jeudi 18 mai 2023

Plaidoyer, par Georges Legrain, en faveur des archéologues "occupés à interroger le sol qui sent la momie"

photo extraite de Les temples de Karnak : fragment du dernier ouvrage de Georges Legrain, 1931

"La préface que vous m'avez fait l'honneur de me demander devrait peut-être s'arrêter ici, mais, au risque d'ennuyer et vous et vos lecteurs, je demanderai à plaider de mon mieux la cause de quelques archéologues de mes amis occupés à interroger ce sol qui, comme vous le dites si bien, sent la momie.
Je crois que vous êtes un peu sévère pour "les hommes qui violent à toute heure de jour et de nuit les sépulcres royaux". Ceux-là, je vous prie de le croire, méritent, comme les fellahs, d'être vus à l'œuvre et étudiés de près. Comme les gens des chadoufs, ils gagnent peu et travaillent beaucoup dans le seul but d'ajouter, peut-être, une page ou même une simple ligne à l'histoire de l'Égypte antique et de l'humanité. Souvent déçus, rarement heureux, ils apportent à cette tâche une ardeur que j'admire. Vivant avec les morts, ils savent garder leur jeune gaieté, supporter la solitude pendant de longs mois, trop heureux si quelque découverte, dont ils ne garderont rien pour eux, vient ranimer leur ardeur qui défaille et secouer la torche qui les guidera l'an prochain.
C'est à ces découvreurs de momies, et à leurs devanciers, les Mariette, les Maspero, que vous êtes redevable de vos émotions quand vous visitez la Vallée des Rois, Saqqarah et le Musée du Caire.
Cette lente résurrection des choses du passé, cette longue recherche des générations disparues est, quand elle est faite pieusement, angoissante entre toutes. C'est un dialogue avec les morts autrement passionnant que ceux qu'imagina Lucien de Samosate.
Chaque momie ramenée au jour nous dit son nom, ses titres et ses croyances ; le moindre petit caillou couvert d'hiéroglyphes parle à qui sait les traduire.
J'ai, pour ma part, fait sortir de leur cachette des centaines de statues : chaque fois, Madame, qu'une d'elles fut découverte, je ressentis une émotion que je voudrais vous faire partager, ne fût-ce qu'un instant. Elles sortaient peu à peu, l'une après l'autre, de la boue de Karnac et revoyaient la lumière après de longs siècles d'enfouissement. Les textes dont elles étaient couvertes m'ont confié toute leur histoire ; j'ai revécu avec elles dans les temps passés et exaucé leur vœu sans cesse renouvelé : "Que mon nom persiste à jamais dans les siècles des siècles." Tous ces pauvres disparus, ces ombres errantes clament très haut leur amour de la vie et l'horreur qu'ils avaient de la mort et l'oubli : ils ne pouvaient croire à l'anéantissement complet et définitif de ce qui constitua leur personnalité ; afin de perpétuer leur nom, les rois construisent leurs énormes pyramides et lancent vers le ciel les hypostyles géants. Grands et petits emportent dans la tombe un dernier trésor, le plus précieux de tous : le papyrus sur lequel sont tracées les formules efficaces, grâce auxquelles ils pourront "revoir le jour, sortir vers la lumière".
C'est l'ultime Espérance que leur donna la Foi dans le dogme de la Résurrection.
Les archéologues sont impuissants à réaliser tous les vœux de ces êtres dont les dépouilles se sont accumulées depuis des siècles sur les bords du Nil. Nous ne pouvons que, selon leur désir, faire "reverdir leur nom", comme ils disaient. En accomplissant cette œuvre, en notant ce que tous ces oubliés ont fait et pensé, chacun de nous tâche de les ramener vers leur chère lumière, croyant, comme Michelet, que l'Histoire est, elle aussi, une résurrection."

extrait de la préface, par Georges Legrain, directeur des travaux du Service des Antiquités de l'Égypte, de l'ouvrage Promenades au pays des pharaons - Du Caire à Assouân, 1913, par la Comtesse de la Morinière de la Rochecantin.
L'archéologue, égyptologue et photographe Georges Legrain (1865-1917) supervisa d'ambitieuses restaurations archéologiques, comme la reconstruction de la Grande salle hypostyle à Karnak, après l'écroulement de douze colonnes le 3 octobre 1899. Sa grande découverte fut celle de la fameuse "cachette", le 26 décembre 1903, avec ses 700 statues.

