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dimanche 21 octobre 2018

Assouan : "Un mélange confus de monuments qui, jusque dans les destinées des nations les plus puissantes, rappelle la fragilité humaine" (Conrad Malte-Brun)

 
photo Zangaki
 "Syène, qui, sous tant de maîtres divers, fut le poste avancé de l'Égypte, présente plus qu'aucun autre point du globe ce mélange confus de monuments qui, jusque dans les destinées des nations les plus puissantes, rappelle la fragilité humaine. Ici les Pharaons et les Ptolémées ont élevé ces temples et ces palais à moitié cachés sous le sable mobile ; ici les Romains et les Arabes ont bâti ces forts, ces murailles ; et, au-dessus des débris de toutes ces constructions, des inscriptions françaises attestent que les guerriers et les savants de l'Europe moderne sont venus placer ici leurs tentes et leurs observatoires. 
Mais la puissance éternelle de la nature présente un spectacle encore plus grand. Voilà ces terrasses de syénite de couleur rose grisâtre, coupées à pic et à travers lesquelles le Nil roule en écumant ses flots impétueux ; voilà ces carrières d'où l'on a tiré les obélisques et les statues colossales des temples égyptiens ; un obélisque ébauché en partie, attenant à son rocher natal, atteste encore les efforts de l'art et de la patience. Sur la surface lisse de ces rochers, des sculptures hiéroglyphiques représentent les divinités égyptiennes, les sacrifices et les offrandes de cette nation qui, plus qu'aucune autre, a su s'identifier avec son pays, et qui, dans le sens le plus littéral, a gravé sur le globe les souvenirs de sa gloire.  
Au milieu de cette vallée, généralement bordée de rochers arides, une suite d'îles riantes, fertiles, couvertes de palmiers, de dattiers, de mûriers, d'acacias et de napecas, ont mérité le nom de Jardins du Tropique. Celle qu'on nomme Djeziret-el-Sag, c'est-à-dire Ville fleurie, vis-à-vis de Syène, est l'Éléphantine des anciens ; on retrouve celle de Philae dans l'île d'El-Heïf ou d'El-Birbeh des modernes. Cette dernière est remplie de beaux restes de temples, de quais, de colonnes et d'autres monuments qui attestent l'ancienne civilisation dont elle a dû être le siège. Mais on ne trouve plus rien à Éléphantine, si ce n'est les restes d'un nilomètre, dont parle Strabon ; les deux temples que les savants français de la Commission d'Égypte ont si bien décrits, et dont la construction remontait au temps d'Aménophis III, ont été détruits pour bâtir un hôpital militaire à Açouan.
Quant à Philae, c'est un des points les plus intéressants de l'Égypte par le nombre de ses monuments et par l'importance religieuse dont il jouissait sous les Pharaons. On y remarque, entre autres, un temple qui n'a pas été achevé et qui, par son élégance et ses colonnes moins massives que celles des anciennes constructions égyptiennes, ne paraît pas remonter à une aussi grande antiquité ; il est d'ailleurs construit avec des pierres retournées et chargées d'hiéroglyphes qui ont évidemment appartenu à d'autres édifices. On y voit aussi un grand temple d'Isis, dont le propylée de la façade méridionale présente deux portiques soutenus par une colonnade ; vis-à-vis de ce propylée, était l'obélisque en granite aujourd'hui renversé et dont l'inscription en grec joue un grand rôle dans l'interprétation des hiéroglyphes. On admire les hiéroglyphes d'un fini parfait qui tapissent les murs du temple, les peintures dont ils sont ornés, et les chapiteaux des colonnes. On rencontre encore à Philae deux autres temples et un arc de triomphe romain.
Il est très-probable que les deux noms de Philae et d'Éléphantine n'en sont qu'un ; car Fil, dans les langues orientales, signifie éléphant ; or, ces îles, que le Nil féconde du dépôt de ses eaux, ont dû anciennement, par leur riche végétation, attirer les éléphants. Cette conjecture nous explique pourquoi Hérodote n'a point nommé Philae, en décrivant Éléphantine, de manière à faire croire qu'il la plaçait au sud de la première cataracte ; elle explique comment il a pu exister un royaume d'Éléphantine, royaume qui ne pouvait être circonscrit à une seule île longue de 1 400 mètres sur 800 de large. Jules l'Africain en atteste l'existence et la durée. Le rapprochement de ces faits prouve que l'étroite vallée de la Haute Égypte, dans tous les siècles, a été l'asile de petits États presque indépendants.
C'est au-dessous de l'île de Philae que se trouve la première cataracte en remontant le Nil ; elle est située sous 24° 5' de latitude. Sa hauteur est d'un peu moins de 2 mètres ; elle est formée de rochers de syénite, de brèche siliceuse, et d'autres roches de cristallisation. Ces rochers disséminés sur le passage du fleuve s'étendent à la distance de 10 kilomètres jusqu'au port de Philae. Lors de l'expédition d'Ismaïl-Pacha en Nubie, en 1821, on débarrassa le passage de cette cataracte des rochers qui l'obstruaient, afin que les barques chargées des munitions de l'armée pussent la franchir : depuis cette opération, les voyageurs peuvent naviguer sur cette partie du fleuve aussitôt qu'il s'y trouve assez d'eau."


extrait de Géographie universelle de Conrad Malte-Brun (1775-1826), géographe français, revue, rectifiée et complètement mise au niveau de l'état actuel des connaissances géographiques par Pierre-François Eugène Cortambert (1805-1881), Volume 4, 1856