jeudi 20 décembre 2018

"Si vous avez une occasion de monter à dromadaire, ne la laissez pas échapper" (Henri Paul Charles Baillière)

tableau du peintre orientaliste américain Edwin Lord Weeks (1849-1903)

"Le chameau-dromadaire, ou tout simplement le dromadaire (...) est un animal de la même espèce que le chameau commun (...). Ce qui les distingue, ce n'est pas comme on l'a dit le nombre des bosses, c'est l'allure. L'un est le cheval de course, l'autre est le cheval de trait.
L'un est léger, presque agile, fort doux au pas et au trot, plus estimé encore à l'amble ; c'est une erreur que de parler du galop du dromadaire, pour exprimer sa vitesse ; il peut galoper, c'est vrai, mais il ne saurait soutenir cette allure. L'autre est épais, destiné à porter de lourds fardeaux et à ne marcher qu'au pas.
Tous deux sont sobres et infatigables, ils n'exigent aucun soin, ils passent volontiers huit jours sans boire une goutte d'eau, sans prendre d'autre nourriture que des noyaux de dattes, ou les brindilles desséchées qu'ils broutent tout en marchant ; ils sont vraiment faits pour les solitudes arides et brûlantes de ces contrées ; et c'est avec raison que les Arabes les appellent poétiquement "les navires du désert".
Toute leur force est dans leur bosse. Ceux qui cherchent partout des causes finales ont dit que la bosse du chameau était destinée, dans le plan général de la création, à porter les fardeaux et à servir de siège au voyageur ; mais outre que je ne connais pas de siège plus incommode, je serais tenté de croire que les inventeurs de cette explication sont les mêmes qui ont soutenu que le nez était fait pour porter des lunettes, et les doigts, des bagues. Non ! le chameau a une bosse qui sert de réservoir à sa provision d'eau ; il a en plus une épaisseur suffisante de couche graisseuse, qui lui permet de supporter la faim, en se nourrissant à ses propres dépens, sur ses économies intérieures.
C'est un beau tableau, bien complet et plein de grandeur, qu'un Arabe monté sur un dromadaire en marche : le dromadaire richement harnaché s'avance d'un pas régulier ; l'Arabe, la tête ceinte du turban, le corps enveloppé de larges draperies flottantes, fièrement campé sur une haute selle, les jambes repliées et croisées sur le cou de l'animal, se laisse aller et suit tout naturellement les mouvements de sa monture. 
Quand pour la première fois, on fait connaissance avec ce nouveau mode de locomotion, il est bien difficile de se mettre en selle, plus encore de s'y tenir ; il faut une certaine habitude de cet exercice, pour y trouver quelque plaisir. Mais néanmoins, si dans votre traversée de l'Isthme, vous avez une occasion de monter à dromadaire, ne la laissez pas échapper."

extrait de En Égypte : Alexandrie, Port-Saïd, Suez, Le Caire, 1867,  par le libraire-éditeur parisien Henri Paul Charles Baillière (1840-1905)

mercredi 19 décembre 2018

"On n'a jamais assez vu Karnak, et plus on y vient, plus l'idée qu'on s'en est fait s'agrandit" (un guide du XIXe s.)

œuvre de Charles Vacher (1818–1883), aquarelliste britannique
"Karnak est le plus merveilleux amas de ruines que l'on puisse voir. C'est même à ce seul point de vue que l'on doit visiter Karnak. Chercher à démêler dans Karnak, comme nous l'avons fait pour Dendérah, un plan, un ensemble, une destination, est en effet impossible. L'unité, si elle a jamais existé, y est aujourd'hui absolument rompue, non seulement par les dévastations que le temple a subies, mais encore par les époques qui, au temps de son intégrité, s'y sont superposées. Les antiquaires de profession trouveront donc seuls dans Karnak quelques épis à glaner ; le simple voyageur doit voir ce temple comme un monument qui étonne l'imagination par sa grandeur, par sa masse, et par l'incroyable entassement de ruines qu'on y remarque. Sous ce rapport on n'a jamais assez vu Karnak, et plus on y vient plus l'idée qu'on s'en est fait s'agrandit. (...)
Tout le monde remarque et admire l'entassement de pierres qui fait de Karnak, vu d'un certain côté, le monument le plus pittoresque de l'Égypte. Ces ruines se sont-elles amoncelées sous l'effort de quelque tremblement de terre ? La destruction de Karnak est-elle l'effet du passage de Ptolémée Lathyre, et du sac impitoyable auquel ce prince livra Thèbes, après un siège de plusieurs mois ? Ne serait-ce pas plutôt le résultat de la mauvaise construction du temple et de sa position par rapport au Nil ? Peut-être sera-t-il sage d'adopter cette dernière opinion. Les temples pharaoniques sont, en effet, généralement bâtis avec une négligence extrême. Le pylône de l'ouest, par exemple, ne s'est effondré que parce qu'il était creux et que dès lors l'inclinaison des murs, loin d'être un moyen de solidité, n'a plus été qu'une cause de chute. Notons en outre que, plus que tous les autres temples égyptiens, Karnak est atteint chaque année, depuis longtemps, par les infiltrations du Nil dont les eaux saturées de nitre corrodent le grès. 
Le temple de Karnak a donc subi les injures du temps à un point que les autres temples ne connaissent point par la négligence de ses constructeurs et surtout par sa position relativement au Nil, et les mêmes causes produisant incessamment les mêmes effets, on peut prévoir le temps où, d'éboulements en éboulements, la magnifique salle hypostyle, par exemple, verra céder sous un dernier effort la base de ses colonnes déjà rongée plus qu'aux trois quarts et s'abattra sur elle-même, comme se sont abattues les colonnes de la grande cour de l'ouest."
 
extraits de Itinéraire des Invités aux fêtes d'inauguration du Canal de Suez qui séjournent au Caire et font le voyage du Nil, 1869

vendredi 14 décembre 2018

"Celui qui a le plus fait pour la connaissance de l'ancienne Égypte, c'est Mariette" (guide anonyme du XIXe s.)

Mariette, assis sur le mur d'un mastaba, dans la plaine de Saqqarah
Paris, Bibliothèque de l'Institut de France
© Institut de France . J.-L. Charmet
"Jusqu'à Champollion, on ne connaissait que très imparfaitement l'histoire de l'Égypte ancienne. Nous ne possédions que les récits consignés par Hérodote (dans son deuxième livre surtout), les descriptions très exactes de Strabon, les pages suspectes de Diodore de Sicile ; quelques notes de Pline, une page de Josèphe l'historien des Juifs, un précieux écrit faussement attribué à Plutarque et intitulé sur Isis et Osiris, et enfin la fameuse liste du prêtre égyptien Manéthon, qui vivait sous les premiers Ptolémées et avait composé une histoire royale. Malheureusement nous n'en avons que la table, donnant la suite des rois, au nombre de 330, répartis en XXXI dynasties dont XXVI sont nationales.
L'Égypte d'ailleurs était couverte de monuments qui étaient comme autant de pages de l'histoire religieuse et politique de ce pays, mais ils portaient des caractères dont le sens avait toujours été dérobé à la connaissance des étrangers, même pendant les temps anciens, et dont les modernes n'avaient jamais eu la clef. 

Champollion parut et ce fut le fiat lux de l'histoire d'Égypte. Il parvint, à l'aide de la connaissance approfondie de la langue copte et de l'inscription ptolémaïque de Rosette (inscription bilingue, c'est-à-dire offrant la traduction grecque d'un texte égyptien placé en regard), à poser les lois générales du déchiffrement des trois écritures employées à l'époque pharaonique : hyéroglyphique, hiératique et démotique. 
La voie ouverte par le gémie de Champollion, mort en 1832, à l'âge de quarante ans, fut suivie par de nombreux disciples. La France compte avec orgueil, et au premier rang, dans une science créée par un Français : les de Rougé, les Mariette, les Chabas, les Deveria ; l'Allemagne, les Brugsch et les Lepsius ; l'Angleterre, les Hincks, les Birch et les Wilkinson. Mais celui qui a le plus fait pour la connaissance de l'ancienne Égypte, c'est Mariette, qui, pendant dix-huit années, n'a cessé de fouiller le sol, de découvrir des hypogées, de déblayer des temples entiers, de faire sortir de terre l'histoire elle-même et de remplir les musées de Paris et du Caire de monuments dont le nombre atteint près de quarante mille aujourd'hui. On peut écrire maintenant l'histoire politique et religieuse des Pharaons, les textes abondent ; il y a tel règne dont on peut rédiger les annales comme celles de Louis XIV, et il n'est plus permis aux sceptiques les plus endurcis de conserver de doute sur l'interprétation de ces textes, car tous les égyptologues s'entendent sur le sens qu'ils présentent ; or qui dit savants dit émules et souvent rivaux : nous voyons donc avec sécurité les conquêtes de la science confiées à leur jalouse surveillance, et leur accord nous est une garantie de certitude."