vendredi 12 mai 2023

"À voir le Nil couler, on comprend (l'immortalité de l'Égypte)" (Octave Béliard - XXe s.)

chadouf - gravure du XIXe s., auteur non mentionné

"Heureux ceux qui peuvent, en musardant, descendre le Nil sur une barque nonchalante. Pour moi qui n'ai voyagé qu'en wagon, j'ai été le passant qui s'emplit les yeux comme un gourmand pressé emplit sa gorge. J'ai tout simplement côtoyé la vie du Nil, cette vie qui s'est continuée durant toute l'Histoire du monde, qui se continue encore.
Des périodes durant lesquelles on a cru l'Égypte décadente, irrémédiablement asservie, morte peut-être, il s'en est succédé beaucoup ; il y a eu, après des jours éblouissants, des nuits qui semblaient définitives ; mais le disque solaire que l'on voit s'abîmer derrière la Vallée des Rois à chaque fois que vient le soir, reparaît toujours avec le matin au-dessus des cimes arabiques ; mais chaque année apporte la crue du Nil et sa décrue. Ce sont les diastoles et les systoles d'un cycle vital et si chaque millénaire montre l'Égypte puissante ou humiliée, il y faut voir encore un rythme et les battements de son cœur immortel.
À voir le Nil couler, on comprend cette immortalité-là. L'Égypte c'est le Nil. Ici la force qui tient les hommes groupés est unique, inépuisable et toujours identiquement jeune. Une coulée de sang à quoi toute vie s'abreuve et qui ne tarira jamais. L'Égyptien peut être distrait par des rêves saisonniers, par des ambitions et des refoulements transitoires, par des idées venues d'ailleurs ; mais son existence est uniquement dépendante de son fleuve-dieu. Le Nil est sa dévotion permanente au milieu de tous les cultes successifs. Il y a, d'Assouân au Caire, cent ou mille petits monuments qui, construits sous les Pharaons, sous les Chrétiens ou sous les Arabes, se ressemblent tous essentiellement : les nilomètres. Ce sont des puits gradués pour mesurer la hauteur de l'eau. L'eau du Nil, la seule eau que possède ce pays où il ne pleut pas, est une obsession qui crée l'unanimité des pensées et l'unanimité des gestes.
La seule grande affaire du paysan, dans l'intervalle des crues, consiste à faire monter l'eau dans les rigoles des jardins et des champs. Il le fait généralement de la même façon que ses ancêtres les plus reculés. Sa noria au chant plaintif est un manège à engrenage de bois, actionné par un buffle, qui élève sur une chaîne sans fin des pots d'argile. Son chadouf, manœuvré à la main, est une poutre branlant sur pivot, dont la longue extrémité porte un vase et l'autre un contrepoids. de terre glaise. Aux temps antiques on appelait cela la gebba et le nom seul en a été changé : la gebba est dessinée sur les murs des mastabas des premières dynasties. Il y a aussi, sans doute depuis beaucoup moins longtemps, les gros cylindres à l'extrémité immergée où tourne, en montant l'eau, une vis d'Archimède. (...)
La générosité du père Nil, qui ne varie pas, ne suggère jamais de besoins nouveaux, origines d'inventions nouvelles. Le Nil conserve les traditions et les formes, éternellement, comme ses rives conservent les momies. Il est le grand facteur de pérennité."

extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

mardi 9 mai 2023

"Qui entre ici est le prisonnier des dieux" (Octave Béliard - XXe s. - à propos de Karnak)

