jeudi 30 juin 2022

"Nous allons au mystère, à l'inconnu, et l'âme est émue de ce calme implacable" (Lucien Augé de Lassus, visitant la Vallée des Rois)

photo datée de 1890 - auteur non mentionné

"La nécropole de Thèbes, digne de la cité dont elle reçoit les morts, se partage en plusieurs groupes, le plus souvent nettement distincts ; ces groupes correspondent à des époques diverses ou à des classes de citoyens particulières. La pieuse Égypte ne connut jamais la promiscuité de la tombe. C'est ainsi que les collines de Gournah-Murray, d'Abd-el-Gournah, d'Assassif, paraissent avoir été réservées aux sépultures des prêtres ou des fonctionnaires importants, tandis que les pentes rocailleuses qui s'étendent alentour étaient abandonnées au profane vulgaire. Les dépouilles plus précieuses encore des rois, des reines, étaient enfermées aux profondes vallées de la chaîne libyque. (...)
Dans son ensemble, la nécropole de Thèbes couvre une superficie de quatre kilomètres de longueur environ sur deux kilomètres dans sa plus grande largeur. Quelle énorme population ! quel entassement de générations il a fallu pour peupler ce dortoir éternel !
Il est, sur la rive gauche du Nil, un rempart de montagnes dont Thèbes s'environne, cherchant, dirait-on, derrière cette enceinte, un refuge contre les envahissements du désert ; c'est vers ce rempart qu'il faut se diriger. Là, aux défilés de Bab-el-Molouk, se dérobent les sépultures des rois.
La piété jalouse des sujets exilait, loin des tombes vulgaires, les tombes royales. Il y a ici comme une sévère étiquette jusque dans la mort : le maître qui n'est plus reste le maître ; il ne saurait souffrir le voisinage de quelqu'un de ces pauvres humains que foulaient ses sandales.
Bab-el-Molouk est comme le Saint-Denis des Pharaons de la dix-neuvième et de la vingtième dynasties. Ces dynasties présidèrent aux destinées de l'Égypte, du quinzième au douzième siècle avant notre ère.
La chaîne libyque apparaît comme une barrière, qu'on ne saurait franchir sans une escalade aventureuse. Une brèche cependant se découvre, puis une vallée étroite. Cette vallée incline, serpente ; à peine y sommes-nous entrés, qu'elle se referme derrière nous.
On ne voit aucune issue. Est-ce un piège perfide où nous aurait pris quelque divinité jalouse de punir notre curiosité impie ? Quelle enceinte désolée ! Les montagnes se dressent formidables, affreusement arides. Tantôt ce sont des falaises taillées à pic, tantôt des entassements confus. Des blocs se sont écroulés des cimes les plus hautes et encombrent le sentier, d'autres se découpent sur le ciel en créneaux dentelés, puis s'arc-boutent, surplombent et menacent nos têtes d'un effroyable écrasement. Les rocailles font de larges traînées, comme si les eaux d'un torrent tari depuis des siècles les avaient charriées. Pas un brin d'herbe qui germe en quelque petit coin, pas un lichen qui s'accroche à quelque rocher, pas un insecte qui bourdonne, pas un reptile qui se glisse sur le sable. Il semble que la nature ait oublié de peupler ces solitudes. Le soleil flamboie 
d'aplomb ; ses rayons furieux nous enveloppent, et la terre et les rochers se renvoient des reflets embrasés. Tout est blanc ou jaunâtre et d'un éclat qui fait pleurer les yeux. Nous sommes enfermés en d'étroites limites ; nous avançons, il est vrai, mais notre prison marche avec nous. Plus d'horizon lointain où se perde librement le regard, et avec l'horizon a disparu toute pensée de joie et de vie. Quelle avenue grandiose cependant, majestueuse, sublime comme ne le fut jamais avenue que l'homme flanqua de sphinx et borda de colosses ! Nous allons au mystère, à l'inconnu, et l'âme est émue de ce calme implacable.
Quel étrange et magnifique spectacle ce dut être que celui des funérailles royales, pompeusement promenées dans l'horreur de ces gorges funèbres ! Quelles voix mystérieuses s'éveillaient aux flancs des rochers ! Quels échos répondaient aux hymnes sacrés ! Puis le grand silence retombait. Il ne ne sera plus de bruits glorieux qui le troublent jamais. Seule la mort encadre la mort.
La vallée change de direction, mais sans changer d'aspect ; toujours les mêmes rochers abrupts, les mêmes montagnes qui croulent en ruines, les mêmes sommets chauves. Nous cheminons ainsi durant plus de trois kilomètres. Puis des trous noirs apparaissent, faisant brutalement tache sur les falaises blanches et les rocailles jaunâtres : ce sont les lombes royales."