Extrait de Guide pour une excursion dans l'Egypte ancienne et moderne et au canal de Suez, 1859 (aucun auteur mentionné)

lundi 10 décembre 2018

Le Nil "ne souffre pas même d'être comparé aux autres fleuves de la Terre" (Salomon de Priezac)

photo datée de 1900 - auteur non mentionné

"Ce n'est pas sans sujet que les fleuves ont été révérés par l'Antiquité païenne, et qu'elle leur a consacré des temples, et élevé des autels. Elle ne pouvait considérer la fécondité de leur source, la pureté de leurs eaux et la durée de leur mouvement qu'elle ne persuadât que quelque divinité se coulait dans leur canal, pour animer leurs ondes et pour entretenir leur cours. C'est pour ce sujet que les Romains ont adoré le Tibre, les scythes le Danube, les Spartiates l'Eurote, et que les Égyptiens, même, ont donné au Nil le titre de saint et de sacré, quand ils lui ont présenté de l'encens sous le nom du dieu Osiris.
Certes, si les géographes mettent ce dernier fleuve au dessous de la grandeur et de l'étendue du Gange et de l'Inde, on peut dire qu'il les surpasse par l'admirable propriété de ses eaux, et qu'il ne souffre pas même d'être comparé aux autres fleuves de la Terre. Si leurs débordements forcent les digues, renversent les ponts, noient les campagnes, effraient les villes, et portent partout la crainte et la désolation, les inondations du Nil enrichissent l'Égypte, engraissent les guérets, réjouissent les peuples, et font voir dans un même lieu, suivant les diverses saisons de l'année, le gouvernail et les trophées, les cabanes des pasteurs et les loges des mariniers.
Que si les autres fleuves rongent leurs bords, et dévorent les campagnes où ils s'étendent, il est vrai de dire que le Nil leur donne plus de force et plus de vigueur. Puis qu'avec le limon qu'il entraîne avec lui, il humecte les sables et les lie ensemble, de sorte que l'Égypte ne lui doit pas seulement la fertilité de ses terres, mais encore ses terres mêmes. C'est pour cette raison qu'elle est appelée le don du Nil, et que le Nil est nommé Égypte, ce qui a fait dire aux gymnosophistes qu'il y tenait lieu de deux éléments, puisqu'il était tout ensemble et l'eau et la terre.
On dit que le méandre fut autrefois appelé en justice par ceux qui habitaient le long de ses bords, d'autant qu'il changeait trop souvent de lit, et qu'il les privait par ce moyen de la commodité qu'ils en pouvaient recevoir. On ne saurait intenter la même action contre le Nil, ni lui faire le même reproche. Il sort toujours de son canal dans une même saison. Ses débordements abreuvent les mêmes campagnes.
Il s'épanche et se retire dans un certain temps, et son cours est tellement réglé qu'il ne devient jamais violent ni impétueux que par l'opposition des rochers qu'il rencontre. C'est là qu'il redouble ses forces et qu'il enfle ses eaux. C'est contre ces digues naturelles qu'il écume, qu'il gronde et qu'il s'irrite. Et c'est dans ce combat qu'on le voit et vaincu et victorieux. Il semble, certes, que lassé d'arroser les déserts de la Libye et de l'Éthiopie, il se hâte et se presse d'arriver dans ce lieu. Et c'est dans ces cataractes ou catadupes, qui ne sont autre chose qu'un précipice large de deux lieues, et enfermé de vallées et de rochers, qu'il s'élance et qu'il tombe. Sa chute est de deux cents pieds de hauteur, et elle est suivie d'un bruit si épouvantable qu'on dit que les peuples voisins en sont effrayés, et que ceux que les Perses envoyèrent autrefois pour y établir une colonie furent contraints d'aller chercher ailleurs une demeure plus tranquille, pour ne pouvoir supporter ces tonnerres redoublés, et ces continuelles tempêtes.
Après ce saut, il coule doucement et s'étend dans les plaines de l'Égypte. Et passant près du Caire, qui était autrefois Memphis, il va former comme une île de tout ce pays, et lui acquiert le nom de delta, par la figure qu'il lui donne d'un D grec."

extrait de Dissertation sur le Nil, 1664, par Salomon de Priezac (161.-167.), poète, romancier et essayiste, membre de l'Académie française

lundi 3 décembre 2018

"La ville de Thèbes présente des objets si nombreux et si inattendus que la curiosité la plus avide ne peut manquer d'y trouver un aliment sans cesse renaissant" (Jollois et Villiers du Terrage)

Tableau de Carl Wuttke (1849-1927)
"Ce n'est pas seulement dans l'emplacement que le Nil arrose qu'il faut chercher des vestiges de l'existence de Thèbes. Comme si la portion de la vallée qu'elle occupe n'eût pas été assez vaste pour la contenir, cette antique cité s'est étendue jusque dans les montagnes. En effet, la partie de la chaîne libyque, voisine des monuments encore existants, est percée d'une quantité innombrable d'hypogées : quelques-uns de ces hypogées ont bien pu servir d'asile aux premiers habitants troglodytes de l'Égypte ; mais tous doivent être regardés comme les dernières demeures des citoyens de son ancienne capitale.
Pour faire passer dans l'âme du lecteur tous les sentiments dont on est d'abord agité en arrivant dans un lieu qui rappelle tant de souvenirs, il faudrait pouvoir peindre cette curiosité inquiète, qui, dans son ardeur, veut embrasser tous les objets à la fois. Il semble que les sens n'obéissent point assez promptement à la volonté pour prendre connaissance de tout ce qui existe, il se présente à l'esprit mille questions que l'on voudrait résoudre, mille faits que l'on voudrait constater en même temps. 

Où sont les cent portes chantées par Homère, et par chacune desquelles sortaient deux cents chariots armés en guerre ! Environné de toutes parts de magnifiques ruines, on s'abandonne facilement aux illusions, et toutes ces exagérations poétiques paraissent prendre de la réalité. Où est la statue d'Osymandyas, vantée par Hécatée comme la plus colossale de toutes celles que renfermait autrefois l'Égypte ! Où était placé ce fameux cercle d'or d'une coudée de hauteur et de trois cent soixante-cinq coudées de circonférence, sur lequel on avait indiqué le lever et le coucher des astres pour tous les jours de l'année ! Où est l'emplacement de cette grande Diospolis, dont les anciens auteurs célèbrent l'étendue, et qui renfermait un des plus vastes édifices que les Égyptiens eussent élevés ! Où sont les demeures de ces rois si vantés, que leur sagesse a fait mettre au rang des dieux, et dont les institutions utiles et précieuses font encore l'admiration de ceux qui en pénètrent les vrais motifs ! Où est enfin cette statue colossale de Memnon, dont tant d'illustres personnages ont entendu la voix au lever de l'aurore ! Thèbes avait-elle une enceinte générale, et en subsiste-t-il encore quelques traces ! 
Toutes ces questions, et mille autres qui se présentent à l'esprit du voyageur, le jettent dans une agitation singulière, et excitent une activité que l'on ne peut satisfaire. Attiré par une multitude d'objets nouveaux, par une architecture colossale à laquelle l'œil n'est point accoutumé, on regarde tout avec une avide curiosité. Les nombreux détails de sculpture dont les murs des temples et des palais sont couverts, n'excitent pas moins l'étonnement que les grandes et belles lignes de leur architecture. 
Lorsqu'après avoir quitté les monuments, on veut se recueillir et se rendre compte de ce que l'on a vu, la mémoire, aidée de la réflexion elle-même, ne fournit que des idées confuses, et l'on reconnaît bientôt l'insuffisance d'un premier aperçu. Ce n'est donc qu'en visitant souvent les mêmes monuments, ce n'est qu'après en avoir étudié les formes avec soin, que l'observateur se pénètre du caractère de gravité empreint dans tous les travaux de l'Égypte, et reconnaît l'intention bien prononcée des fondateurs de rendre leur ouvrage indestructible. 
Les sensations que fait éprouver la vue de Thèbes ne se communiquent pas seulement à ceux qui se livrent à l'étude des arts ; les magnifiques constructions de cette antique cité offrent des beautés d'un tel ordre qu'elles attirent les regards des hommes que l'on croirait les moins propres à les apprécier. Ce sont comme de grands accidents de la nature, ou comme des phénomènes éclatants, qui, tandis qu'ils captivent l'attention des esprits accoutumés à observer, produisent encore sur la multitude les impressions les plus vives et les plus profondes. C'est ainsi que nous avons vu les soldats, frappés d'abord d'un étonnement général à la vue de ces masses imposantes, se livrer bientôt avec ardeur à la recherche des plus petits ornements qui les décorent. 
Un voyageur arrivé près du monument qui fait l'objet de ses recherches commence par prendre une idée générale de son ensemble, sans s'appesantir sur aucun détail. S'il est un lieu qui réclame du spectateur une attention particulière à suivre cet ordre indiqué par la nature, c'est celui où sont épars les restes de la ville de Thèbes. Elle présente des objets si nombreux et si inattendus, que la curiosité la plus avide ne peut manquer d'y trouver un aliment sans cesse renaissant, quelque idée qu'on ait pu prendre d'un tel spectacle dans les récits transmis par les écrivains depuis tant de siècles."


