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samedi 7 novembre 2020

"Au souvenir de la vie du Caire, que de regrets, que de désirs m'assiègent !" (Henry Cammas)

Prosper-Georges-Antoine Marilhat
Vue de la Place de L'Esbekieh et du Quartier Copte, au Caire, 1833

"Quiconque redoute le froid, le brouillard, les pluies fines de nos climats si mal à propos nommés tempérés, fera bien de partir avec les hirondelles et d'éviter au Caire ces tristes mois qui séparent l'été du printemps : Novembre aux cheveux rouillés ; Décembre à demi vêtu, blanc de givre ; Janvier nu, violet sous la bise et soufflant dans ses doigts engourdis ; le pâle Février ; enfin, Mars capricieux, toujours en pleurs comme un enfant malade ! Au Caire, le frileux trouvera le soleil épanoui dans un ciel pur, et sur terre des jardins toujours verdoyants, chargés de fruits et de fleurs à la fois, des champs de rosiers plus touffus que les églantiers de nos haies ; les mimosas aux feuillages délicats ; les grenadiers éclatants et les lauriers-roses qui ombrageaient le bain de Léda aux bords de l'Eurotas. Au Caire, la glace et la neige n'ont d'accès que transformées en sorbets délicieux ; le feu n'y paraît qu'en illuminations joyeuses. L'hiver, déguisé en printemps, n'y garde que son nom.
Au souvenir de la vie du Caire, que de regrets, que de désirs m'assiègent ! Quand vous reverrai-je, ombrages de l'Esbékieh, riches bazars du Mousky, mosquées hardies ? Et ses environs charmants, Choubrah, les tombeaux des califes, perpétuelles occasions de promenades à cheval et en voiture ! Tous les matins, avant que les ombres se fussent repliées au pied des maisons et des arbres, je m'en allais dans les jardins, ne pensant qu'à la brise, aux parfums, au plaisir de vivre. Chemin faisant je remplissais mes poches de boutons de roses ; c'était une friandise pour mes singes. (...). 
Les plaisirs du monde ne manquent pas au Caire. Outre les réunions qui se forment aisément dans les cafés de l'Esbékieh, outre les bals masqués de l'hôtel Schaepper, des salons qui lutteraient de goût et de luxe avec les meilleures maisons de Paris offrent aux Européens les distractions du jeu ou de la danse, et même le charme des conversations intimes. (...)
Je me plais à rappeler les excellentes relations que je compte retrouver au Caire, comme des exemples de l'hospitalité promise en Égypte à tous les étrangers. La position la plus haute, l'éclat de la richesse et des titres, n'assurent pas une réception meilleure qu'une fortune modeste et une éducation soignée.
La vie est facile au Caire ; un séjour de deux ans et demi m'a fait voir  qu'une aisance restreinte peut procurer en Égypte une existence vraiment large et entourée de jouissances. Toutefois, il est certaines habitudes parisiennes auxquelles il faut renoncer ; les objets d'importation se maintiennent à des prix élevés, et les loyers sont chers dans certaines rues et dans certains quartiers.
Mais si l'on accepte le bien-être relatif du pays, si l'on n'achète que les produits indigènes, et qu'on se décide à demeurer dans une maison arabe, l'avantage du bon marché se joindra aux agréments d'une vie nouvelle. La cuisine arabe n'est-elle pas pleine de surprises ? et pourquoi ne pas s'en contenter ? Le vice-roi n'en mange pas d'autre. Du reste, on peut la perfectionner, la plier, par exemple, à l'usage de la vaisselle et des fourchettes. Les rues étroites et pleines d'ombre, les vieilles maisons, initient le voyageur au mystère des mœurs indigènes et n'est-ce pas là ce qu'il vient étudier ? Quitterait-il Paris pour le chercher au Caire ? ll est doux de s'enfoncer et de se perdre dans la ville la plus prestigieuse de l'Orient.
Tel était du moins l'avis de Gérard de Nerval, un rêveur ennemi de la banalité. Il a voulu vivre autrement qu'il n'avait fait ; et d'abord déguisé, puis transformé en homme oriental, car les habitudes extérieures influent rapidement sur la personne intime, il est entré dans les mosquées avec un coeur musulman (...).
Veut-on un guide moins aventureux ? Dans ses Nuits du Caire, M. Charles Didier a paré d'aimables fictions et d'ingénieux récits un tableau très réel et très complet.
D'autres encore peuvent servir de guides dans les rues tortueuses de la ville arabe, ou dans les riches promenades de la ville franque. Quant à nous, pour ne pas répéter on résumer froidement tout ce qui a été dit du Caire, nous nous bornerons au récit de quelques impressions personnelles ; qu'on ne cherche pas ici un itinéraire."