extrait de Les tombeaux, par Lucien Augé de Lassus (1841-1914), auteur dramatique, poète, librettiste de Camille de Saint-Saëns, archéologue, passionné de voyages.

mercredi 29 juin 2022

"L'histoire de l'Égypte devrait être partout le livre de l'éducation de la jeunesse" (Gratien-Michel Ollivier-Beauregard - XIXe s.)

Scribes - relief en calcaire de la tombe d'Horemheb, Saqqarah

"Mieux qu'aucune autre histoire des peuples primitifs, l'histoire des Égyptiens peut satisfaire, élargir et intéresser l'esprit moderne.
L'histoire des Égyptiens, telle que nous l'ont révélée leurs livres de pierre, n'est empanachée d'aucune oiseuse subtilité ; et, par exemple, si, dès les premiers jours de leur avènement à la vie sociale, les Égyptiens se trouvent en face de cataclysmes qui menacent de les détruire, en gens de cœur qu'ils sont ils vont tout droit au fait et s'en tirent par le travail et l'industrie. Ils savent, d'ailleurs, si sainement employer leur temps, leur esprit et leurs forces, qu'ils font, des causes de leur désastre présent, les instruments de leur fortune prochaine.
Tout est ainsi, pour nous, enseignement dans la vie de l'Égypte, ses difficultés d'existence plus encore que sa bonne fortune.
Les murs de ses palais et de ses temples, couverts d'inscriptions contemporaines des faits qu'elles relatent, sont aujourd'hui des pages d'histoire ouvertes à tous venants, des pages d'histoire simplement mais franchement dite.
Par elles on apprend que l'Égypte a conquis le monde des temps primitifs et qu'elle l'a civilisé ; que le sol qui l'a nourrie et qui la nourrit encore, est sa plus glorieuse conquête sur le désert ; que sa fertilité, dont a profité le monde ancien avec elle, est l'immédiate conséquence de son travail intelligent et de sa persévérante patience ; que l'Égypte s'est ainsi faite elle-même et d'elle-même, à l'encontre des sables envahissants et des vents desséchants du désert qu'elle a su dominer sinon vaincre absolument ; que des inondations qui d'abord la menacèrent périodiquement de mort, elle a su faire des instruments de prospérité, lesquels, après des siècles d'influence salutaire et bénie, attestent encore aujourd'hui sa gloire impérissable et assurent le renouvellement perpétuel de sa fortune.
Cinquante siècles et plus avant notre ère, l'Égypte a su par les faits de son expérience journalière et continue, que la patience et le travail sont, par leur union, le capital le plus réel que puissent jamais posséder les individus et les peuples ; que ce capital est inviolable et assurément le moins périssable, puisqu'il est fait de la vie des familles et des peuples.
L'étude des choses de l'Égypte conduit tout droit à la science du monde. On y voit naître, grandir et s'éteindre des peuples. On y apprend les causes de leur grandeur et celles de leur décadence, le secret de la superbe des rois ou de leur honteuse abjection.
Dans ses huit ou dix mille ans d'existence antérieure, l'Égypte elle-même a connu toutes les caresses de la fortune, toutes les aigreurs de la défaite. Les difficultés à vaincre l'ont grandie, élevée jusqu'au sublime ; la fortune l'a rabaissée et fait disparaître. Elle s'était appauvrie par la prospérité.
L'histoire de l'Égypte est le grand livre de l'humanité, elle embrasse l'existence du plus grand peuple qui fut dans l'antiquité première : à ce titre, et par préférence, elle devrait être partout le livre de l'éducation de la jeunesse. Hommes du peuple, personnes du monde n'entendront jamais trop dire, n'apprendront jamais trop tôt que la patience et le travail sont les éléments les plus vrais et les plus puissants de la prospérité publique, sont les agents les plus nobles de la fortune individuelle ; et il est honnête, sain et bon que chacun sache que l'Égypte, la contrée la plus justement glorieuse de la haute antiquité, n'a dû son existence d'abord, sa grande fortune ensuite, qu'à son travail incessant et persévérant, qu'à son infatigable patience."