extrait de Description générale de Thèbes: contenant une exposition détaillée de l'état actuel de ses ruines, et suivie de recherches critiques sur l'histoire et sur l'étendue de cette première capitale de l'Égypte, 1813, par Jean-Baptiste-Prosper Jollois (1776-1842)  et Édouard de Villiers du Terrage (1780-1855), ingénieurs français, membres de la Campagne d'Égypte (1798-1801)    

dimanche 2 décembre 2018

"Pour nous, ce n'est point l'Égypte morte que nous voulons voir et toucher, c'est l'Égypte vivante" (Émile Barrault)


"The Flood Plain Of The Nile", by Johann Jakob (1813-1865)
"Étrange contrée que l'Égypte ! Ici la fécondité à pleines mains, l'eau à pleins bords, vive et coureuse ; là, le désert nu et sec, avec ses puits saumâtres, lui aussi débordant quelquefois, mais par ses sables que le vent emporte, tourbillonnants et brûlants, à travers champs et villes. Ici, les fellahs attachés à la glèbe ; là, les Bédouins avec leurs tentes errantes. En un jour, vous pouvez être en deux mondes différents. Sur leurs limites, le palmier et le chameau : l'un avec le tronc rude et dépouillé comme le désert et l'éventail de branches gracieux comme l'oasis ; l'autre par les formes arides, la couleur blanchâtre de son poil ras, par la structure même de son estomac, sorte de puits où l'eau se conserve, appartenant au désert comme il appartient aux villes par sa docilité et ses services. Enfin, aux bornes de ces deux Égyptes, voilà encore d'autres habitants immobiles dans leur majesté sévère, les Pyramides que nous découvrons de loin, les Pyramides, énigmes colossales que le sphinx, couché à leurs portes, semble depuis des siècles proposer en vain à tant de voyageurs. 
Mais arrêtons-nous. 
- Quoi ? avant d'être allés aux Pyramides ? 
- Bon ! voulons-nous ressembler à ces honnêtes amateurs qui se mettent bravement en route pour venir, comme ils disent, saluer ces monuments sublimes et y graver leur nom ? Pour eux, les Pyramides, c'est toute l'Égypte. Quelques-uns, il est vrai, remontent le Nil jusqu'à Thèbes, jusqu'à la première cataracte, jusqu'à la seconde cataracte même : triple classification de ces touristes intéressants qui ne savent se prendre qu'au passé d'un pays, traversent le présent avec dédain ou même avec humeur, sans soupçonner grand'chose de tout ce qu'il porte de précieuses promesses, et retournent ensuite chez eux, tout triomphants de leur flânerie classique, s'ils rapportent de leurs longues courses un croquis, une pierre, un peu de poussière, une momie. 
Pour nous, ce n'est point l'Égypte morte que nous voulons voir et toucher, c'est l'Égypte vivante ; ce n'est point l'Égypte garrottée de bandelettes, embaumée, sèche, couchée, mais debout, forte, se remuant et se préparant à un magnifique avenir ! 
- Soit ; pourvu que nous ne fassions point le procès aux voyageurs qu'animerait l'amour de la science ou de l'art... 
- Oh ! viennent les savants visiter tous les recoins de cette terre pour y déchiffrer, Champollion aidant, l'histoire des siècles écoulés sur ces hiéroglyphiques feuillets, qu'on n'ose se borner à nommer antiques dans la peur de manquer de respect à leur âge, nous glorifierons leurs courageuses explorations. 
Et pourquoi les artistes, qui savent aujourd'hui par cœur l'Italie et la Grèce, ne prendraient-ils pas le chemin de l'Orient ? Souhaitent-ils d'élargir leur sentiment poétique par une féconde curiosité d'analogies ou de dissemblances ? Ici, ils ont à étudier, soit l'art arabe qui s'est développé en grandeur, en élévation, en sévérité dans l'architecture chrétienne comme une fleur portant son fruit, soit l'art égyptien qui se modifia en légèreté, en sveltesse, en grâce dans l'architecture grecque, comme une tige produisant sa fleur. Et quel est cet art égyptien dont une armée française applaudissait les restes ! Un vieux colosse, puisque de jeunes géants lui battaient des mains : l'obélisque, si laborieusement transporté de Luxor à Paris, n'est qu'un simple échantillon taillé dans son manteau. Sans doute ils aimeraient à comparer l'Égypte antique qui affecta dans ses raides monuments l'éternité et l'immensité, et l'Égypte moderne qui, dans ses modestes créations d'un jour, mit un charme incomparable d'élégance, de souplesse et de fraîcheur : singulier contraste qui semble révéler l'invasion d'une population ardente et mobile sur le sol occupé par une population grave et sérieuse, ou une étonnante révolution morale dans le génie des habitants ! Enfin, si de l'art inanimé ils veulent passer à l'art vivant, ici, quelle richesse, quelle originalité de sites, de paysages, d'effets de lumière défient les couleurs les plus franches ou les plus habilement fondues de leur palette ? Quelles formes merveilleuses de vigueur, d'agilité, de ton chez les races diverses de cette terre ? Voyez nos rameurs qui, en ce moment, nus, au soleil, encore humides du fleuve traversé à la nage, hâlent notre kange sur le bord : où trouver de plus belles statues de bronze ? Et la première venue de ces femmes fellahs, dont le corps, l'attitude, les gestes font d'une chemise et d'un mouchoir de toile bleue une ravissante draperie, n'est-elle pas digne du crayon d'un Raphaël ? Viennent donc à l'Orient les hommes d'art et de science ! Mais ce que nous demandons de toute notre âme, c'est que l'Orient ne soit pas, pour les uns, un sujet dont l'autopsie ne serve qu'à éclairer leurs recherches, pour les autres un modèle bon seulement à poser devant eux. Ce monde oriental, terre et populations, palpite, tressaille, aspire à des destinées nouvelles, dont les sympathies de l'Europe lui peuvent assurer le rapide accomplissement, et ne demande qu'à renaître pour la science, l'art, l'industrie !"  

extrait de Occident et Orient: études politiques, morales, religieuses pendant 1833-1834 de l'ère chrétienne, 1249-1250 de l'hégyre, par Émile Barrault (1799-1869), homme politique républicain modéré et député français, ancien professeur de lettres, connu pour ses talents d’orateur au sein du mouvement saint-simonien

jeudi 29 novembre 2018

"L'art ne s'est uni nulle part aussi intimement à la nature du pays que dans la vallée du Nil" (Karl Ritter)

Carl Wuttke, Morning mood at the lake of Karnak, 1910
"Du haut des catacombes, le voyageur contemple avec admiration le monde de ruines étendu sous ses yeux, la ville de Thèbes aux cent portes, le centre de la plus ancienne et de la plus haute civilisation du passé, la cité des palais et des temples dont les merveilles couvrent la surface de la terre et peuplent ses entrailles ! Élevée par une population innombrable, par des prêtres intelligents, par de puissants monarques ; arrachée à grand travail du flanc des monts ; enrichie par un commerce florissant avec le pays des Nègres et des Éthiopiens, avec l'Arabie, la mer Érythrée, l'Indus et le Gange ; conservée, ennoblie, décorée par les sciences et les arts, elle servit de maîtresse et de modèle aux peuples de toutes les zones et de tous les âges.
La simplicité de ses éléments, la majestueuse unité de son ensemble éveillent le respect et la pensée, et font pressentir quelle influence elle a exercée sur l'esprit humain, dans tous les temps, dans tous les lieux. Les rapports les plus délicats attestent ici une harmonie, un développement unitaire qui ne se révèlent qu'à une pénétration profonde, et que souvent on ne peut saisir qu'en les contemplant sur les lieux. Ainsi les plus beaux dessins, les plans les plus exacts ne sauraient rendre le caractère esthétique de l'architecture égyptienne tel qu'il se montre ici en présence des monuments de Thèbes. Ce qui semble à l'œil du nord lourd, écrasé, étrange et massif, apparaît sur les lieux léger, vivant, gracieux, et ressort harmonieusement de la nature même du climat et du sol. Cela ne dépend pas seulement des proportions et des lignes mais surtout de la perspective aérienne, de l'accord avec la nature environnante, dont les effets varient avec les climats et que caractérise ici le contraste si vif de l'éclat éblouissant du soleil et de l'épaisseur des ombres. 