photo datée de 1900 - auteur non mentionné

"Karnak est un géant amoncellement de demeures divines. Quelque chose comme le Versailles des dieux ; et j'attente, en disant cela, à la majesté du lieu sacré, à son énormité. (...)
Karnak est une foule dont je n'ai guère le loisir de dissocier les éléments, une foule étrange et étrangère. Je l'observe moins que je ne la subis. Je la subis comme des heurts, comme des secousses émotionnelles. Mes facultés d'analyse sont en déroute.
D'ailleurs, on tue du mystère en analysant. Le miracle de Karnak est dans ces choses qui seraient dissemblables à les regarder de près mais qui, à l'examen du poète et du mystique, semblent se répéter à l'infini, engendrant une sorte de rythme, de symphonie perpétuelle qu'on peut indifféremment écouter en commençant par un bout ou par l'autre ou par un point quelconque, comme la symphonie même de l'univers. Les Égyptiens ont reconnu la puissance magique de l'obsession. Leur hiératisme qui abolit l'individuel rejoint l'infini par l'innombrable ; il a fait taire l'ingéniosité humaine devant la divine monotonie qui a le goût de l'éternité. Qui entre ici est le prisonnier des dieux. (...)
À Karnak, plus encore qu'à Louksor, l'Histoire est un guide précieux. À son évocation, les pierres tombées se replacent, les plans deviennent compréhensibles, des styles se séparent et se définissent. Tout ce qui est immobile dans cet espace immense recommence à se mouvoir dans le temps. Karnak est une harmonie, je le disais, quasi musicale ; l'admirable, c'est que cette harmonie se soit constituée lentement, par l'agrégation d'accords successifs, sans préconception de l'ensemble.
Imaginez un livre auquel ont collaboré vingt écrivains d'époques différentes, chacun avant écrit une page, un feuillet, un chapitre plus ou moins complet en soi, plus ou moins relié au précédent, amorçant plus ou moins le suivant. Il n'est pas à supposer que ce livre donnera l'impression de l'harmonie et de l'unité. Karnak a pourtant été composé de cette façon-là et tout y semble équilibre, ordre, proportions. Il a fallu quinze siècles pour édifier la Ville des dieux (...) et ici, malgré les différences des styles, tout s'articule. Combien tranquille était l'âme de ce peuple et combien résistantes ses traditions ! (...)
Je n'ai vu Karnak qu'en plein jour. Mais les ruines m'appartinrent et je fus en tête-à-tête avec les dieux. Elles me donnèrent ce qu'elles refusent à leurs trop nombreux visiteurs de nuit : leur âme de silence."


extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

lundi 8 mai 2023

"La pyramide est la transformation d'une conception primitive" (Vicente Blasco Ibañez - XXe s.)

Ziggurat d'Ur - Wikimedia commons

"Les trois Pyramides de Gizeh sont les plus renommées, les plus connues du grand public, mais il y en a dans le désert beaucoup d'autres qui sont parallèles au cours du Nil. Ces trois Pyramides sont les constructions en pierre les plus anciennes qui existent aujourd'hui en Égypte, mais il ne faut pas les regarder, ainsi qu'on fait en général, comme antérieures à tous les ouvrages de ce genre. Avant que les Pharaons (...) eussent l'idée d'édifier des tombeaux exigeant des dépenses aussi déraisonnables, d'autres rois avaient déjà élevé des pyramides pour y loger leurs cadavres.
La pyramide est la transformation d'une conception primitive. Chez tous les peuples on a eu l'idée de placer sur les tombes un amas de pierres, et les Égyptiens sont partis de là pour construire la pyramide telle que nous la connaissons. Les rois qui ont vécu dans les premiers temps dont parle l'histoire d'Égypte ont élevé des pyramides de briques à degrés, analogues à celles des Sumériens, des Assyriens et d'autres peuples de la Mésopotamie. Il est hors de doute que l'influence des Sumériens s'exerça, peut-être quatre-vingts ou quatre-vingt-dix siècles avant notre ère, dans une période très obscure, antérieure aux temps les plus reculés que mentionne l'Histoire, et les roitelets de la Basse-Égypte, désireux de rehausser leur majesté, imitèrent avec des briques, c'est-à-dire, avec les matériaux qui étaient le plus à leur portée, les monuments de la civilisation qui existait dans la Mésopotamie, civilisation que quelques historiens font remonter à dix ou onze mille ans avant Jésus-Christ.
Quand les rois d'Égypte furent devenus puissants et maîtres absolus de leurs sujets, ils purent élever les mêmes constructions en pierre, faisant transporter sur des traîneaux et sur des radeaux le calcaire du désert arabique et le granit rouge qu'on extrait des carrières en amont d'Assouan.
Je dois avouer que les Pyramides n'ont rien en elles-mêmes qui soit de nature à émouvoir le touriste au premier moment. Nous les avons vues tant de fois dans des livres, dans des tableaux et même sur des presse-papiers avant qu'elles nous apparaissent en réalité ! Nous ne savons que répéter en nous-mêmes qu'elles sont énormes, absurdement énormes.
En outre, vue de près, la Grande Pyramide semble un simple amoncellement de pierres, formant des assises en retrait de soixante-dix mètres environ les unes sur les autres. Autrefois, ces degrés étaient cachés par des blocs de granit taillés et polis, tellement lisses qu'il était impossible de gravir la pente, et s'adaptant si exactement les uns aux autres qu'on ne pouvait introduire un bâton entre deux d'entre eux. Ce revêtement de pierre polie a été arraché pour être employé à d'autres constructions, et il ne subsiste plus aujourd'hui qu'une énorme masse de maçonnerie entièrement à découvert ; cela fait penser à un être monstrueux dont on aurait arraché la peau."

extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.

mercredi 3 mai 2023

Dans l'attente de l'ouverture de la tombe du "Pharaon à la mode", par Vicente Blasco Ibañez (XXe s.)

entrée de la tombe de Toutankhamon
auteur du cliché non mentionné

"Des gendarmes égyptiens suivent d'un œil vigilant le travail de plusieurs ouvriers. Ceux-ci élèvent une estrade de bois qu'ils ornent de percaline à fleurs et de drapeaux aux couleurs nationales. Mon cocher m'explique que dans quelques jours ou dans une semaine, peut-être bien dans un mois, de hauts fonctionnaires du Caire viendront procéder à l'ouverture d'une nouvelle salle dans la tombe fameuse de Tout-an-Khamen. Puis il ajoute que peut être aussi ils ne viendront jamais, tant en ce moment les hôtels de Louqsor sont bondés de touristes ! Le snobisme y a ramené ceux-ci, quoique la saison d'hiver soit terminée, et leur a fait affronter la chaleur croissante. Même des princes royaux et de grands personnages sont à Louqsor, attendant qu'on rouvre la tombe.
Je crois que la majorité de ces curieux ne s'intéresse en aucune façon à Tout-an-Khamen, roi d'une des dernières dynasties de Thèbes, dont ils ignoraient le nom il y a quelques mois. Mais maintenant on ne parle pas d'autre chose, et, comme ce Pharaon est à la mode, tous se disputent l'honneur d'entrer dans son tombeau et attendent à Louqsor, en s'éventant pour chasser les mouches, que le gouvernement égyptien décide une nouvelle exploration, pour pouvoir dire : "J'étais là."
On me montre l'entrée de la tombe célèbre, c'est un orifice de caverne qui donne accès à une syringe en pente, comme dans les autres hypogées. Ce qu'elle a jusqu'ici d'extraordinaire, c'est la beauté des meubles qu'on y a trouvés, mais ils sont déjà dans le musée du Caire, et je pourrai les voir avant qu'une semaine se soit écoulée."

extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.

mardi 2 mai 2023

"Mansour, histoire d'un enfant d'Égypte" (extrait), par François Bonjean et Ahmed Deif