extrait de La caricature égyptienne, 1894,  par  Gratien-Michel Ollivier-Beauregard (1817-1901) égyptologue et orientaliste, président de la Société d'anthropologie de Paris, auteur dramatique

mardi 28 juin 2022

"On ne naît pas égyptologue, on le devient : c'est affaire de patience et d'expérience, de longueur de temps et d'études, d'entêtement même" (Textor de Ravisi - XIXe s.)

L'archéologue allemand Bollacher,
enregistrant des hiéroglyphes au temple de Medinet Habou

"Ce n'est pas un mince mérite pour les égyptologues que de ne pas garder un peu, dans leurs personnes ou dans leurs oeuvres, le pli et comme la ride de l'effort soutenu. Si nous cherchions, en effet, à rendre notre sentiment par une image, nous comparerions l'égyptologie à un vaste atelier encombré d'outils, où se prépare pièce à pièce, avec une activité toujours croissante, au milieu de la fumée et du bruit, le matériel d'une immense construction future. Les ouvriers sont dans tout le feu du travail, et ils ont tant à faire !
Si les femmes savent tout, suivant un ancien, (et quel moderne oserait le contredire ?) les égyptologues sont moins heureux : ils doivent tout apprendre. D'un côté, leur science est nouvelle, et sur aucun point ils ne trouvent la besogne achevée ; d'un autre côté, leurs ressources sont limitées, et aucun sujet ne leur fournit assez de matière pour les occuper longtemps. Force leur est donc de toucher à tous les détails de l'antique civilisation qui fait l'objet de leurs études : or, comment traiter d'un art ou d'un métier sans s'en rendre compte ?
 (...)
Nous avons fait une autre remarque. Il existe entre tous les égyptologues une véritable confraternité, et ils sont pleins d'indulgence pour les néophytes et pour les amis de l'égyptologie : Sinite parvulos ad me venire. Nulle part la collaboration n'est aussi fréquente que chez eux : Chabas a collaboré avec Goodwin et Birch, Pleyte avec Rossi, Brugsch avec Dümichen, Guieyesse avec Lefébure, Grébaut avec Pierret, Ebers avec Stern... Nous ne disons rien de Salvolini qui collaborait de la manière que l'on 
sait avec Champollion. (...)
Nous n'affirmerons pas assurément qu'il n'a jamais existé dans la famille égyptologique d'autre sentiment que celui de la bienveillance -, les luttes de Chabas nous réfuteraient ; mais si pour pour être égyptologue on n'en reste pas moins homme, ce n'est pas ici du moins, avouons-le, que les coteries ont été 
inventées. (...)
On ne naît pas égyptologue, on le devient : c'est affaire de patience et d'expérience, de longueur de temps et d'études, 
d'entêtement même. (...)
Nous venons de mentionner la patience des égyptologues : c'est leur grande qualité. Il n'est pas de science où les matériaux soient aussi disséminés, ni où l'on doive par suite, compulser plus de livres et faire plus de recherches. Les textes sont classés par dynasties dans un recueil, par villes dans un autre, par sujets dans un troisième, si bien qu'il faut réunir, planche par planche, 
des documents épars de tous côtés, quand on étudie un règne, un monument ou un fait, ce qui nécessite la tenue de véritables répertoires correspondant à de volumineux index. Des difficultés du même genre existent sans doute dans d'autres branches de l'archéologie, mais elles se compliquent ici d'une façon particulière.
En premier lieu, suivant que le manque de temps, les obstacles matériels et l'ensablement des édifices ont plus ou moins gêné les copistes, les mêmes textes sont plus ou moins complets dans les différents recueils : - éternel sujet de perquisitions et de comparaisons, - éternel sujet, aussi, de précieuses découvertes, procurant ces joies d'antiquaire que Walter Scott a si bien comprises.
De plus, et c'est là un inconvénient bizarre dont il faut pourtant tenir compte, on n'étudie guère les hiéroglyphes qu'à la force du poignet. (...) Nous défions n'importe quel égyptologue de faire la monographie complète d'un seul mot sans compulser presque tous ses livres, et par conséquent sans manier, en détail, un poids d'au moins mille kilogrammes. (...)
Si nous avions voix consultative dans le cénacle égyptologique, nous rappellerions trois desiderata qui sont dans la bouche de tous, concernant la conservation, la reproduction et la vulgarisation des monuments égyptiens.
Que les mutilations et les dévastations des splendeurs pharaoniques restées debout malgré les efforts des temps et des hommes s'arrêtent donc enfin ! Lord Elgin enlevant les marbres du Parthénon a eu des modèles et des imitateurs en Égypte, à toutes les époques anciennes et modernes, et les débris des palais et des temples des Pharaons ornent les musées, les collections et les places publiques de tous les peuples. Ils y figurent sans doute magnifiquement, mais la photographie et la lottinoplastie nous enlèvent actuellement toute excuse pour continuer ce cruel vandalisme. Des photographies exactes et grossies, ou des moulages de grandeur naturelle (si facilement exécutables avec les procédés de Lottin de Laval et d'un prix de revient si minime) ne rappelleraient-ils pas suffisamment leurs originaux ?
Nous avons pu apprécier par nous-même en revenant de l'Inde par l'Egypte (1863) avec quelle déplorable facilité on pouvait, pour quelques pièces d'or et même d'argent, se procurer avec les Arabes des débris de monuments, des papyrus et des objets de toutes sortes qu'ils ont enlevés aux tombeaux et aux hypogées, peut-être même volés aux fouilles dirigées par les agents du Vice-Roi et à ses propres musées !"