Un profond sentiment esthétique, une longue habitude, un tact sûr avaient appris aux Égyptiens à tenir compte de toutes ces causes, de tous ces rapports, et à construire leurs édifices dans un style différent de ceux des Grecs et des Romains. Les monuments grecs et romains, transportés sous le ciel de l'Égypte, réjouissent moins la vue que dans leur patrie ; et, en présence de la gravité, de la sévérité de l'architecture égyptienne, on les trouve, malgré toute leur perfection et leur élégance, nus , sans ombre, insignifiants et fragiles. De même que l'art grec est national et beau sur les bords de la mer Ionienne et de la mer Égée, l'art égyptien est national et grand sur les rives du Nil. On peut dire qu'il a atteint la plus haute perfection, mais d'une manière à lui propre : et la saine critique ne doit le juger que par lui, ne doit en chercher qu'en lui-même les préceptes et la règle. L'art ne s'est uni nulle part aussi intimement à la nature du pays que dans la vallée du Nil ; nulle part il ne s'est élevé aussi naturellement, comme une plante glorieuse, une fleur sacrée du sol de la patrie !
On ne peut comparer les monuments de Thèbes à ceux des autres pays que par l'espace qu'ils occupent ; et, sous ce rapport, tous les édifices grecs, même les plus grands, tels que le Panthéon, le temple de Paestum, celui de Jupiter à Olympie, leur cèdent la supériorité. Que paraissent les monuments grecs comparés seulement à la cour du palais de Karnak, qui tiendrait dans son enceinte tous les monuments de l'île de Philae ? Les ruines de Palmyre et de Baalbek, en Syrie, peuvent seules soutenir la comparaison, quoique de beaucoup moins gigantesques ; elles nous présentent des monuments exécutés dans la plus grande perfection, mais isolés ; tandis que le palais de Karnak est encore entouré d'une ville entière de temples et de palais."


extrait de Lectures géographiques, par Casimir Raffy (18..-18..).

L'auteur du texte choisi est Karl Ritter (1779-1859), professeur de géographie à l'Université de Berlin, auteur d'une description du monde : Die Erdkunde in Verhaeltnisse mr Nature und zur Geschichte des Menschen.
 

mercredi 28 novembre 2018

"Les deux temples d'Ipsamboul, (des) cavernes uniques qui disparaîtront seulement quand le monde changera de forme" (André Lefèvre)

photo d'Antonio Beato
"De Thèbes à la seconde cataracte, en remontant le Nil, on passe en revue de nombreuses ruines (...) ; c'est à quelque distance des rapides d'Ouadi-Alfa, au fond de la Nubie, que s'ouvrent dans le roc, sur les bords du fleuve, les deux temples d'Ipsamboul, cavernes uniques et qui disparaîtront seulement quand le monde changera de forme.
Le grand temple, long de quarante-quatre mètres, haut de quarante-trois, est précédé de quatre statues assises, adossées à la montagne dont elle font partie, et qui n'ont pas moins de trente-sept mètres. Trente dieux assis décorent la corniche. 

Dans les salles intérieures, on passe auprès de petits colosses qui mesurent encore huit mètres. Les parois sont couvertes de vastes bas-reliefs. Partout, même sur l'autel des trois démiurges, Ammon, Phré et Phta, se trouve l'image de Ramsès-Meïamoun (Sésostris) conquérant de l'Afrique et de l'Asie ; sa femme, Kofré-Ari, divinisée comme lui, servit de modèle au statuaire pour les six colosses hauts de douze mètres, debout devant la façade du petit temple qu'elle dédia elle-même à la déesse Hator.
Il est peu d'aspects aussi grandioses que ces façades inclinées qui se dessinent sur la colline abrupte et grise. Comme ces dieux et ces héros dont les traces se voient encore en quelques lieux dits le pas de Gargantua, la brèche de Roland, l'antique Égypte a laissé sur la nature même l'empreinte de sa main. Et sa gloire est d'avoir en tout visé à l'éternité.
La sévère obscurité de ces sanctuaires a été bien interprétée par Lamennais. "Une pensée, dit-il, domine l'Égypte, pensée grave et triste dont nulle autre ne la distrait, qui, du Pharaon environné des splendeurs du trône jusqu'au dernier des laboureurs, pèse sur l'homme, le préoccupe incessamment, le possède tout entier, et cette pensée est celle de la mort. Ce peuple a vu le temps s'écouler comme les eaux du fleuve qui traverse ses plaines nues, et il s'est dit que ce qui passe si vite n'est rien, et, se détachant de cette vie caduque, il s'est reporté par sa foi, par ses désirs et ses espérances, vers une autre vie permanente, immuable. Pour lui l'existence commence au tombeau ; ce qui précède n'est qu'une ombre, une fugitive image. Ainsi, ses conceptions religieuses et philosophiques, ses dogmes, en un mot, venant aboutir à ce grand mystère de la mort, son temple a été un sépulcre."
Quoi qu'il en soit de ces considérations, qui s'appliquent très justement à toute une période de la vie historique en Égypte, il est permis de rapporter l'origine première des sanctuaires souterrains au souvenir d'un temps où les grottes et les excavations étaient la demeure ordinaire des hommes. Les Égyptiens antiques ont été naturellement amenés à loger leurs dieux comme ils se logeaient eux-mêmes pendant la vie et après la mort."


extrait de Les merveilles de l'architecture, 1874, par André Lefèvre (1834-1904), archiviste paléographe, historien et anthropologue, homme de lettres, titulaire de la chaire d'ethnographie linguistique à l'École d'anthropologie de Paris

mardi 27 novembre 2018

"Ces immenses tombeaux sont loin de nous offrir autant d'intérêt que ceux, plus modestes, qui se trouvent près de Thèbes" (Max Boucard, à propos des pyramides)

photo de H. Béchard
"Les tombeaux d'Égypte peuvent se diviser en deux catégories : ceux construits au-dessus du sol à l'aide de pierres énormes, et ceux dissimulés dans le sein de la terre.
Les premiers, les plus anciens et les plus grands, nous frappent d'étonnement par la masse prodigieuse qui recouvre la chambre mortuaire. L'esprit demeure confondu devant les Pyramides et recule effrayé à la pensée des efforts qu'ont coûtés de pareils monuments.
Cependant, malgré leur beauté, ces immenses tombeaux sont loin de nous offrir autant d'intérêt que ceux, plus modestes, qui se trouvent près de Thèbes.
Ces derniers appartiennent à la seconde catégorie. Loin de s'élever glorieusement au-dessus du sol et de défier le temps par l'immensité de leur masse, ils semblent se cacher humblement sous la terre, et chercher l'oubli. Et pourtant, que de trésors ils renferment ! Et comme nous les préférons aux Pyramides !
L'aspect de la montagne, qui les renferme, n'en rend point cependant la visite agréable. Pour s'y rendre on traverse un désert de sables brûlants, et des gorges profondes, dénuées de toute végétation, où règne l'aspect de la mort : les rayons du soleil s'y concentrent, la chaleur est accablante, le corps et l'esprit fatigués sont à bout de forces.
Heureusement, les guides s'arrêtent enfin devant un trou sombre qui s'ouvre dans le flanc de la montagne ; on pousse un soupir de soulagement, on touche au but.
Et c'est avec une curiosité bien légitime que nous pénétrons dans l'excavation, car l'idée de se trouver dans le palais souterrain qu'un Pharaon s'est plu à faire creuser pendant sa vie pour y dormir toujours, ne laisse pas que d'impressionner pendant qu'aux lueurs blafardes des flambeaux, nous nous enfonçons sous la montagne.

