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samedi 2 mai 2020

"Le caractère éminent de l'architecture égyptienne" (Jacques-Joseph Champollion)

Philae - photo de Marie Grillot

"On a dit (...) que les anciens Égyptiens ignorèrent l'art de construire les voûtes : on n'en a vu dans aucun de leurs nombreux monuments, et l'on a cru pouvoir en conclure qu'ils ne les connurent pas. D'abord on a reconnu des voûtes à voussoir, de peu de portée, il est vrai, dans quelques constructions de la Thébaïde ; de plus, supposant même que ces voûtes ne sont pas des époques les plus anciennes, au lieu de considérer cette circonstance comme une preuve négative, il eût peut-être été nécessaire d'envisager la question sous un point de vue plus particulier. Nulle part, en effet, on ne trouve de fabriques dont les proportions soient aussi grandes que celles des monuments de l'Égypte, et cependant des plafonds et des plates-formes d'une vaste surface y ont été établis sans le secours des voûtes. En Europe , au contraire, on trouve des voûtes partout, quoique aucune des constructions européennes, si l'on en excepte une seule, n'approche de l'étendue des monuments de l'Égypte. Si donc l'on conçoit bien l'état des arts dans ces deux contrées célèbres, on trouvera la cause de cette différence, qui a droit de surprendre, et l'on verra que l'Égypte n'eut point de voûtes, parce que sa méthode d'exploiter les carrières lui fournissait des pièces de grès ou de granit de cent pieds en longueur, et que l'Europe au contraire a dû s'en servir, parce qu'elle ne peut extraire et mettre en œuvre que des matériaux dont le volume est beaucoup moins considérable. Ainsi donc l'usage des voûtes est pour l'Europe une perfection qui prouve son infériorité sous ce rapport ; c'est une industrie née de la nécessité. 
Si nous considérons ensuite l'architecture égyptienne dans ses procédés matériels, nous y trouverons aussi quelques règles différentes de celles qu'emploie l'Europe, puisqu'elle eut d'autres moyens. L'architecture égyptienne naquit en Égypte ; c'est le premier fait que son étude a démontré. Chaque peuple imita la nature qu'il eut sous ses yeux : les Égyptiens firent leurs chapiteaux avec les feuilles du palmier, et les Grecs y substituèrent les feuilles de l'acanthe ; l'Europe a imité la Grèce, et n'a point égalé sa perfection. Dans l'architecture grecque, comme dans l'architecture moderne, l'architrave repose immédiatement sur le chapiteau : dans l'architecture égyptienne, au contraire, un dé carré, placé au centre du chapiteau, supporte l'architrave, parce que les Égyptiens avaient senti que cette partie de l'entablement, qui a toujours une apparence de pesanteur, ne pouvait pas, sans manquer à toute convenance, poser sur des chapiteaux composés de feuilles, de fleurs et d'ornements délicats. Il résulte de ce principe véritablement égyptien, que les chapiteaux se trouvant éloignés de l'architrave, les grandes lignes, qui sont toujours une source de beautés dans l'architecture, n'éprouvent aucune interruption, et c'est là le caractère éminent de l'architecture égyptienne. Toutes les colonnes de l'Égypte diminuent de la base au chapiteau d'une manière uniforme ; c'est cette diminution régulière qu'imitent les belles colonnes doriques élevées en Grèce dans le plus beau siècle de son architecture, et des monuments égyptiens d'une très haute antiquité nous montrent encore en place le type parfait de cette même colonne dorique des Grecs. Des constructions de plus de quatre cents pieds de longueur, sur plus de quarante pieds de hauteur, ne présentent pas le plus petit dérangement dans les nombreuses assises de pierres qui les composent ; l'œil ne voit sur ces vastes surfaces que des lignes parfaitement droites et des plans parfaitement dressés ; les monuments grecs et romains sont tous ruinés, et les monuments de l'Europe ne résistent point à quelques siècles. 
Ni les uns ni les autres ne peuvent être comparés à un temple égyptien sous le rapport des ornements et de leur savante distribution : leur profusion n'est remarquable qu'en Égypte, et le mur de circonvallation d'un seul de ses temples est décoré de cinquante mille pieds carrés de sculptures religieuses ou symboliques."

extrait de L'Univers. Histoire et description de trous les peuples. Égypte ancienne, 1839, par Jacques-Joseph Champollion, dit Champollion-Figeac (1778-1967), philologue, archéologue, professeur de littérature grecque à la faculté des lettres de Grenoble puis doyen de cette faculté, conservateur des manuscrits à la Bibliothèque nationale et professeur de paléographie à l'École des chartes. Frère aîné de Jean-François Champollion.