extrait de L'égyptologue, par le baron Anatole-Arthur Textor de Ravisi (1822-1902), officier supérieur de l'Infanterie de Marine, puis percepteur de 1863 à 1885 ; officier de la Légion d'Honneur ; président du premier Congrès provincial des Orientalistes français ; président, vice-président et membre de plusieurs sociétés académiques, françaises et étrangères.

vendredi 24 juin 2022

"Il garde encore malgré ses blessures une sérénité puissante et terrible qui frappe et saisit jusqu'au fond du cœur" (G. Gaillot, XIXe s., à propos du Sphinx)

photo de Félix Bonfils (1831-1885)

"On traverse le Nil au vieux Caire, près de l'ile Rodah, tout éclatante de verdure, et on aborde à Gizeh, à quelque distance du village d'Embabeh où les Mamelucks furent si rudement culbutés par l'infanterie française.
L'herbe verte pousse partout dans les plaines et sous les palmiers qui abritent les dômes blanchis de quelques cheiks vénérés.

Tout à coup, la verdure cesse brusquement et le sable commence ; on aperçoit les pyramides, à mesure que l'on s'en approche, elles grandissent et on en distingue les assises ; le sphinx apparaît. Enfoui jusqu'au poitrail, rongé, camard, dévoré par l'âge, tournant le dos au désert et regardant le fleuve, ressemblant par derrière à un incommensurable champignon et par devant à quelque divinité précipitée sur terre des hauteurs de l'Empyrée, il garde encore malgré ses blessures une sérénité puissante et terrible qui frappe et saisit jusqu'au fond du cœur.
Les Arabes l'appellent "le Père de l'épouvante". Avant-garde de pyramides, impassible sous le ciel, que fait-il là depuis 50 siècles au milieu des solitudes ? Les Pharaons, les Ethéopiens (sic), les Perses, les Romains, les conquérants Arabes, les Mamelucks, les Turcs, les Français ont dormi sous son ombre ; les temps, les nations, les religions, les mœurs, les lois ont défilé devant lui ; chaque mot de l'histoire a frappé sa large oreille entourée de bandelettes sacrées ; on est tenté de lui dire : Oh ! si tu pouvais parler.
Est-il la muette sentinelle du désert de Libye ?  Est-il l'immobile gardien de ces montagnes bâties à mains et à existence d'hommes ?
Est-il le symbole toujours cherché et toujours introuvé de l'inconnu qui nous sollicite et nous attend ? Ou n'est-il seulement qu'un fantôme grandiose et majestueux d'un roi des temps passés qui voulait perpétuer son nom que nul ne sait plus aujourd'hui ? Enraciné aux rochers de la chaine de Libye dans lesquels on l'a taillé en abaissant les terrains voisins de toute sa hauteur, il disparaît chaque jour sous les sables envahissants, sa croupe, son dos, ses pattes en sont couverts ; devant lui à son ombre, les Bédouins viennent souvent s'étendre et les vautours fatigués se reposent sur sa tête.
On est frappé d'admiration à la vue des pyramides, écrasé devant leur masse dont les mesures mathématiques peuvent seules donner une idée."

