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lundi 6 juin 2022

"Jamais il n'a été donné à un peuple de chanter son poème de siècle en siècle avec une telle assurance de parfait accomplissement, une certitude aussi massive" (Achille Carlier, à propos de Thèbes)

illustration extraite de l'ouvrage d'Achille Carlier

"Thèbes, qui a été le centre du monde au IIe millénaire avant notre ère, a laissé des ruines gigantesques, étendues sur un site immense, et demeurant l'un des lieux les plus prestigieux qui soient. L'âme de l'ancienne Égypte aux siècles d'apogée y est restée intensément présente, reflétée par un art dont la force et la subtilité de style, absolument incomparables, réservent les révélations les plus précieuses, les commotions les plus profondes, à qui parvient à se mettre en contact avec leur expression essentielle. (...)
Le centre religieux du Nouvel Empire était, sur la rive droite du Nil, le grand temple d'Amon-Râ, connu de nos jours sous le nom du village de Karnak. Là, autour de ce sanctuaire suprême, les rois d'Égypte, règne après règne, accumulèrent les constructions, dans une volonté grandiose d'attestation historique, élevant sans cesse de nouveaux hypostyles, de nouveaux pylônes, de nouveaux obélisques, devant ceux qu'avaient dressés leurs prédécesseurs. L'enceinte du grand temple, dans son dernier état, forme une aire de cinq à six cents mètres de côté, accompagnée d'autres enceintes sacrées, et l'ensemble s'étend sur une distance de plus d'un kilomètre et demi du Nord au Sud. Jamais il n'a été donné à un peuple de chanter son poème de siècle en siècle avec une telle continuité, une telle assurance de parfait accomplissement, une telle sérénité de cœur, une joie aussi inaltérable, une certitude aussi massive. 
Le seuil de la grande salle hypostyle de Karnak est l'un des lieux les plus intensément religieux qui soient au monde. On y subit une terreur sacrée qui arrête les pas et impose la plus profonde admiration. Rien ne peut suggérer à l'avance le fluide qui se dégage des obélisques de Karnak, lorsqu'ils frappent tout à coup dans leur pureté, comme une vibration musicale, roses sur un ciel d'émail bleu. Des flancs du temple se détache une avenue triomphale scandée de pylônes, qui se dirige vers une autre enceinte, au sud, consacrée à la déesse Mout, épouse du grand dieu Amon-Râ. Sur le côté, un troisième sanctuaire, celui de leur fils Khonsou, incomparable monument si bien conservé, auquel les Égyptiens donnaient le nom de "bon de repos en Thèbes" par un sentiment qu'il semble impossible de ne pas partager, aujourd'hui encore, lorsque l'on y pénètre.
Plus au Sud, à l'emplacement appelé maintenant Louxor, un temple s'élève, qui était relié au groupe de Karnak par une allée de béliers de deux kilomètres et demi de long. Le temple de Louxor est l'un des poèmes les plus prenants de l'architecture égyptienne.
Construit au bord même du Nil, c'est essentiellement un reposoir pour la procession des barques sacrées de Karnak, lesquelles y étaient conduites au cours de grandes fêtes dont les bas-reliefs nous retracent le développement. C'est comme une pépinière de colonnes florales fasciculées en boutons de papyrus, de la plus attachante harmonie, précédées par une haute colonnade en fleurs de papyrus épanouies, mesurant plus de quinze mètres de haut. Les murs qui entouraient ces colonnades ont disparu, et ces grandes fleurs de pierre, dont le profil nerveux est d'une délicatesse et d'une sûreté de style insurpassable, apparaissent, vues au fil de l'eau dans leur solidité immuable, et dans l'effet produit par cette proximité même du fleuve, comme un chef-d'œuvre incomparable. 
À Louxor, du haut des berges et par delà le Nil, la vue s'étend vers l'Ouest sur le site immense de la chaîne libyque, dominée à cet endroit par une hauteur qui évoque la forme d'une pyramide naturelle. C'est là-bas, dès la lisière du désert, que se trouve la nécropole de Thèbes, disposée vers le soleil couchant, dans la direction où chaque soir l'astre descend vers un autre monde. Ne construisant plus les pyramides monumentales dont la forme avait acquis un rôle essentiel dans le rituel funéraire des époques antérieures, les pharaons du Nouvel Empire creusaient leurs tombes aux flancs de cette montagne, la Cime d'Occident, "Celle qui aime le silence", dans les replis secrets que nous nommons la "Vallée des Rois". Mais leurs temples funéraires s'élevaient bien en vue, en bordure de la plaine : là aussi, comme à Karnak, les rois thébains ont construit de splendides monuments, qui ont formé une assemblée solennelle, constituée peu à peu à la limite des terres cultivées et du désert. (...)
Entre les temples et la montagne, sur diverses collines, se creusent les innombrables tombes, où, générations après générations, les particuliers sont venus établir leurs dernières demeures. Il y subsiste un monde innombrable de figurations, bas-reliefs d'une élégance suprême comme ceux de Ramose, peintures d'une fraîcheur de tons inouïe comme celles de Nakht ou d'Ouserhat, où toute l'Egypte du Nouvel Empire est encore vivante, représentée avec une abondance intarissable dans les moindres détails de la vie courante, depuis les travaux des champs et de tous les corps de métiers jusqu'aux scènes de pêche et de chasse, aux scènes de toilette et aux fêtes, etc. Rien n'est plus attachant que de fréquenter ces merveilles.
On y sent d'une manière générale une douceur d'âme, une faculté de joie intérieure, qui font de l'Égypte ancienne un milieu profondément différent des mondes asiatiques dont elle était contemporaine, et dont elle avait à se garder. ll est stupéfiant de constater à quelle pureté elle s'était élevée, tant de siècles avant que les auteurs de nos morales modernes ne se fussent fait entendre. Une bienfaisante administration, les règles de justice édictées pour tous, sans considération des différences sociales, le devoir de protéger les faibles, le culte de Maat, la Vérité, placée à l'avant du mouvement des choses, et la pesée du cœur, au seuil de l'autre monde, trois mille ans avant nos jugements derniers !
Une des plus étranges leçons que nous y pouvons prendre est de pressentir ce que pouvait être la force de l'âme égyptienne devant la mort, sa sérénité, sa joie confiante faut-il dire, devant un au-delà auquel une vie infiniment aimée servait de prélude et de préparation. Le plus important pour eux est d'assurer la conservation de ce qu'ils aiment dans leur vie, pour cet au-delà qui durera bien davantage. Ils s'attachent beaucoup plus à l'aménagement de leur tombe qu'à celui de leur habitation. La maison reste provisoire, en matériaux légers et périssables, elle importe peu. Mais pour la tombe, rien n'est trop durable ou trop précieux, ou trop soigné."


Extrait de Thèbes, capitale de la Haute-Égypte, 1942, par Achille Carlier (1903-1966), architecte, Premier Grand Prix de Rome, Médaille d'honneur des artistes français