extrait de La vallée du Nil : impressions et photographies, 1862, Henry Cammas (1813-1888), photographe amateur, correspondant de l'Institut d'Égypte, et André Lefèvre (1834-1904), archiviste paléographe, historien et anthropologue, homme de lettres, titulaire de la chaire d'ethnographie linguistique à l'École d'anthropologie de Paris

mercredi 28 novembre 2018

"Les deux temples d'Ipsamboul, (des) cavernes uniques qui disparaîtront seulement quand le monde changera de forme" (André Lefèvre)

photo d'Antonio Beato
"De Thèbes à la seconde cataracte, en remontant le Nil, on passe en revue de nombreuses ruines (...) ; c'est à quelque distance des rapides d'Ouadi-Alfa, au fond de la Nubie, que s'ouvrent dans le roc, sur les bords du fleuve, les deux temples d'Ipsamboul, cavernes uniques et qui disparaîtront seulement quand le monde changera de forme.
Le grand temple, long de quarante-quatre mètres, haut de quarante-trois, est précédé de quatre statues assises, adossées à la montagne dont elle font partie, et qui n'ont pas moins de trente-sept mètres. Trente dieux assis décorent la corniche. 

Dans les salles intérieures, on passe auprès de petits colosses qui mesurent encore huit mètres. Les parois sont couvertes de vastes bas-reliefs. Partout, même sur l'autel des trois démiurges, Ammon, Phré et Phta, se trouve l'image de Ramsès-Meïamoun (Sésostris) conquérant de l'Afrique et de l'Asie ; sa femme, Kofré-Ari, divinisée comme lui, servit de modèle au statuaire pour les six colosses hauts de douze mètres, debout devant la façade du petit temple qu'elle dédia elle-même à la déesse Hator.
Il est peu d'aspects aussi grandioses que ces façades inclinées qui se dessinent sur la colline abrupte et grise. Comme ces dieux et ces héros dont les traces se voient encore en quelques lieux dits le pas de Gargantua, la brèche de Roland, l'antique Égypte a laissé sur la nature même l'empreinte de sa main. Et sa gloire est d'avoir en tout visé à l'éternité.
La sévère obscurité de ces sanctuaires a été bien interprétée par Lamennais. "Une pensée, dit-il, domine l'Égypte, pensée grave et triste dont nulle autre ne la distrait, qui, du Pharaon environné des splendeurs du trône jusqu'au dernier des laboureurs, pèse sur l'homme, le préoccupe incessamment, le possède tout entier, et cette pensée est celle de la mort. Ce peuple a vu le temps s'écouler comme les eaux du fleuve qui traverse ses plaines nues, et il s'est dit que ce qui passe si vite n'est rien, et, se détachant de cette vie caduque, il s'est reporté par sa foi, par ses désirs et ses espérances, vers une autre vie permanente, immuable. Pour lui l'existence commence au tombeau ; ce qui précède n'est qu'une ombre, une fugitive image. Ainsi, ses conceptions religieuses et philosophiques, ses dogmes, en un mot, venant aboutir à ce grand mystère de la mort, son temple a été un sépulcre."
Quoi qu'il en soit de ces considérations, qui s'appliquent très justement à toute une période de la vie historique en Égypte, il est permis de rapporter l'origine première des sanctuaires souterrains au souvenir d'un temps où les grottes et les excavations étaient la demeure ordinaire des hommes. Les Égyptiens antiques ont été naturellement amenés à loger leurs dieux comme ils se logeaient eux-mêmes pendant la vie et après la mort."


extrait de Les merveilles de l'architecture, 1874, par André Lefèvre (1834-1904), archiviste paléographe, historien et anthropologue, homme de lettres, titulaire de la chaire d'ethnographie linguistique à l'École d'anthropologie de Paris