extrait de Le Nil, l'Égypte et la Nubie, 1881, par G. Gaillot, capitaine au 1er régiment de chasseurs à pied, capitaine à l'Institut cartographique militaire de Bruxelles.

"Hâtez-vous de courir vers ces magiques contrées !" (Léon-Daniel de Joannis, XIXe s., à propos de Denderah)

par David Roberts (1796-1864)

"Je termine là ces petits incidents de notre voyage, pour arriver à Denderah, et de là à Thèbes, douze lieues plus haut.
Le Luxor se traînait péniblement sous une faible brise, tombant de plus en plus ; les ruines de l'ancienne Tintyris nous apparaissaient au travers des bois de doum, dont le rivage était bordé, et nous brûlions d'envie de les visiter.
C'était le premier temple qui se trouvât sur notre route ; aussi appelions-nous le calme de tous nos voeux. Il ne se fit pas longtemps attendre : l'on mouilla.
Comme le vent pouvait s'élever d'un instant à l'autre, nous partîmes en toute hâte, le fusil sur l'épaule, pour aller repaître nos regards avides de ce magnifique spectacle. Oh ! que je voudrais pouvoir donner une idée d'une si belle chose ! que je voudrais pouvoir faire passer dans l'imagination de mes lecteurs les vives impressions que nous ressentîmes en face de ces admirables colonnes aux dimensions colossales, entièrement couvertes d'hiéroglyphes le plus finement ciselés ; en face de ces chapiteaux couronnés par quatre têtes d'Isis, accompagnés de draperies pendantes, de ces longues lignes droites des architraves, et de ce grand zodiaque peint en deux bandes au plafond du portique ! Allez donc, allez donc, artistes et hommes de loisir, hâtez-vous de courir vers ces magiques contrées ; car, un jour plus tard, le sol d'Égypte pourrait s'entr'ouvrir sous ces merveilles, et vous ne les auriez pas vues. Si des voix nationales viennent réclamer pour nos productions architecturales, je répondrai toujours : Partez, allez sur celte terre de géants ! et comparez, si vous l'osez, ses ruines aux créations bâtardes de nos jours !"


extrait de Campagne pittoresque du Luxor, 1835, par Léon-Daniel de Joannis (1803-1868), officier de marine, lieutenant de vaisseau, commandant en second du bateau 'Louxor', affrété pour le transport depuis Thèbes de l'obélisque qui sera érigé place de la Concorde à Paris.

mardi 21 juin 2022

Le Nil est "le père de l'Égypte et le secret de sa neuve espérance" (Marcelle Capy)

par Charles-Théodore Frère, 1877

"Le Nil est unique au monde. C'est le fleuve des prodiges. Il s'allonge sur 6.000 kilomètres, traverse la forêt tropicale et le désert ; abreuve le lion, le  singe, l'éléphant, la gazelle, l'hippopotame, le crocodile, le dromadaire, la vache aux cornes retroussées, l'âne au pelage argenté, et tous les oiseaux du paradis terrestre.
Il est le père de l'Égypte et le secret de sa neuve espérance.
Il porta la barque des Pharaons, le berceau de Moïse, le bateau à vapeur, l'hydravion à moteur, et de lui jaillira, dans un avenir proche, l'inépuisable écoulement de la force électrique.
On connaît sa source depuis moins de cent ans. Il a fallu pour la découvrir, l'étudier et en tracer les premières cartes, soixante explorateurs appartenant à quatorze nations.
Il a été adoré et un proverbe dit : qui a goûté de son eau veut en boire encore.
Aucun fleuve n'a été autant aimé, vénéré, remercié. Aucun n'a exercé pareille fascination.
On le croyait tombé du firmament et les Anciens l'appelaient "fleuve du Paradis".
Au commencement des temps, dit la légende, la déesse Isis s'avança jusqu'à la barrière du ciel, s'y accouda et pencha la tête vers la terre. Ce qu'elle vit désola son cœur pitoyable. Partout du sable, des roches calcinées, l'immobilité de la mort.
Pas un arbre, pas une herbe, l'infinie nudité du désert.
Isis pleura. Ses larmes firent pleuvoir sur l'étendue désertique la rosée miraculeuse de la céleste miséricorde.
Ainsi naquit le Nil, artère qui relie le cœur obscur de l'Afrique à la transparence de la pensive Méditerranée."

