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samedi 12 septembre 2020

"En Égypte, les œuvres les plus antiques sont les plus belles de toutes" (Edmond About)


Beni-Hassan : Tomb 3 Asiatic scene. 
Carl Richard Lepsius, Denkmäler aus Aegypten und Aethiopien, Leipzig, 1913

"On pourrait objecter que l'Égypte a préparé l'art grec, et que Thèbes fut autrefois l'institutrice d'Athènes, comme le Pérugin a été le maître de Raphaël. Il y aurait assurément de l'injustice à demander pourquoi l'auteur du Mariage de la Vierge n'a pas fait la madone de Foligno. C'est la loi du progrès dans une de ses applications les plus connues ; mais la loi du progrès, autant qu'on en peut juger d'après les documents qui nous restent, ne s'est jamais vérifiée en Égypte. Les œuvres les plus antiques y sont les plus belles de toutes ; il semble qu'une colonie ait importé sur les bords du Nil une civilisation toute faite et parfaite, et que l'histoire du pays, à dater du deuxième jour, ne soit qu'une longue décadence. 
Dans les tombeaux de Beni-Hassan, qui datent de la VIIe dynastie, et qui sont plus vieux qu'Abraham, on peut voir encore aujourd'hui des tableaux pleins de mouvement, de vie, de gaîté même. Tous les monuments du premier âge expriment en traits vifs et charmants la douceur d'une vie champêtre, abondante, libre, heureuse, et l'art qui l'a traduite est facile comme elle. On dirait que les vivants se sont plu à réunir dans la demeure des morts l'image de tous les plaisirs qu'ils avaient goûtés sur la terre. Aucune allusion à la grandeur des rois, au despotisme des prêtres, à ces épreuves de l'autre vie dont le détail formaliste et minutieux remplit les monuments de l'Égypte dégénérée. L'architecture des premiers âges offre des spécimens du pur style dorique, tel ou peu s'en faut qu'il existe au Parthénon d'Athènes, et partant bien supérieur à cette énormité savante et prétentieuse qui fut le style de Sésostris.
Il est vrai que cette grave question se juge sur un dossier fort incomplet. Beaucoup d'édifices ont disparu, force nous est de raisonner sur le peu qui subsiste. On s'imagine en France que tous les temples et les tombeaux d'Égypte étaient taillés dans le granit ; il s'en faut de presque tout ; le granit est une pierre rare, on ne le trouve qu'à la hauteur d'Assouan, presque sous le tropique du Cancer. Les anciens venaient le chercher jusque-là pour en faire des obélisques et des statues ; mais lorsqu'il s'agissait de construire tout un temple, ils employaient le grès ou le calcaire, qui se trouvait sous leur main. Les temples de calcaire ont passé dans les fours à chaux, pièce à pièce ; le grès seul est resté debout parce qu'il ne pouvait servir à rien. Il risque fort de disparaître à son tour, ou du moins les derniers vestiges de cette précieuse antiquité sont plus exposés aujourd'hui que sous les mameluks. 
Le Nil commence à miner Louqsor : quelques jours avant notre arrivée, une partie du temple s'était écroulée à grand bruit sans cause apparente ; mais le pire ennemi des choses antiques, c'est le touriste, ce désœuvré souvent inepte qui fait sauter un éclat de mur pour rapporter un souvenir, et qui martèle les hiéroglyphes ou les peintures, histoire d'y laisser son nom. Quand le voyage était coûteux et difficile, lorsque les ruines de Thèbes ne voyaient qu'une demi-douzaine d'étrangers tous les ans, les dégâts étaient véniels ; aujourd'hui Anglais et Américains s'abattent sur le Nil par centaines, comme des oiseaux de passage ; la manie des collections va croissant ; on trafique des antiquités à bureau ouvert ; les agents des consulats se livrent publiquement à ce commerce, et le gouvernement n'est pas de force à chasser les vendeurs du temple, qui finiront par vendre le temple même. 
Il est urgent d'arrêter cet abus et de préserver les ruines, au moins jusqu'à ce que M. Mariette ait copié toutes les inscriptions qui restent inédites. Ces murailles de la Haute-Égypte sont un livre que la science épelle avec ardeur. Elle espère y retrouver un grand chapitre de l'histoire du genre humain et la réfutation de certaines légendes trop longtemps accréditées. On n'osera peut-être plus dire que l'humanité est vieille de six mille ans en présence de documents authentiques qui en ont sept ou huit mille."

extrait de Le fellah : souvenirs d'Égypte, 1869, par Edmond François Valentin About (1828-1885), écrivain, journaliste et critique d'art français, membre de l’Académie française

vendredi 11 septembre 2020

Mariette-Bey "honore la France, l'Égypte, l'humanité" (Edmond About)