dimanche 10 novembre 2019

"Ce fleuve célèbre mérita les autels et le culte qui lui furent décernés" (Jacques Joseph Champollion, à propos du Nil)


photo extraite de Le Nil : Monuments. Paysages, Explorations photographiques 
par John Beasley Greene (1832-1856)
"Du reste, l’eau du Nil était d'un usage universel, et si les anciens divinisèrent le fleuve comme le créateur et le père nourricier de l'Égypte, ils ne lui devaient pas moins de gratitude pour les qualités essentiellement bienfaisantes de ses eaux. Cette précieuse propriété était connue de tous dès la plus haute antiquité ; Hérodote avait appris que lorsque le grand roi, celui de Perse, se mettait en campagne, on amenait pour lui, outre les approvisionnements en viandes et en grains nécessaires à sa consommation personnelle, l'eau même dont il aurait besoin pour toute la campagne ; que cette eau était tirée du Choaspe qui traverse la ville de Suze ; que c'était la seule dont le roi fît usage, et qu'un grand nombre de chariots à quatre roues, tirés par des mulets, portaient dans des flacons d'argent cette eau, qu'on avait qu'on avait fait bouillir auparavant. 
On ignore si les Pharaons, dans leurs voyages ou leurs guerres hors de l'Égypte et loin du Nil, faisaient apporter avec eux leur approvisionnement d'eau de leur fleuve sacré ; ce qui est certain, c’est la juste renommée dont cette eau n'a pas cessé de jouir depuis les premiers temps historiques jusqu'à nos jours. Les voyageurs anciens et modernes sont unanimes sur ce point ; et tous nos contemporains y ajoutent leur suffrage d'une expression non équivoque. L'analyse chimique a donné les raisons d'un tel phénomène, et a fait reconnaître que l'eau du Nil est d'une grande pureté ; qu'elle paraît très bonne pour la préparation des aliments, et même pour les arts chimiques, où elle peut remplacer l’eau de pluie, dont le pays est privé, et l'eau distillée, difficile à obtenir en grande quantité dans un pays où les combustibles sont rares. Elle est surtout bienfaisante et salutaire pour l'espèce humaine ; elle est peut-être la plus saine de toutes les eaux de la terre ; et sans lui attribuer les vertus surnaturelles dont une longue tradition, à peine éteinte, la dotait sans hésitation, d’unanimes louanges lui sont accordées par ceux, soit étrangers, soit naturels, qui en ont fait usage dans toutes les saisons, et l'on croira sans peine qu’il en existe à Constantinople un approvisionnement pour l'usage du grand-seigneur et celui de sa famille.
Les anciens Égyptiens ne négligèrent pas de chercher le moyen de rendre toujours potable cette eau si nécessaire, et que les effets de l'inondation rendent, pendant trois mois de l'année, trouble, rougeâtre, épaisse, à force d'être chargée de limon, et réellement dégoûtante, toutefois moins au goût qu’à la vue. Ils y parvinrent, et découvrirent que pour clarifier cette eau à toutes les époques de l’année, il suffisait de frotter avec des amandes amères broyées, les bords ou les parois intérieures du vase où l'eau est contenue.
C'est le même procédé que les Égyptiens de nos jours emploient au même effet, et avec un succès constaté par quelques milliers d'années. Rien n'est plus commun dans les représentations des usages antiques de l'Égypte, que d'y voir, dans l’intérieur des habitations, comme au milieu des champs, dans les jardins, aussi bien que dans les lieux de travail, des jarres remplies d'eau, posées sur des trépieds en bois, dans les coins les plus abrités des habitations, à l'ombre d’un arbre dans la campagne ou en plein air, rafraîchies par des serviteurs qui agitent l'air autour avec des éventails. On ne peut douter, au surplus, que les anciens n'aient devancé les modernes dans une précaution si indispensable pour l'approvisionnement d'eau dans les villes situées à quelque distance des bords du Nil, au moyen de quelqu'une de ses branches ou de ses canaux : l'inondation était régularisée en effet de telle sorte que le fleuve, soit par son élévation, soit par des canaux, allait remplir les citernes destinées à cet approvisionnement usuel ; et si l’on se souvient de la forme singulière de la vallée du Nil, sa superficie étant semblable à celle d'un dos d'âne, dont le fleuve occupe le point le plus élevé, on voit dès lors avec quelle facilité, et presque sans travail dans un terrain limoneux, les eaux du Nil pouvaient être conduites dans les lieux habités les plus éloignés des limites où parvient l’inondation, et comment ce fleuve, répandant ses bienfaits sur toute l'Égypte, fécondant son sol, pourvoyant avec largesse à l'une des plus impérieuses nécessités pour la vie des hommes, ce fleuve célèbre mérita les autels et le culte qui lui furent décernés par la reconnaissance d’une nation illustre et puissante."


extrait de L'Univers. Histoire et description de trous les peuples. Égypte ancienne, 1839, par Jacques-Joseph Champollion, dit Champollion-Figeac (1778-1967), philologue, archéologue, professeur de littérature grecque à la faculté des lettres de Grenoble puis doyen de cette faculté, conservateur des manuscrits à la Bibliothèque nationale et professeur de paléographie à l'École des chartes. Frère aîné de Jean-François Champollion.