Extrait de L'Égypte au coeur du monde, 1950, de Marcelle Capy, pseudonyme de Marcelle Marquès (1891-1962), journaliste, écrivaine, militante syndicaliste, pacifiste et féministe libertaire française, directrice de la Ligue des droits de l'homme

samedi 18 juin 2022

"L'esprit demeure accablé sous le poids de la grandeur égyptienne" (le duc de Raguse - XVIIIe-XIXe s. - visitant Karnak)

photo d'Antonio Beato, vers 1880

"Les ruines de Louqsor, quoique présentant une énorme masse et qu'elles soient d'un beau caractère, ne firent pas tort aux souvenirs que nous avaient laissés celles de Médynet-Abou ; mais il ne devait pas en être de même des ruines de Karnak, qui sont placées à une demi-lieue plus bas.
Ici la plume échappe. Qui pourrait décrire les merveilles rassemblées sous ses yeux ! L'imagination ne saurait créer un pareil tableau, et le langage est insuffisant pour en reproduire la plus faible partie. C'est un amas de palais, de temples, qui couvrent une surface immense et dont cinq ou six monuments comme le Louvre, réunis, n'approcheraient pas encore. L'esprit demeure accablé sous le poids de la grandeur égyptienne ; il faut contempler dans le silence de l'admiration ses créations majestueuses. Tout ce que j'essaierai, ce sera de donner quelques notions succinctes de ces magnifiques ruines.
On ne peut douter qu'elles ne se composent des restes de plusieurs palais ; mais on reconnaît facilement ce qui formait le palais principal. (...)
Il est certain que les monuments de Karnak sont l'ouvrage de plusieurs rois. Quels que fussent les moyens d'exécution, de pareils travaux ont dû exiger une longue suite d'années. (...)
Tel est en abrégé le coup d'oeil que présente Karnak. En voyant ces immenses ruines, on serait tenté de croire que les palais dont elles sont les restes ont été bâtis et habités par des hommes d'une nature supérieure à la nôtre. Tout y a un caractère de grandeur qu'on ne retrouve nulle part au monde. C'était un jeu pour les Égyptiens de cette époque que de réunir les masses les plus lourdes, d'exécuter les travaux les plus difficiles, et d'entreprendre les constructions les plus gigantesques."


extrait de Voyage en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée et sur les bords de la mer d'Azoff, à Constantinople et sur quelques parties de l'Asie Mineure, en Syrie, Palestine et en Égypte, Volumes 4 à 5, 1841, par Auguste-Frédéric-Louis Wiesse de Marmont (1774-1852), Duc de Raguse. Ce Maréchal de France participa aux campagnes de Napoléon, le "trahit" à Fontainebleau en 1814, puis servit les Bourbons, dut défendre les ordonnances en 1830 comme commandant de l'armée de Paris, et volontairement s'exila, voyageant en Autriche, en Syrie, en Palestine et dans les États de Venise.

"Le peuple égyptien, voué aux travaux rudes, montra qu'avec des gestes, des mouvements du corps, on peut exprimer toute la Pensée" (Georges Migot - XXe s.)