source : Wikipedia


"Mon père, un jour, me tendit une lettre : 
- De Cheikh Mohammed Ibrahim. Un modèle d'arabe !
Il me fut impossible de comprendre cette lettre. La chose n'avait d'ailleurs rien que de normal : lire correctement l'arabe littéraire constitue l'aboutissement de tout un cycle d'études. Je n'en fus pas moins très humilié de m'entendre dire :
- Que fabriques-tu donc au kouttâb ? Tu nous as rebattu les oreilles de la science calligraphique d'Amine Effendi et du calcul qu'il vous enseigne au tableau noir : moi qui n'ai jamais été dans un kouttâb aussi moderne, je peux tout lire, tout comprendre ! 
- Je n'ai que quinze ans ! Toi tu lis les journaux et beaucoup d'ouvrages depuis des années. C'est précisément à cause de ma faiblesse que je voudrais tant aller dans une école vraiment moderne. Là, je pourrais apprendre aussi le français. Je deviendrais un effendi, et pourrais obtenir une place au gouvernement ! 
- Comme tu voudras, me dit-il d'un air indifférent. Si tu y tiens, cherche toi-même l'école. Seulement, je t'avertis que je ne puis rien débourser de plus que je ne fais. Il faudrait que tu aies un costume à l'européenne, des chemises, des cravates. Tout cela coûte cher !
L'idée d'apprendre le français me travaillait depuis longtemps. L'un de mes condisciples avait quitté le kouttâb pour entrer chez les Frères. Il me répétait :
- Tu en as pour des années avant de connaître l'arabe classique. Vois ton père, qui n'a jamais interrompu ses études ; il n'est encore, à quarante ans, qu'étudiant. Oui, l'arabe est la langue des uléma, des cheikhs, la langue divine. Mais n'appelons-nous pas le français loghet el molouk, la langue des rois ? N'est-il pas la langue de la bonne société, des affaires, de presque toutes les administrations ? À quoi peut-on arriver sans lui ?
Son raisonnement m'avait impressionné. Je me disais qu'une fois en possession de cette clef du monde moderne, je pourrais continuer à étudier l'arabe, et que je serais ainsi supérieur et aux cheikhs et aux effendis. J'entendis un matin Cheikh Rhâdre parler du père de ce garçon devant des visiteurs de marque.
- Voilà un homme pieux, bon musulman, disait-il, qui fait les cinq prières et dit constamment son chapelet dans la rue, et ce vieillard écoute ses enfants, les laisse aller à l'école chrétienne ! Il sait pourtant que ces Frères ont pour mission de convertir les Musulmans. Les élèves doivent se rendre plusieurs fois par jour à l'église pour assister aux prières. Ils doivent aussi suivre le programme de l'école. Ils finissent par devenir au moins indifférents à l'Islam !
J'étais ému comme si cette conversation devait décider de mon sort. Les Frères, en tant qu'ennemis jurés de l'Islam, m'inspiraient de la haine. Et cependant, leur école, à cause du français, m'attirait comme un havre.
- Je ne crains pas, répondit l'un des effendis, que les jeunes Musulmans embrassent le christianisme. Mais ce que je crains, c'est qu'à force de souffrir du fanatisme des Frères, ils ne deviennent eux-mêmes des musulmans fanatiques. J'ai dit l'autre jour à l'un de ces jeunes gens :
- Tu vas te faire chrétien !
Jamais ! m'a-t-il répondu. Car si j'en juge par ce qui nous est montré, je préfère ma religion. Ces Frères s'arrogent le droit de parler au nom de Dieu, et pourtant ils sont comme les autres. S'ils font allusion à l'Islam, c'est toujours avec des sous-entendus et du parti pris.
- Oui, dit un autre effendi, la malignité de ces hommes, au point de vue religieux, est grande. Mais l'Islam, une fois implanté dans un cœur, ne peut pas être déraciné. Il est la lumière de Dieu. Ne tombons pas dans le défaut des Frères en nous montrant injustes envers eux. Ils ont rendu de grands services, non seulement à leur pays, à leur langue, mais à nous-mêmes, à l'Égypte. Voyez nos hommes politiques, nos grands avocats : autant d'anciens élèves des Frères et des Jésuites ! Leurs écoles sont, en Égypte, les plus sérieuses."

extrait de Mansour, histoire d'un enfant du pays d'Égypte
1924, par François Bonjean et Ahmed Deif, professeurs à l’École normale supérieure du Caire.

"Publié à Paris aux éditions Rieder en 1924, le livre obtient un succès d’estime. Fernand Leprette publie un article louangeur dans lequel il explique que l’auteur « a mis à profit cinq longues années de séjour au Caire » pour « se faire admettre dans l’intimité de belles familles indigènes, pour conquérir de nombreuses amitiés dans le pays ». Sans « être rompu aux subtilités de la langue du dhâd, sans être archéologue, juriste ou diplomate », il a réussi à « montrer l’Égypte du dedans », et a découvert « d’instinct le seul collaborateur qualifié ». Le nouveau livre n’a rien à voir avec Goha d’Adès et Josipovici, ni « avec les notations d’un voyageur pressé. Interrogez n’importe quel Français d’Égypte sur La Mort de Philae par exemple. Et nul n’ignore le dédain des Orientaux pour la plupart de nos variations littéraires sur le pays ». Le même critique et résident en profite pour poser le problème de tous ces « effendis en veston » qui reviennent d’Europe, « musulmans de la nouvelle école » dont les « qualités demeureront sans emploi jusqu’à ce que des disciplines critiques et scientifiques, venues peut-être du pays de l’Infidèle, rétablissent un contact nécessaire avec le riche limon du Nil ». C’est bien l’une des questions lancinantes posées par le livre que cette occidentalisation, dont le héros de Mansour est le porte-parole et la victime consentante." (Daniel Lançon, Les Français en Égypte, 2015)