"Mariette-Bey nous reçut à bras ouverts ; c'est un des hommes les plus complets qui soient au monde : savant comme un bénédictin, courageux comme un zouave, patient comme un graveur en taille douce, naïf et bon comme un enfant, quoiqu'il s'emporte à tout propos, malheureux comme on ne l'est guère, et gai comme on ne l'est plus, brûlé à petit feu par le climat du tropique, et tué plus cruellement encore dans les personnes qui lui sont chères, salarié petitement, presque pauvre dans un rang qui oblige, mal vu des fonctionnaires et du peuple, qui ne comprennent pas ce qu'il fait et considèrent la science comme une superfluité d'Europe, cramponné malgré tout à cette terre mystérieuse qu'il sonde depuis bientôt vingt ans pour lui arracher tous ses secrets, honnête et délicat jusqu'à s'en rendre ridicule, conservateur têtu de l'admirable musée qu'il a fait et qu'on ne visite guère, éditeur de publications ruineuses que la postérité payera peut-être au poids de l'or, mais qui sollicitent en vain les encouragements des ministères, il honore la France, l'Égypte, l'humanité, et, quand il sera mort de désespoir, on lui élèvera peut-être une statue.
Il était conservateur des antiques au musée du Louvre et connu du monde savant par quelques travaux estimés, lorsque le duc de Luynes eut l'idée de l'envoyer ici pour des fouilles. Il se donna la tâche de découvrir les tombeaux des Apis, plus introuvables assurément dans le désert que la planète Neptune dans le ciel. Durant quatorze mois, il vécut en plein sable, près de Memphis, sous un baraquement provisoire qui mériterait d'attirer tous les savants en pèlerinage. Les dépenses et les lenteurs de l'entreprise découragèrent le duc de Luynes, la France eut foi dans M. Mariette ; on lui fournit quelques ressources, et un beau jour, guidé par des signes que lui seul était capable d'interpréter, il déblaya l'entrée de cette admirable caverne où l'on couchait les bœufs sacrés dans des tombeaux monolithes, polis comme des miroirs et aussi vastes que les salles à manger de Paris.
Cette découverte fut suivie de cent autres, et le gouvernement égyptien, comprenant à la fin qu'il devait exploiter lui-même les trésors scientifiques du sous-sol, emprunta M. Mariette à la France. C'est aux dépens des vice-rois, c'est à leur éternel honneur qu'il a trouvé la table d'Abydos et cette liste des rois qui confirme contre toute attente la chronologie calomniée de Manéthon."
 


extrait de Le fellah : souvenirs d'Égypte, 1869, par Edmond François Valentin About (1828-1885), écrivain, journaliste et critique d'art français, membre de l’Académie française

vendredi 5 octobre 2018

Le fellah égyptien, sous la plume d'Edmond François Valentin About

photo : Marc Chartier
"- Enfin ! s'écria la maîtresse de maison, j'espère que vous allez nous expliquer la véritable signification du mot fellah ! Vous l'avez prononcé deux ou trois fois en un quart d'heure dans des sens divers ; les livres que j'ai lus semblent en faire le synonyme de misérable, de paresseux et de malpropre, et vous vous intitulez fellah sur vos cartes, comme on se pare ici d'une noblesse ou d'une fonction.

À cette interpellation bienveillante et faite d'une voix assurément bien douce, Ahmed bondit sur place. Nous le vîmes grandir, et la flamme jaillit de ses yeux.

- Une fonction ? dit-il ; oui, madame. Si c'est une fonction que de nourrir, d'éclairer et de vêtir le genre humain, le fellah est un fonctionnaire aussi haut placé pour le moins que vos préfets et nos moudirs, dont l'Angleterre est privée et dont elle se passe avec joie. Celui qui du matin au soir et tout le long de l'année fonctionne à tour de bras pour produire le blé, l'huile, le sucre et le coton, qu'il s'appelle laboureur en français ou fellah en arabe, mérite plus de reconnaissance que les ventrus parqués dans un herbage officiel. (...)
Nos pères sont les premiers hommes dignes de ce nom dont il soit parlé dans l'histoire ; ils ont créé de toutes pièces une civilisation parfaite quand tout était solitude ou barbarie dans vos pays. Cette race patiente, ingénieuse et douce a inventé l'agriculture, les arts, l'écriture, et, ce qui vaut mieux, la justice ; c'est leur morale qui vous guide encore chaque fois que vous faites le bien. Longtemps, longtemps avant l'âge où les événements ont commencé d'avoir des dates, l'agriculture de nos pères dépassait en perfection tout ce que vous admirez aujourd'hui. Certains tombeaux d'une antiquité vraiment immémoriale nous montrent combien la vie rustique était heureuse et pleine chez les fellahs, lorsque messieurs vos pères, armés d'une hache de caillou, se dévoraient les uns les autres. Nous élevions en domesticité plus de quarante races d'animaux qui depuis sont retournées à la vie sauvage. Je dis nous élevions, car je me flatte d'être le descendant direct de ces humbles seigneurs-là ; mon portrait se trouve dans leurs tombeaux, sur tous leurs monuments ; le type de la famille est resté immuable.
Il fallait que notre sang fût d'une qualité bien particulière pour rester pur après tout le mélange de huit ou dix invasions. Nous avons été conquis tour à tour par les Éthiopiens, les Hicsos, les Perses, les Macédoniens, les Romains, les Arabes, les Circassiens ou mameluks, les Turcs, que sais-je encore ? mais nous sommes restés nous-mêmes, par un décret spécial du Dieu puissant. Il est écrit là-haut que l'étranger et l'étrangère ne verront pas grandir leur postérité sur le sol sacré de l'Égypte et si l'étranger se marie à la femme égyptienne, les enfants ne vivront que s'ils deviennent comme nous. Dès la troisième génération, le sang exotique s'élimine, et il ne reste que de petits fellahs. Or, comme il y a tout un lot de qualités héréditaires qui se transmettent de père en fils avec le sang fellah, c'est le grand nombre chez nous qui est l'élite du peuple ; vous nous reconnaîtrez à notre type et à notre conduite plus facilement à coup sûr qu'on ne discerne un gentilhomme dans la foule des Parisiens."

extrait de Le fellah : souvenirs d'Égypte, 1869, par Edmond François Valentin About (1828-1885), écrivain, journaliste et critique d'art français, membre de l’Académie française