La tombe qui m'a le plus frappé est celle de Séti Ier, remontant à plus de quatorze siècles avant l'ère chrétienne.
On y pénètre par un escalier rapide qui conduit à une série de chambres et de couloirs dont le développement atteint plus de 150 mètres de longueur. Le sol, légèrement incliné, s'enfonce de plus en plus dans la terre, et le niveau de la dernière salle est à 50 mètres au-dessous du sol.
Il est impossible de raconter toutes les merveilles de ce souterrain ; les chambres succèdent aux chambres, toutes de plus en plus belles, et frappant d'autant plus d'étonnement qu'elles sont creusées dans le roc, que rien n'a été apporté du dehors, et que leurs colonnes, de même que leurs statues, font aussi partie de la montagne. C'est un véritable travail de découpure !
Les parois sont couvertes de peintures aussi fraîches qu'au premier jour, représentant des sujets de toutes sortes. Toutefois le vieux culte égyptien ayant déjà dégénéré et la simplicité des premiers âges ayant fait place à des rites plus compliqués et plus effrayants, nous assistons à des représentations épouvantables. Des serpents s'enroulent le long des salles ; des gens sont décapités et jetés dans les flammes. Le jugement suprême s'annonce terrible par les peines qu'il faudra subir.
Enfin, une merveille remplit la dernière chambre : c'est l'histoire des premiers âges du monde alors que, sous le règne du dieu-roi Ra, ce dernier, irrité contre les hommes,
assembla son conseil pour détruire la race humaine. Lointaine et troublante réminiscence du déluge de l'histoire sainte.
Le tombeau n'est cependant pas achevé ; le roi sans doute venait de mourir. Aussi l'architecte s'est-il arrêté brusquement, selon l'usage adopté. Sur les colonnes nous voyons encore le trait de peinture fixant les contours de l'image que le sculpteur allait suivre avec son ciseau.
Nous pouvons même remarquer le soin apporté par les artistes égyptiens. Un premier ouvrier a dessiné en noir le contour de l'esquisse ; puis un second, le chef sans doute, est venu et par un autre trait rouge a rectifié l'ouvrage du premier. Malheureusement la mort du roi a arrêté la main de l'artiste et le sculpteur n'a pu exécuter l'œuvre que le peintre lui traçait.
Tout cela est si frais et semble de date si récente, qu'une émotion profonde s'empare du visiteur qui, tout attristé, sort lentement du tombeau. Après tant de siècles, la majesté de ces Pharaons s'impose encore comme au jour de leur puissance terrestre. Le temps n'a pas de prise sur eux, car loin de les diminuer, comme il fait d'habitude pour toute chose, il semble les grandir encore." 



extrait de En Dahabieh, 1889, par Max Boucard (1855-1922), d
irecteur du cabinet du ministre de l'Agriculture et maître des requêtes au Conseil d'État, administrateur ou président de grandes sociétés 

lundi 26 novembre 2018

"La merveille de l'Égypte par excellence, sans contredit, c'est Thèbes" (Auguste Baron)


"La merveille de l'Égypte par excellence, sans contredit, c'est Thèbes, Thèbes aux cent portes, la ville illustrée par Homère le poète divin, le Diospolis Magna des Grecs, la cité aux ruines immenses et grandioses que l'armée française salua de ses acclamations quand elle en découvrit de loin les splendeurs. 
En effet, quand on approche du bassin dont elles hérissent la surface, et qu'on voit au loin les ruines colossales projetant leur ombre immense çà et là dans la plaine, qui se développe dans une étendue à peu près égale sur les deux rives du Nil, on se rappelle aussitôt les magnificences décrites par tant d'auteurs et d'historiens fameux.
Une douzaine de villages agglomérés remplaçant la brillante capitale des Pharaons, se sont formés de ses débris. Les plus remarquables sont Louqsor et Karnac sur la rive droite, et, sur la rive gauche, Medinet-Abou, Kournah, El-Beyrat, etc. Ces villages ne s'abritent pas sous des palmiers ou d'autres arbres, mais ils gisent à l'ombre de fûts solitaires, de colosses, de sphinx, de pylônes, de colonnades et d'obélisques, débris de merveilles encore à moitié debout et qui font rêver à la grandeur du peuple qui dort maintenant sous la poussière de la vallée.
Karnac fut l'un des plus beaux palais de Thèbes : ses ruines s'élèvent sur une éminence factice qui se dresse au centre d'une plaine cultivable d'au moins deux lieues de circuit. On est frappé tout d'abord de la grandeur imposante du tableau. Une longue avenue de sphinx, de pylônes, de propylées et d'obélisques, qui aboutissait au fleuve, saisit encore d'admiration et commande le respect. De ces prodiges de l'art, deux sphinx sont seuls debout, distants l'un de l'autre de quatre coudées, couchés, les jambes de devant étendues, celles de dessous repliées. Ils ont des têtes de béliers placées sur des corps de lions, avec une coiffure symbolique qui, couvrant la tête, retombe sur le dos et sur la poitrine.
Au bout de l'avenue des Sphinx se rencontre un pylône, dans un développement de trois cent quarante-huit pieds, sur une hauteur de cent trente-quatre. La porte avait soixante pieds d'élévation. C'est la plus grande construction de ce genre que l'on trouve en Égypte. (...)
Le prodige de Louqsor est au niveau de celui de Karnac. De quelque point qu'on y arrive, les ruines de cet autre palais dominent et s'estompent en gris sur le brillant ciel d'Égypte, comme une demeure de géant. (...)
Je ne parlerai ni du temple ni du palais de Medinet-Abou, non plus que du Memnonium ou Amenophium, et des autres magnificences de Thèbes.
Je rappellerai seulement qu'après la Thèbes des vivants, il y avait la Thèbes des morts, que l'on peut visiter encore. Pour arriver à ces hypogées, il faut gravir des sentiers étroits creusées dans le roc libyque.
Le nombre des galeries qui se présentent en tous sens est incalculable, mais leur intérieur est dans un horrible état de dévastation. Les momies ne sont plus à leur place ni dans leurs boîtes, mais elles jonchent le sol en tout sens. On marche sur elles, et comme le pied enfonce sur leurs débris, on éprouve quelque peine à le retirer. Il est difficile de séjourner dans ces hypogées, car l'air y est saturé d'exhalaisons bitumineuses. On trouve partout dans ces galeries funéraires des statuettes en granit, en bronze, en albâtre, en terre cuite, en bois peint et doré de petites images de momies, de figurines votives, d'images d'hommes d'animaux, de dieux, des lampes, des vases, des tubes, des boules percées."



extrait de Les merveilles de l'ancien monde et du nouveau : descriptions scientifiques, historiques et pittoresques de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique - 3e édition, 1880, par Auguste Baron (18..-19..?), auteur de récits de voyages

"Le temple de Karnak était en quelque sorte le monument national par excellence" (Jacques Siegfried)

"J'ai hâte, du reste, d'en arriver à Karnak, le joyau des ruines de Thèbes" - photo Marie Grillot 

"Nous sommes arrivés à Thèbes par un beau coucher de soleil. L'emplacement de l'antique ville aux cent portes occupe une vaste plaine verdoyante, bordée des deux côtés par de hautes montagnes rocheuses et traversée par le fleuve très large en cet endroit, et dont les eaux relativement calmes reflétaient, au moment de notre arrivée, les teintes dorées des derniers instants du jour. C'était un beau spectacle et bien fait pour diriger nos rêveries vers ces temps reculés où la civilisation égyptienne brillait du plus vif éclat, alors que toute l'Europe était encore plongée dans l'ignorance et dans la barbarie. (...)
Nous avons consacré deux journées aux monuments de Thèbes, et pour graduer l'intérêt de nos excursions, nous avons réservé pour le dernier jour les splendeurs de Karnak. Nous avons commencé par les tombeaux des rois. Ces hypogées sont creusés dans le roc au fond d'une vallée aride que l'on croirait faite exprès pour disposer l'esprit au recueillement. Chacun des rois faisait commencer le sien dès son avènement au trône ; on y travaillait pendant toute sa vie, et l'étendue en était donc proportionnelle à la durée de son règne.
C'est ainsi que Sésostris, dont les deux dates extrêmes sont 1407 et 1341 avant Jésus-Christ, se trouve avoir une tombe de 145 mètres de longueur.
Ces tombeaux ne se composent pas d'une seule salle, c'est une série de chambres et de couloirs dont les parois et les plafonds sont entièrement recouverts de peintures et d'inscriptions relatives les unes aux hauts faits du roi, les autres aux coutumes de son peuple. La fraîcheur de ces peintures est telle qu'on les dirait achevées d'hier, malgré leur durée de trente-trois siècles, et il s'y trouve les révélations historiques les plus authentiques et les plus intéressantes qu'il soit donné à l'homme de consulter, depuis que le génie de Champollion a permis de comprendre les hiéroglyphes qui en précisent le sens.
Les tombeaux des rois sont malheureusement vides, ils ont été pillés par les derniers des Ptolémées, et les sarcophages de granit ou d'albâtre que l'on y a encore trouvés de nos jours ont été tous transportés dans les musées d'Europe. Il n'en est pas de même des tombes des simples particuliers, et nous nous sommes trouvés, au Deïr-el-Bâhri, marcher sur un immense amas de momies parfaitement conservées. 

