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lundi 25 février 2019

"L'artisan (égyptien) ne créait pas une forme pour l'unique délectation des yeux. Il lui donnait vie" (Christiane Desroche Noblecourt)

Buste d’Ankhaef (Musée de Boston) - photo Marc Chartier

"L'Égypte est, par excellence, le pays des trésors - trésors cachés dans les entrailles de la roche, ou bien enfouis sous le sable et mis ainsi à la disposition des trépassés comme viatique pour leur cheminement dans le dédale obscur des épreuves avant qu'ils ne réapparaissent avec l’astre du jour. Les cryptes des temples avaient été aménagées pour qu’on pût y déposer l'étincelant trésor du sanctuaire et parfois même, sous le dallage de l’édifice, on enfouissait un trésor de métal précieux et de pierres fines, témoignage d’une lointaine conquête, consacré à la divinité.
Trésors, aussi, émergeant à la limite des cultures et du désert, les temples eux-mêmes aux colonnes et pans de murs en partie fracassés par des siècles, tout imprégnés encore du murmure des litanies et des chants destinés à réveiller le dieu et à retenir sa présence immatérielle pour le pontife et pour le roi.
L'Égypte entière qui échappe à l’anéantissement désertique grâce au miracle annuel de l’inondation constitue elle-même le trésor de ce Nil qui la fait resurgir "en son temps", disent les textes, dotée de toutes les promesses de la vie dont, depuis des millénaires, elle risque régulièrement d’être privée. Trésors et miracles parent de leur éclat et de leur rayonnement toute la civilisation des pharaons. Ces phénomènes du merveilleux, dans ce pays béni, caressent d’un coup d’aile tout ce qui entoure l’homme et ce qu’il a créé. Ils ont su inspirer l'artisan dont ils ont guidé la main lorsqu'il sculptait, du temps des pyramides, le buste d’Ankhaef (actuellement au Musée de Boston), dont le visage à la maturité impressionnante résume la force et l'intellectualité des princes de l’Ancien Empire ; quand il travaillait la noire obsidienne pour donner au portrait de Sésostris III (entré dans la collection Gulbenkian) les traits bouleversants d’un souverain qui devait, pour devenir immortel, présenter les traits de la tendre jeunesse solaire mais aussi la face du vieillard à la fin de son cycle, prêt à passer dans le domaine osirien ; ou encore lorsqu'il taillait le quartzite rose pour faire naître sous son instrument l’image de Nefertiti au cou de cygne, illuminant encore de son ardente pensée une salle du Musée du Caire. Ces phénomènes, enfin, ont animé le schiste vert au moment où le sculpteur burina le portrait du vieillard saïte, maintenant à Berlin.
C’est bien là tout ce qui traduit l'expression égyptienne, laquelle a su - lorsque l’éclat de la civilisation brillait seulement sur le Proche-Orient - dans une égale mesure et avec un rare bonheur, se manifester dans le domaine des sciences, de la pensée religieuse, de la douceur de vivre. Les réalisations artistiques des temps pharaoniques furent plus que jamais ailleurs la traduction simple, le moyen tangible de tous les aspects puissants du génie de ce pays.
En effet, l'artisan ne créait pas une forme parce qu’il la voulait avant tout belle, pour l'unique délectation des yeux. Il lui "donnait vie" puisqu'elle devait servir une cause précise, atteindre un but déterminé, constituer un "support" indestructible. Et parce qu'il faisait vrai, qu’il savait dans la simplicité et la limpidité de son ardeur servir la vérité, qu'il avait saisi la loi universelle, il rendait un monde complet, harmonieux, il réalisait le chef-d'œuvre, ce trésor de beauté qui touche au point culminant de l’art.
Les motifs mêmes qui dirigeaient le ciseau du sculpteur échappaient à toute notion du temporel. La statue du défunt candidat à l'éternité, autant que l'effigie évoquant le divin, ne pouvait être qu’une synthèse renfermant sous l’épiderme de la pierre, souvent peinte et parfois dorée, les essentiels éléments de pérennité. Porteuse d’un message, d’une pensée, la statue immobile par excellence - qu’elle soit colossale ou miniature - est comme chargée d’un potentiel de vie et d’une foi profonde, concentrée, qui transparaissent dans les muscles doucement évoqués à fleur de peau et dans le regard, en constant dialogue avec le surnaturel. Tel était un des impératifs fondamentaux de la statuaire."


extrait de l'introduction, par Christiane Desroches Noblecourt (1913-2011), à l'ouvrage de Jean Yoyotte (1927-3009) Les trésors des pharaons, 1968