, les prêtres saints
Promenaient la bari mystique
Aux emblèmes dorés et peints ;

Mais aujourd'hui, pilier profane
Entre deux fontaines campé,
Je vois passer la courtisane
Se renversant dans son coupé.

Je vois, de janvier à décembre,
La procession des bourgeois,
Les Solons qui vont à la chambre,
Et les Arthurs qui vont au bois.

Oh ! dans cent ans quels laids squelettes
Fera ce peuple impie et fou,
Qui se couche sans bandelettes
Dans des cercueils que ferme un clou,

Et n'a pas même d'hypogées
À l'abri des corruptions,
Dortoirs où, par siècles rangées,
Plongent les générations !

Sol sacré des hiéroglyphes
Et des secrets sacerdotaux,
Où les sphinx s'aiguisent les griffes
Sur les angles des piédestaux ;

Où sous le pied sonne la crypte,
Où l'épervier couve son nid,
Je te pleure, ô ma vieille Egypte,
Avec des larmes de granit !


extrait de Émaux et Camées, de Théophile Gautier 
(1811 - 1872), poète, romancier et critique d'art français.
"Théophile Gautier a composé son Roman de la momie avant de contempler le moindre sarcophage du musée de Boulak, et il n’est jamais allé en Haute-Égypte, n’a pas pénétré dans cette Vallée des Rois qu'il a si merveilleusement dépeinte. Mais il a lu les récits des voyageurs, a étudié les ouvrages trouvés jusqu'au charmant dialogue : Nostalgies d’obélisques dont il ne doive l’idée à Flaubert, par l'intermédiaire de Maxime Du Camp." (Jean-Marie Carré, Voyageurs et écrivains français en Égypte, 1956)

mercredi 3 mars 2021

Les bienfaits des eaux du Nil, selon Cornelis de Bruyn (XVIIe-XVIIIe s.)

photo MC

"Il faut remarquer ici l'admirable Providence de Dieu, qui envoie dans un temps précis des pluies dans l'Éthiopie, afin d'humecter l'Égypte où il ne pleut presque point, et que l'eau y entraîne un limon, qui amende tellement le terroir maigre et sablonneux de ce pays le plus sec qui soit au monde, que les laboureurs sont obligés, avant que d'y jeter leur semence, de mettre du sable dans leur terre, afin de corriger l'excès de graisse que l'eau y a laissé en se retirant. Le reste de l'Égypte, qui n'est point inondé des eaux du Nil, demeure tout sec, sablonneux et stérile. (a)
Une autre chose qu'on peut remarquer dans cette Providence, c'est que non seulement ces grosses pluies viennent des pays montagneux de l'Éthiopie pour enrichir l'Égypte de Ia bénédiction du Ciel, mais aussi que, selon le témoignage des habitants, au commencement de juin et les quatre mois suivants, les vents du Nord-Est sont envoyés par ce sage Conducteur du Monde, afin de repousser l'eau qui s'écoulerait trop tôt, et l'empêcher de se décharger dans la mer dont ils lui ferment pour ainsi dire l'entrée ; ainsi le débordement de cette rivière est une bénédiction toute particulière à l'Égypte, au lieu que les débordements et les inondations des autres n'arrivent guère qu’au grand dommage des pays où ils se font, ce qui, pour dire la vérité, arrive aussi en quelques endroits par le débordement du Nil.
Cette rivière n'est pas fort poissonneuse ; mais de savoir s'il le faut attribuer à ce que son eau est trop trouble, ou la destruction qu'y font du poisson les crocodiles et les monstres de cette rivière, c'est ce que je ne saurais décider ; je dirai seulement que ces animaux se tenant la plupart du temps au haut dans la rivière, et ne s'en trouvant que très rarement et presque jamais au Caire, il est évident que cette seconde raison n'en est pas la cause, au moins à l'égard du Caire. Mais en bas le Nil est plein de marsouins. 
L'eau en est très saine à boire, et les habitants du pays savent la purifier en peu de temps de son limon, par le moyen de la pâte d'amande, ou de quelque autre semblable. Elle se purifie aussi fort bien en la mettant dans de certains petits pots de terre, et c'est ainsi que j'en usais d'ordinaire. (b) 
On ne trouve presque point d'autre eau par toute l'Égypte ; et c'est ce qui est cause que presque toutes les villes, les bourgs et les hameaux sont bâtis le long de la rivière (...)."

(
a) Le Nil rend l'Égypte si féconde qu'une même terre porte dans l'année trois ou quatre sortes de fruits différents ; on y sème, par exemple, des laitues et des concombres, ensuite du blé ; et après la moisson, des melons et d'autres légumes. On y sème le blé dans les mois d'octobre et de novembre, après que cette fécondité que cause l'inondation du Nil s'étend jusques aux hommes et aux animaux. On voit souvent que les eaux nouvelles rendent les femmes fécondes, soit qu'elles se baignent alors ou qu'elles en boivent au temps de l'inondation ; ainsi elles conçoivent ordinairement dans les mois de juillet et d'août, et accouchent dans les mois d'avril ou de mai. À l'égard des animaux, les vaches portent presque toujours deux veaux à la fois. Les brebis deviennent pleines deux fois l'année, et font deux agneaux à la première portée, et un seulement à la seconde. On a vu souvent une chèvre avec quatre cabris, qu'elle avait eus d'une seule portée. L'herbe des prés est si haute, quand l'eau s'est retirée, qu'elle couvre le bétail ; et les pâturages y sont si bons que les troupeaux, qu'on y laisse jour et nuit attachés par un pied, y engraissent en peu de temps.