Une remarque fort curieuse à faire à ce sujet et qui prouve combien les anciens Égyptiens avaient su adapter leur religion aux principes pratiques de l'hygiène, c'est que, dans ce pays où les inondations périodiques et la chaleur constante accélèrent la décomposition, on n'a eu à se plaindre de la peste qu'à partir du moment où les Pères de l'Église défendirent aux nouveaux chrétiens, sous peine de damnation éternelle, de continuer à embaumer les morts, et ordonnèrent de les enterrer purement et simplement.
Au milieu des ruines si intéressantes mais si nombreuses de Thèbes, j'aimerais à parler avec quelques détails du palais de Ramesseïon, du temple de Medinet-Abou et de son magnifique péristyle, des colosses de Memnon et de l'immense réputation qu'ils ont eue anciennement à cause des vibrations sonores qui, dit-on, les agitaient quelquefois au lever du soleil ; je voudrais enfin dire quelques mots de Louqsor, mais mes amis me trouveraient peut-être trop long, et j'ai hâte, du reste, d'en arriver à Karnak, le joyau des ruines de Thèbes.  

C'est un type de grandeur et de majesté que je n'avais rencontré encore qu'à Baalbec. Un premier pylône, aussi haut que la colonne Vendôme, mais dont la façade présente un développement de plus de 100 mètres sur une épaisseur de 45 pieds, et qui, sans doute, était précédé par une avenue de sphinx en rapport avec ces proportions gigantesques, prépare dignement l'esprit aux splendeurs que lui réserve l'intérieur du temple. À ce premier pylône succèdent trois autres portails, séparés chaque fois par d'immenses cours. L'une d'entre elles était et est encore couverte, et son plafond, composé de dalles massives, est supporté par 134 colonnes de 10 mètres de circonférence ; c'est tout simplement prodigieux ! Mais ce n'est pas tout, car, continuant à suivre l'axe du monument et après avoir passé entre des statues colossales, des obélisques de granit et des cariatides de toutes sortes, on arrive enfin au sanctuaire, entièrement bâti de gros blocs de granit rouge, et quand, après tout cela, on se croit au bout, on se trouve en face d'un nouveau palais, celui de Touthmès III.
Mais aussi dix-neuf siècles s'étaient écoulés entre le moment où Ousertesen avait fondé le sanctuaire, 2800 ans avant Jésus-Christ, et celui où les rois de la XXIIe dynastie achevèrent le dernier pylône. Le temple de Karnak était en quelque sorte le monument national par excellence, et il est resté debout comme un témoignage de ce que peut faire le bon accord d'un peuple avec ses chefs lorsque, comme cela se faisait en Égypte, contrairement à quelques idées modernes très vivaces dans certain pays de ma connaissance, la nation poussait son roi vers le bien en lui prodiguant ses témoignages de confiance et en l'exaltant continuellement, plutôt qu'en croyant trouver un levier tout-puissant dans une opposition systématique.
Le seul reproche que l'on puisse faire au temple de Karnak, c'est d'être au niveau de la plaine environnante ; la plate-forme élevée sur laquelle se trouvent les ruines de Baalbec les fait ressortir bien plus et leur assure peut-être l'avantage." 
 


extrait de Seize mois autour du monde, 1867-1869, et particulièrement aux Indes, en Chine et au Japon, par Jacques Siegfried (1840-1909), banquier, entrepreneur et collectionneur français

mercredi 21 novembre 2018

"Les Égyptiens voulaient que leurs monuments fussent éternels" (Charles Seignobos)

illustration extraite de l'ouvrage
"Les rois égyptiens ont été de grands bâtisseurs, ils mettaient leur gloire à élever des monuments énormes, surtout des temples pour leurs dieux et des tombeaux pour eux-mêmes. Ils le pouvaient, ayant à leur disposition de bons matériaux et autant d'hommes qu'il leur en fallait.
Quand un Pharaon voulait faire bâtir, il envoyait ses architectes chercher la pierre dans la chaîne de montagnes qui longe le Nil. On prenait presque toujours, pour bâtir les murs, du calcaire blanc ou du grès ; ce sont des pierres qu'il est facile de tailler. Pour les colosses, les obélisques, les cercueils, on allait chercher dans les roches qui entourent la cataracte du Nil, à Syène, des blocs énormes de granit rose ou bleu.
La pierre était amenée jusqu'au bord du Nil, au moment de l'inondation, quand le fleuve atteignait le pied de la montagne ; on la chargeait sur un radeau qui descendait le Nil et on allait débarquer le plus près possible de l'emplacement où l'on voulait construire.
On rechargeait alors la pierre sur un traîneau ; des troupes d'hommes, conduites par des contremaîtres armés de bâtons, s'y attelaient avec des cordes et le traînaient sur un plancher frotté de graisse. Pour les gros blocs, on attelait à la fois plusieurs centaines d'ouvriers ; c'étaient ou des sujets du roi ou des prisonniers de guerre.
Dans les monuments les plus anciens, comme les Pyramides, la pierre était taillée avec beaucoup de soin, les blocs se tenaient sans être unis par aucun ciment, et leur surface était polie. Les monuments de Thèbes, au contraire, étaient recouverts tout entiers d'une couche de stuc peinte de couleurs éclatantes, de façon à cacher partout la pierre. Aussi ne se donnait-on plus la peine de tailler et de polir les blocs.
Les Égyptiens voulaient que leurs monuments fussent éternels, ils évitaient tout ce qui aurait pu les rendre moins solides. Ils savaient faire des voûtes (on en a trouvé dans des constructions très anciennes) ; mais ils savaient aussi qu'une voûte finit toujours par fléchir parce qu'elle est poussée des deux côtés. Aussi, dans les beaux monuments, n'ont-ils jamais construit de voûtes. C'est avec des blocs de pierre posés horizontalement qu'ils recouvraient les murs, ou les colonnes.

L'Égypte était couverte de monuments ; il y en avait dans toutes les villes. Mais, dans la Basse-Égypte, presque tous ceux qui s'élevaient au-dessus de terre ont été détruits à la longue par les habitants ; il n'est resté que les Pyramides.
Les monuments de Thèbes, au contraire, n'ont pas été détruits ; le pays était devenu si désert que les moines chrétiens s'y retiraient pour vivre seuls. Plus tard, des fellahs sont venus au milieu des temples bâtir de misérables huttes, qui ont formé les deux villages de Karnak et de Louqsor."



extrait de l'Histoire ancienne narrative et descriptive de l'Orient et de la Grèce, 1903, par Charles Seignobos (1854-1942), historien français, "un des acteurs majeurs de l'histoire méthodique, qui repose sur la lecture critique des sources manuscrites".  

La vie sociale et privée des anciens Égyptiens, selon Paul Gaffarel

Tombe de Nébamon, vers 1350 avant notre ère, British Museum
"Mieux encore que la vie politique, nous connaissons, grâce aux monuments et aux témoignages antiques, la vie sociale et privée des Égyptiens. Il y aurait un livre à composer sur leurs festins, leurs jeux et leurs divertissements. Nous voyons leurs enfants jouer aux billes, aux dés, aux volants, à saute-mouton. Nous assistons aux réunions des hommes, où, paraît-il, la tempérance n'était pas toujours rigoureusement observée, car les monuments figurent de gais compagnons, que leurs amis sont obligés de soutenir ou même de porter sur leurs épaules. On s'invitait à des soirées pour entendre des concerts ou voir des danses aussi voluptueuses que celles des modernes aimées. Les orchestres se composaient d'instruments variés, harpes, guitares, flûtes, trompettes et castagnettes. On applaudissait comme aujourd'hui. Des jeunes filles passaient des rafraîchissements et des éventails aux invités des deux sexes, assis sur des chaises et des fauteuils semblables aux nôtres. Les femmes étaient parées de riches étoffes, ornées de beaux dessins brodés à l'aiguille. Elles étaient élégamment coiffées. Elles recouraient même déjà aux artifices des ornements postiches, car on conserve dans nos musées des perruques blondes et tressées. Elles portaient des colliers et des ceintures brillantes, et leurs doigts étaient chargés de bagues.
Nous pouvons aussi suivre, dans l'exercice de leurs professions, les divers corps de métiers. Les tisserands font aller leurs navettes, les cordonniers sont à leur échoppe, les collecteurs de grains amassent les provisions. Ici un médecin tue ses malades d'après l'ordonnance, et un fabricant de caisses à momies prépare leurs dernières demeures : là les potiers façonnent des ustensiles, et des portefaix, attachés à des câbles ; traînent avec effort un colosse de pierre, pendant que leurs aides humectent les cordages et graissent le sol factice sur lequel roule la pesante masse. Ce qui frappe surtout dans la représentation de ces travaux manuels, c'est la ressemblance des procédés. Il semble que les mêmes besoins aient toujours abouti à des résultats identiques. 

