"Je vous ai dit, dans ma lettre précédente, que les ruines de Thèbes couvrent les deux rives du Nil. À l'orient on voit les édifices de Karnak et de Louqsor. Du côté de l'occident se trouvent le temple et les tombeaux de Qournah, les colosses et le temple dits de Memnon, enfin, les ruines de Médinet-Abou, les plus méridionales des trois. Sur cette même rive une vallée des montagnes libyques, connue sous le nom de Biban-el-Molouk, renferme les fameux tombeaux des rois.
Nous abordâmes non loin de Karnak, misérable village bâti dans une petite partie de l'enceinte du palais antique. Les ruines de Karnak, les plus colossales qui existent sur le globe, ont une lieue de tour. En y arrivant, on se croit transporté dans une ville construite par une race de géants. La destruction y a fait plus de progrès qu'à Denderah ; mais l'immensité de l'édifice lui imprime un caractère sublime ; on n'en approche qu'avec une sorte d'effroi religieux. Oui, mon cher ami, je vous le répète avec une profonde conviction, quoique les nations modernes aient répudié l'architecture égyptienne, cette architecture, depuis surtout que j'ai vu les ruines de Thèbes, me paraît être ce que le génie de l'homme a produit de plus noble, de plus imposant et de plus sublime ; et, dans la durée des trente siècles qui la séparent du nôtre, je ne vois aucun monument qu'on puisse comparer à ceux que j'ai maintenant sous les yeux.
Le plan du palais de Karnak est noble et grand : ses immenses portiques, ses longues avenues de sphinx et de colonnes, sont le véritable type de la magnificence pharaonique ; en les examinant on court de merveille en merveille. L'édifice est entièrement couvert de sculptures, qui sont beaucoup plus belles que je ne m'attendais à les trouver. On y voit représentés la plupart des anciens Pharaons et les actions guerrières par lesquelles ils se sont illustrés. Des constructions de toutes les époques entourent ce magnifique palais, et sont comprises dans son enceinte générale.
Je ne tenterai pas de vous décrire Karnak avec détail ; la pensée seule d'une telle entreprise suffit pour effrayer mon imagination ; plusieurs voyageurs l'ont essayé, plusieurs artistes en ont fait des dessins ; mais, malgré leur talent, ces ouvrages ne donnent qu'une faible idée de la réalité ; la peinture, qui agrandit les petits objets, rapetisse ce qui est gigantesque ; elle donne des souvenirs à ceux qui ont vu ; mais quant aux autres, elle ne peut les faire juger de ce qui est.
Nous nous sommes établis au milieu des ruines. Une petite cellule du grand pylône de l'ouest nous sert de chambre à coucher. Je passe mes journées à écrire et à dessiner ; dans mes courses solitaires, il m'arrive souvent de faire fuir quelques chacals, habitant comme moi ce magique séjour. Il m'attache plus que tout ce que j'ai vu jusqu'ici : à chaque instant j'y découvre de nouvelles beautés de détail ; en le quittant, je croirai me séparer d'un ami. Il me semble que je me suis approprié ces lieux abandonnés ; en les parcourant, je me sens heureux, je jouis pleinement de mon existence.
L'auguste immensité de ce qui m'entoure me donne une idée de ce qu'étaient les chefs de l'ancienne Égypte. Je vois ici un sanctuaire digne de la divinité : ce qui est vraiment grand est de tous les temps et de tous les cultes. D'ailleurs, les images et les symboles sacrés qui décorent Karnak sont la représentation allégorique de vérités sublimes et le résultat de profondes connaissances. Que devait être la nation par laquelle de semblables monuments ont été élevés ?"
Extrait de Lettres sur l'Orient, écrites pendant les années 1827 et 1828, tome second, Paris 1829, par le vicomte Marie-Théodore Renouard de Bussière (1802-1865), diplomate (1821-1830), historien et peintre. Il réalise de longs voyages en Orient, se rendant à Constantinople, visitant toute l'Égypte et la Nubie, traversant le Sinaï et rentrant par Suez et Alexandrie. En 1829, il publie deux volumes accompagnés d'un atlas de ces voyages.
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