(b) Les habitants de l'Égypte trouvent cette eau si bonne qu'ils irritent souvent leur goût avec des épiceries pour pouvoir en boire davantage ; d'ailleurs, elle ne fait jamais de mal, surtout quand elle est purifiée de la manière dont le rapporte l'auteur, qui ne devait pas oublier de dire que, faute de glace, on a trouvé le secret de la rafraîchir en la mettant dans certaines cruches de terre qu'on appelle bardaques, et qu'on expose à l'air suspendues dans un lieu où le vent puisse les agiter. Il y a à présent quelques-unes de ces cruches dans les cabinets des curieux.

extrait de Voyage au Levant : c'est-à-dire, dans les principaux endroits de l'Asie Mineure, dans les isles de Chio, Rhodes, Chypre, &c, de même que dans les plus considérables villes d'Égypte, Syrie, & Terre Sainte ; enrichi d'un grand nombre de figures en taille douce, 1725, par Cornelis de Bruyn (Corneille Le Bruyn - 1652-1726 ou 1725), artiste et voyageur hollandais.

Pour faciliter la lecture, quand cela semblait nécessaire, l'orthographe a été rétablie selon les critères actuels.

mardi 2 mars 2021

"Ces géants de la mort, que quarante siècles ont respectés" (le baron Octave van Ertborn, à propos des pyramides de Giza)

photo (1860), attribuée à Paul Baron des Granges (1827-1887)

"Au lever du soleil nous prîmes la direction des pyramides (...).
À mesure que nous nous avancions, nous voyions grandir ces monuments éternels du génie de la première Égypte et de la folle ambition des Pharaons ; monuments qui par leur forme gigantesque paraissent écraser la terre de leur masse. 
Lorsque je fus arrivé à leur base, je fus plus étonné que jamais de leur immensité. Ils étaient là devant moi ces géants de la mort, que quarante siècles ont respectés ; je demeurai longtemps silencieux et pénétré, malgré moi, d'un profond sentiment de vénération en présence de ces constructions merveilleuses, dont les fondateurs même sont presqu'oubliés, et qui ont survécu à la mémoire de ceux qu'elles devaient immortaliser. (...)
Primitivement les pyramides étaient recouvertes d'un revêtement en marbre dont on les a dépouillées, pour en orner les monuments du Caire, les pierres qui ont servi à la construction forment des marches au nombre de deux cent et neuf. Ces pierres vues de loin se perdent dans l'immensité de l'édifice ; mais lorsqu'on en approche, ce sont des quartiers de rocher ; chaque gradin à deux ou trois pieds d'élévation. 
(...) Une foule de réflexions se croisaient dans mon esprit à la vue de ces constructions, les plus colossales que l'orgueil de l'homme ait jamais élevées. Que de générations se sont succédé, que de héros, que de rois, que de peuples ont passé à leurs pieds depuis que le monde étonné a vu pour la première fois ces merveilles. Le passage de Chateaubriand me revint en mémoire, et je pensai avec lui : "Ce n'est point, par le sentiment de son néant que l'homme a élevé un tel sépulcre, c'est par l'instinct de son immortalité : ce sépulcre n'est point la borne qui annonce la fin d'une carrière, c'est la borne qui marque l'entrée d'une vie sans terme ; c'est une espèce de porte éternelle, bâtie sur les confins de l'éternité."
Il y a quelque chose de grand dans l'idée, mais de barbare dans l'exécution ; que de vies, que de sueurs, il en a coûté pour satisfaire le fol orgueil des Pharaons et les pyramides paraissent, dans leur silencieux isolement, répéter aux ambitieux qui se meuvent à leurs pieds, l'inscription qui au dire des auteurs arabes s'y trouvait encore de leur temps : 
"Moi Souryd, roi, j'ai construit ces pyramides en tel temps ; je les ai terminées en six années ; que celui qui me succèdera et croira m'égaler les détruise en six cents ans. Il est pourtant plus aisé de détruire que d'édifier ; je les ai revêtues d'une étoffe brillante ; qu'il les revêtisse de nattes s'il le peut.
(...) Une foule d'auteurs et de savants se sont occupés des pyramides et ont émis un grand nombre d'opinions. Il en est parmi eux qui en ont fait des monuments sacrés, des gnomons, des observatoires ; d'autres ont cru qu'elles avaient été construites pour préserver certaines parties de la vallée du Nil de l'envahissement des sables. Les recherches les plus récentes ont prouvé que ceux qui en faisaient des monuments funéraires étaient seuls dans le vrai. Il n'est pourtant point impossible que ces monuments n'aient servi plus tard à des observations astronomiques, et il paraît indubitable que les données de leur construction reposent sur des observations de ce genre."