À ne considérer que les apparences, l'existence des Égyptiens paraît douce et facile, et pourtant la condition des classes ouvrières était des plus dures. Ils gagnaient à peine de quoi nourrir leur famille. "J'ai vu le forgeron à ses travaux, écrivait un vieux scribe du temps de la douzième dynastie, à la gueule du four. Ses doigts sont comme des objets en peau de crocodile. Il est puant plus qu'un œuf de poisson. La nuit, quand il est censé être libre, il travaille encore après tout ce que ses bras ont fait...
Le tailleur de pierres cherche du travail... ses genoux et son échine sont rompus. Le barbier rase jusqu'à la nuit... Il se rompt les bras pour emplir son ventre... Quant au maçon, ses deux bras s'usent au travail, ses vêtements sont en désordre, il se ronge lui-même, ses doigts lui sont des pains ; il ne se lave qu'une fois par jour... Le tisserand est plus malheureux qu'une femme. Ses genoux sont à la hauteur de son cœur; il ne goûte pas l'air libre... Le cordonnier mendie éternellement. Sa santé est celle d'un poisson crevé. Il ronge le cuir pour se nourrir, etc." 

Ces portraits sont sans doute trop chargés. D'ailleurs sous la salutaire influence de la religion, et grâce à l'activité de l'administration, sans parler de la beauté du climat et de la fécondité du sol, les Égyptiens oubliaient qu'ils n'étaient pas libres et ne s'occupaient que d'assurer leur bien-être."

extrait de Histoire ancienne des peuples de l'Orient jusqu'au premier siècle avant notre ère, 1879, par Paul Gaffarel (1843-1920), historien français, auteur de nombreuses publications sur Marseille et l’histoire coloniale, professeur à la faculté des lettres de Dijon.
Son Histoire ancienne des peuples de l'Orient jusqu'au premier siècle avant notre ère, éditée en 1879, fut adoptée par le Conseil de l’Instruction Publique pour les bibliothèques scolaires.

"Les Égyptiennes avaient le désir de préciser leur beauté naturelle par les merveilleux artifices de la coiffure" (Stéphane, coiffeur)

Peinture de la chambre funéraire de "Userhet"
 "Il y a des milliers d'années, les Égyptiennes avaient le désir de préciser leur beauté naturelle, par les merveilleux artifices de la coiffure et de ses attributs. Déjà donc, dans la vieille Égypte, la toilette était, pour la femme de haut rang, d'un intérêt aussi puissant que pour la grande élégante de nos jours. (...)
La coiffure était la partie la plus riche de l'habillement. Sa préparation constituait une laborieuse opération. En premier lieu, la coiffure exigeait certainement que la chevelure fût coupée à différentes longueurs bien étagées. Ensuite, elle était séparée en centaines de petites mèches que l'on formait en nattes. L'ensemble obtenu par ces fines petites tresses - partant toutes du sommet de la tête - grâce à la coupe préalable, se disposait naturellement en chute verticale et étagée, couvrant le front, les tempes et les épaules.
La coiffure, dans la pratique, connut certainement d'autres dispositions. Nous retrouvons une coiffure aux cheveux roulés en spirales et formant de longues boucles, toutes d'épaisseur égale et très nettement roulées. Elles tombent droites, presque rigides autour du visage et sur la nuque. Le dessus de la coiffure épouse la conformation de la tête.
En raison de la longue préparation que nécessitait la réalisation d'une coiffure avec des cheveux naturels, généralement très abondants, la perruque fut d'un usage presque général. Cette chevelure fausse est d'un poids considérable. Il s'en fit de couleur bleue. La perruque était en laine chez les pauvres, en cheveux de coupe chez les riches.(...)

On piquait dans les cheveux, des peignes décoratifs - en bois - à dents très courtes, ornés parfois à la partie supérieure de figures d'animaux. (...)
Chez ce peuple industrieux, la fabrication des fleurs artificielles était aussi courante que de nos jours. Les coiffures étaient agrémentées de ces imitations florales, éclatantes de couleurs.
Il est certain que, dès ces temps reculés, la chevelure était considérée comme la plus précieuse des parures naturelles et que l'offrir en sacrifice était un présent digne des divinités.
Bérénice, reine d'Égypte, pendant une campagne entreprise par son mari, et craignant pour sa vie, fit vœu de consacrer ses cheveux à Aphrodite. Le roi ayant triomphé, elle sacrifia sa chevelure. Mais celle-ci disparut du temple de la Déesse. L'astronome Conon persuada la reine que sa chevelure avait été emportée au ciel et changée en astre. Il donna à une constellation de sept étoiles - qu'il venait de découvrir - le nom de "Chevelure de Bérénice". Les poètes chantèrent cette métamorphose.
Les habitants de la contrée du Nil, pour résister à l'éclat extraordinaire du soleil, durent se protéger de ses rayons brûlants et portèrent des bonnets dénommés "Claft". Mais l'éveil du bon goût féminin fit de ces couvre-chefs des coiffures riches et variées ; certains furent combinés à la chevelure, avec beaucoup de recherche et d'originalité.
La moindre parure était la bandelette. Pour les grandes cérémonies les ornements étaient plus importants et les coiffures étaient rehaussées de diadèmes d'or. Certains de ceux-ci comportaient des garnitures importantes figurant des pintades, des oiseaux aux plumes de couleurs vives, des têtes de faucons, d'éperviers, des plumes d'autruches montées très droites et très hautes, ou encore des riches parures cloisonnées d'or, serties de lapis, de grenats, de turquoises ou enfin des fleurs de lotus.
Les coiffures royales étaient seules à être surmontées du reptile sacré des Égyptiens : la vipère, attribut des Pharaons. (...)
Bien que l'art égyptien fût un art libre et aisé, il ne nous laisse qu'une idée imprécise du faste de la parure des reines égyptiennes, dans leur luxe éblouissant."



extrait de L'art de la coiffure féminine : son histoire à travers les siècles, 1932, par Stéphane (19..?-....), coiffeur. Aucune information à notre disposition sur cet auteur.

mardi 20 novembre 2018

"Thèbes est peut-être la ville la plus intéressante d’Égypte" (Edith Louisa Butcher)

Illustration extraite de l'ouvrage

"Thèbes, aujourd'hui appelée Louqsor, est peut-être la ville la plus intéressante d’Égypte. Là est le superbe temple de Karnak, dont la construction se poursuivit pendant plus de deux mille ans et qui mit ensuite deux mille ans à tomber en ruine. Les ruines en sont encore debout, et elles nous présentent l'histoire d’Égypte, gravée sur la pierre, depuis Usertesen, de la douzième dynastie, jus-qu'au jour où l'empire florissant de jadis devint une province romaine. 
On y peut contempler les grandes routes qui reliaient entre eux ces merveilleux temples ; elles étaient bordées de sphinx dont les restes mutilés ornent encore maintenant le bord du chemin. Des processions somptueuses traversaient le fleuve, allant des temples situés sur la rive orientale à ceux qui couvraient la rive opposée. Elles couchaient dans les flancs de ces collines stériles les morts puissants, et aujourd'hui, le voyageur venu des lointaines contrées de l'Occident, dont l'existence était presque ignorée à l'époque où les Pharaons régnaient sur le Nil, va profaner d'un regard curieux ces dépouilles exposées dans des vitrines. 
Là aussi se dresse, sur la rive occidentale, le temple de la plus grande reine d’Égypte ; il porte, gravée sur ses murailles, la longue histoire de son règne plein de magnificence. C'est dans une des châsses de ce temple que fut trouvée la vache Hathor qui orne actuellement le Musée égyptien. 
On a écrit bien des livres savants sur les ruines émouvantes et superbes de Thèbes aux cent portes ; mais elles sont d'un intérêt si profond et si pathétique que, même s'il avait lu tous ces livres, le visiteur aurait besoin de plusieurs semaines pour pouvoir étudier avec fruit ces splendeurs écroulées. Or les compagnies de bateaux à vapeur pour touristes lui accordent tout juste quatre jours."


extrait de En Égypte : choses vues, 1913, par Edith Louisa Butcher (1854-1933). Née Edith Louisa Floyer, elle a épousé, le 26 juin 1896, à l’âge de 42 ans, le révérend Charles Henry Boucher, chapelain de l'église anglicane All Saints Church à Ezbekiyya au Caire



 

"L’œuvre de la nature reste infiniment supérieure, en Égypte, à l’œuvre de l'art" (J. de Beauregard)