Dans la préface de son ouvrage Souvenirs et impressions de voyage en Orient (1867), d'où est extrait le texte ci-dessus, le géologue belge baron Octave van Ertborn (1839-1909), spécialiste des puits artésiens, fait preuve d'une modestie intellectuelle exemplaire :"Je n'ai point la prétention, écrit-il, de faire la description des pays que j'ai visités ; d'autres plus habiles que moi l'ont fait avec autant de talent que d'érudition, et il y aurait de la présomption de ma part à chercher à marcher sur leurs traces. Je me suis borné à polir les notes que j'avais ébauchées en voyage il y a trois ans, et s'il m'est arrivé de sortir du cadre que je m'étais tracé, c'est que je me suis laissé entraîner par mes études favorites dans l'espoir d'offrir plus d'intérêt au lecteur et il est probable que j'ai présumé de mes forces, surtout en parlant des Pyramides ; je ne saurais à cet égard réclamer assez d'indulgence de ceux que des études plus approfondies auraient mis à même de me critiquer."

"L'ensemble de l'édifice a beaucoup de grandeur" (Juliette de Robersart, à propos du temple de Dendérah)

via Google Arts & Culture

"Nous avons débarqué ce matin à huit heures sur la rive arabique pour aller à Dendérah, village bâti près des ruines célèbres de Tentyris, où nous prîmes des ânes qui volaient si bien que (...) s'est trouvée tout à coup et contre sa volonté très gracieusement et même majestueusement à terre sans mal, ni douleur, ni honte de ce faux pas. Elle tomba au pied d'un pylône élevé, une sorte d'arc de triomphe.
L'air était excellent, les blés avaient des épis. Des Égyptiens nous cueillirent des fèves de marais et s'étonnèrent de ne pas nous les voir manger crues comme ils le font.
Les monts de l'Arabie se baignent dans une vapeur azurée ; les bois de palmiers élèvent leurs têtes charmantes sous un ciel incomparable ; tout est vert, mais le soleil de midi a des rayons transperçants.
Le temple de Tentyris, appelé souvent Dendérah, rendu célèbre à cause du zodiaque sculpté au plafond qui fit faire tant de conjectures impies sur sa date, est un des mieux conservés de l'Égypte, mais il ne remonte qu'au temps des Ptolémées et de Néron. On y voit le portrait aux traits fins de la belle Cléopâtre. Les colonnes sont étranges, leurs massifs chapiteaux sont formés de figures colossales d'Isis.
Depuis que les hiéroglyphes ont révélé la date relativement moderne du temple tant vanté et admiré au commencement de ce siècle, et donné raison à la Bible, chacun crie à la décadence de l'art. Je me garderai bien de ne pas hurler avec les loups. Certes, toutes ces figures et ces corps emprisonnés comme des momies dans la raideur des lignes égyptiennes par des artistes grecs, ne valent point les ouvrages d'il y a trois mille trois cents ans ! Mais l'ensemble de l'édifice a beaucoup de grandeur.
Le portique, ouvrage de Tibère, est soutenu par vingt-quatre colonnes en quatre rangées. Le plafond représente le célèbre zodiaque. Les trois salles qui viennent ensuite ont une grande noblesse.
Un petit planisphère, maintenant à Paris, a été pris dans une chambre latérale. La longueur du temple est de quatre-vingt-un mètres, et sa largeur est de trente-quatre. Le portique, qui donne à l'édifice la forme d'un T, est de quarante-trois mètres sur dix-huit d'élévation intérieure. Un dromos conduisait au pylône où sont gravés les noms de Domitien et de Trajan.
Plus loin, on voit encore avec intérêt le petit temple d'Isis, le typhonium, les immenses enceintes de briques crues, le portail en pierre où est écrit le nom d'Antonin.
On lit dans les auteurs du XVIIe siècle que le temple de Tentyris avait autant de fenêtres que l'année a de jours ; "elles étaient percées de manière à ce que chacune répondît à un degré de l'un des signes du zodiaque, et que l'intérieur reçût successivement les rayons du soleil chaque jour de l'année par une fenêtre différente." Je le regrette, mais il paraît que c'est un conte.
Dupuis et son école, qui n'avaient point déchiffré les hiéroglyphes, s'émurent de ce que les deux zodiaques de Dendérah commencent par le signe du lion. Ils supposèrent qu'ils avaient été construits à une époque où le lever du soleil, le premier jour de l'année égyptienne, correspondait au point du ciel où se trouvait alors le signe du lion, ce qui donnait aux zodiaques une antiquité de quatorze mille ans !
Ô que bénie soit la bonne foi du charbonnier ! Qu'elle est réellement savante, elle qui nous fait dire tout d'abord : "Cela ne peut être, c'est contraire à la Bible."

extrait de Orient, Égypte : journal de voyage dédié à sa famille, par Mme la Comtesse Juliette de Robersart (1824-1900), femme de lettres belge d'expression française, auteure de récits de voyage