Jean Pascal Sebah, Statue de Ramsès

"Entre son lac, le désert, et le fleuve, Memphis régnait superbe, avec ses six lieues de pourtour : elle pouvait se croire sûre de l'avenir. Mais non : Memphis est là, au contraire, avec Babylone, Ninive, Balbeck, et vingt autres gigantesques cités aux constructions cyclopéennes, pour proclamer que l'avenir se rit des créations humaines, et n'appartient qu'à Dieu ! Au XIIe siècle, quand Abdallatif visitait les ruines de Memphis, elles étaient encore assez considérables pour qu'il ait pu dire qu'elles "confondent la raison". Depuis, on a bâti le Caire, avec leurs débris : mais la nature réparatrice a fait à Memphis une sépulture digne d'elle ; le Nil a recouvert la plaine de son limon ; et une forêt de palmiers a poussé dessus, qui balancent, au sommet de troncs énormes, leurs palmes gracieuses sur la nécropole à jamais endormie. Au surplus, pareille à un des bois sacrés de la mythologie antique, cette forêt garde un trésor qui en dit plus, sur l'âme de l’Égypte et la nature de son génie, que ne le feraient peut-être, si elles existaient encore, les ruines accumulées des palais et autres monuments granitiques de la capitale : c'est le colosse de Ramsès II, le plus glorieux des Pharaons (...). Couchée maintenant sur le dos, sous de verts ombrages, la statue de Ramsès a été trouvée, presque intacte, il y a quelques années, dans le lac de Bédrachein : seuls, les pieds ont disparu. Or, l'illustre Pharaon la fit élever en souvenir de la victoire qu'il venait de remporter, à Kadesch, en Palestine, sur les Kétas et autres peuples de l'est. (...)
... cette tête qui porte la double tiare des Pharaons et qui rappelle, par la courbe du nez et la grosseur des lèvres, le type sémitique, a une incroyable expression de jeunesse héroïque ; la bouche s'épanouit dans un noble sourire ; et une grande pensée dilate ces yeux pleins d'un clair courage : c'est un portrait parlant ! Le sculpteur inconnu, dont le ciseau inspiré a fait jaillir du granit ce monumental chef-d’œuvre, a donc réellement exprimé ici l'idéal d'un Pharaon, c'est-à-dire, d'après la pensée antique, d'un roi de justice et de vérité, d'un héros qui s'identifie avec le dieu national qu'il manifeste. Pour une fois, l'art égyptien a donc brisé, à Memphis, sa gaîne hiératique : il s'est affranchi des lourdes préoccupations tombales qui, partout ailleurs, lui ont brisé les ailes, en l'emprisonnant dans l'implacable donnée des Pyramides ; et ainsi, pour une fois, il a magnifiquement devancé l'art grec et moulé l'idéal dans la vie. Certes, je ne nie point que les Pyramides, le Sphinx, et les temples laissés par les Pharaons ne témoignent éloquemment de leur puissante imagination, et n'affirment bien haut leur goût prodigieux pour les édifices grandioses. Ils avaient indiscutablement le sentiment du beau et l'attrait du colossal ; ils l'ont même poussé à un degré extrême, au point de stupéfier, par leurs procédés de constructions, nos plus émérites architectes modernes, qui s'avouent impuissants à dégager l'inconnue de ces invraisemblables problèmes de balistique. Mais, tout compte fait, l’œuvre de la nature reste infiniment supérieure, en Égypte, à l’œuvre de l'art.
Quelque belles et imposantes que soient, par elles-mêmes, les masses de pierres, elles le sont encore davantage par le cadre enchanteur qui les enserre, par les sites incomparables dans lesquels des artistes épris du beau les ont placées : sans doute, ici, l'on admire les temples et les cônes cyclopéens ; mais on est plus ébloui encore par les spectacles insoupçonnés que la nature donne de ces merveilles, en les montrant sous des couleurs inconnues. Au contraire, avec cette statue de Ramsès, l'Art reprend tous ses avantages : elle en dit plus, à elle seule, que toutes les pyramides et tous les pylônes, parce que, encore un coup, dans ce pays où le côté pittoresque séduit plus que le côté architectural, on éprouve, en face de l'admirable colosse, la sensation du grand Art, tel que le conçurent les sculpteurs du roi Menés, devanciers, cette fois seulement, des Phidias et des Praxitèles."


extrait de
Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre : Grèce, Égypte, Palestine, par J. de Beauregard (1844-1929), pseudonyme de l’abbé James Jean-Pierre Condamin, professeur de littérature étrangère et de littérature romane à l’Institut catholique de Lyon (France).

lundi 19 novembre 2018

"À Beni Hassan nous suivons de la première à la dernière les pratiques de l'agriculture égyptienne" (Max Dunker)

Récolte de fruits - tombe de Khnumhotep II (cliché Université de Macquarie)

"Si les grandes constructions nous montrent les derniers progrès d'une civilisation fort avancée, rien ne nous empêche de compléter le tableau en observant dans le plus grand détail l'état, la vie, les mœurs, les usages, les arts du pays. Nous n'avons qu'à jeter les yeux sur les tombeaux taillés dans les rochers de Béni Hassan, de Berschéh et de Siout (moyenne Égypte) qui appartiennent à cette période de l'histoire d’Égypte. On voit sur les tombeaux de Berschéh le transport d'une statue colossale. L'inscription qui l'accompagne lui donne 6m,82 de haut. Elle est posée sur un traîneau et tirée à bras d'hommes. 
À Béni Hassan nous suivons de la première à la dernière les pratiques de l'agriculture égyptienne. Des bœufs ou des esclaves tirent les charrues qui sont de cinq modèles différents. À défaut de herse, des brebis et des chèvres enterrent en piétinant les grains ensemencés. Le blé coupé est mis en gerbes, foulé par des bœufs au lieu d'être battu, mis en sac et porté dans les greniers. On charge le lin sur le dos des ânes, on cueille le lotus et les figues, on vendange. Le raisin est tantôt foulé aux pieds, tantôt pressuré dans un pressoir à levier ; les vases remplis de vin s'en vont aux celliers. Nous voyons arroser les champs, cultiver les jardins, soigner les oignons ; nous voyons le régisseur et ses scribes. Le régisseur juge les ouvriers paresseux et négligents ; après avoir entendu l'accusation et la défense, il fait appliquer la bastonnade au coupable et présente au maître un rapport écrit sur l'incident. Nous suivons avec la même exactitude l'élève du bétail. Nous voyons de beaux troupeaux de bœufs, de vaches et de veaux, d'ânes, de brebis et de chèvres, à l'écurie ou au pâturage avec leurs bergers. Nous voyons traire les vaches, fabriquer le beurre et le fromage. Une foule de canards et d'oies, appartenant à diverses espèces garnissent les basses cours. Même facilité à étudier exactement les métiers à l'œuvre, grâce aux tableaux des tombeaux de Béni Hassan. Nous voyons filer et tisser ; nous suivons le potier dans toutes les phases de sa besogne, depuis la première manipulation de l'argile jusqu'à l'achèvement et à la cuisson du vaisseau. Le charpentier et le tourneur, le tanneur et le cordonnier, le forgeron et l'orfèvre, le tailleur de pierres et le peintre travaillent sous nos yeux ; nous voyons confectionner des rames, des lances, des javelots, des arcs et des flèches, des massues et des haches d'armes, préparer enfin et même souffler le verre en passant par toutes les opérations.
La maison égyptienne nous découvre tout son intérieur, simple ou riche, avec son mobilier complet, avec les chiens, les chats et les singes qui comptaient parmi les habitants. La domesticité est sur pied et la cuisine fonctionne en grand. Ailleurs ce sont des soldats de toute arme et des officiers de tout grade, la discipline et l'art, militaire en action, la bataille, le siège, le bélier qui bat les murs ennemis, le toit de boucliers sous lequel l'armée assiégeante s'approche pour donner l'assaut.
Nous voyons comment on prenait les oiseaux avec des pièges et des filets, les poissons à l'hameçon, au filet, avec une fourchette à deux ou à trois dents ; nous assistons à plusieurs sortes de chasses. De longues files
de lutteurs nous font voir toutes les attitudes de cet exercice qui paraît avoir été fort pratiqué. À divers autres exercices de gymnastique se mêlent des jeux de pur amusement, par exemple celui de la balle et celui de la mourre. Nous voyons des danseurs et des danseuses dans les attitudes les plus variées et les plus étudiées ; les harpes et les flûtes qui se font entendre offrent une grande diversité de formes. Voici un chanteur qu'un musicien accompagne avec la harpe ; deux chœurs, l'un d'hommes, l'autre de femmes marquent la mesure avec les mains et complètent le concert. Les grands nous apparaissent dans des barques ou des litières richement ornées ; ils ont un nombreux cortège dans lequel nous remarquons beaucoup de nègres, des nains et quelques monstres humains." 


extrait de Les Égyptiens : histoire de l'antiquité, par Max Dunker (sic pour Duncker) ; traduction Mossmann.  Maximilian Wolfgang Duncker (1811-1886) était un historien et homme politique allemand