Tombe de Rekhmirê, fabrication de briques

"En opposant l'Art égyptien à l'Art grec, opposition que nous serons obligés de faire à chaque instant, nous remarquons immédiatement le souci de l'analyse du détail affirmé dans les œuvres grecques, opposé tout à fait en cela aux œuvres égyptiennes. Celles-ci se caractérisent par un esprit de synthèse, ne conservant que les directives générales et caractéristiques dégagées de l'interprétation de l'Homme et de la Nature.
Cette notation des caractères de la race égyptienne fut si exacte qu'à 4.000 ans de distance nous en retrouvons encore des exemplaires dans les types égyptiens subsistants : les Fellahs.
Avec le magnifique réalisme dont sont empreints les portraits, réalisations individuelles, les artistes égyptiens nous font laisser dé côté l'idée de primitivité pour nous faire réaliser toute la valeur esthétique de leur conception synthétique de l'Homme et de la Nature, dans la fresque sculptée par exemple.
Il est même assez curieux de noter le peu de personnalité dégagée par le "portrait grec" comparé au portrait égyptien.
L'analyse grecque faiblit devant la synthèse égyptienne.
Géométrique, l'esprit grec est analytique.
Esthétique, l'esprit égyptien est synthétique. Oserons-nous répéter : la Science c'est l'analyse, l'Art c'est la synthèse ?
Avec ce même instinct esthétique tout à fait supérieur qui leur a permis la synthèse, jusqu'à la limite de compréhension et de conservation de la personnalité des quadrupèdes et des oiseaux pour créer l'écriture hiéroglyphique, les Égyptiens ont réussi la synthèse de l'Homme et de l'homme égyptien. En ce faisant ils ont perfectionné jusqu'au plus haut point un moyen d'expression. Ils se sont créé une "écriture" esthétique splendide et souple.
Splendide puisque parfaitement adéquate à tout ce qui fait leur milieu et leur race, leur psychologie et leur physiologie.
Souple puisque variable à l'infini ; n'étant pas entravée par la réalisation des détails secondaires, dont la suppression même augmentait la possibilité d'exprimer toute chose.
Dégagés de ce souci des détails, les Égyptiens ont pu réaliser librement et parfaitement toutes les eurythmies.
Ils ont compris que dans un groupe l'homme en tant qu'individu était secondaire ; que ce qu'il apportait d'essentiel était son mouvement, son rythme, se joignant aux autres pour créer l'eurythmie.
Les détails personnels supprimés, l'homme ne s'isolait plus du groupe en attirant à lui le centre eurythmique.
Le centre lui était extérieur. Il y allait.
De là cette impression de mouvement, de vie esthétique dégagée des eurythmies du groupe par les rythmes de chacun allant vers ce centre.
Cette impression de mouvement est accentuée encore par la non-symétrie chère aux Égyptiens et par les têtes en profil des personnages.
Devant la merveille de mouvements combinés et eurythmiques qu'est la fresque sculptée égyptienne, l'art égyptien tout entier, on peut se demander quelle a été la raison qui leur a permis de concevoir et de noter la vie avec cette intensité de mouvement esthétique.
Est-ce le caractère de leurs institutions politiques et sociales ?
Alors que les Grecs ne conçurent la vie que sous la forme intellectuelle, à un tel point qu'ils appliquèrent cette conception au développement du corps humain lui-même en créant l'athlétisme et les jeux olympiques, le peuple égyptien voué aux travaux rudes, montra qu'avec des gestes, des mouvements du corps, on peut exprimer toute la Pensée.
Quelle différence en effet entre le personnage égyptien, si "pensant" dans le geste qu'il accomplit, et la statue de l'athlète grec, superbe bête humaine, sans pensée, isolé du groupe, négation même de son utilité, s'exprimant complètement à lui seul et limité, puisque sa possibilité d'expression est elle-même limitée à ce pour quoi il a été créé.
Que nous sommes loin du personnage égyptien qui s'aidant des autres, par la division même du travail, arrive au groupe, c'est-à-dire à la pluralité des images, des rythmes que contient chaque mouvement pour exprimer un ensemble.
Un déclic de la volonté fait mouvoir l'athlète et lui seul.
Chez l'Égyptien, le mouvement d'un personnage est fonction, cause et résultante des mouvements de la série des personnages composant une fresque ou un bas-relief.
C'est un dynamisme eurythmique.
N'est-ce pas la vie même de labeur en commun, en foule, de tous ces travailleurs dont les rythmes individuels créaient les eurythmies d'ensemble, puisqu'ils étaient guidés par une immense et patiente mélopée, clepsydre vivante, des cent mille voix de ceux qui dressèrent les Pyramides
et bordèrent dans son lit le fleuve divin.
Réalisation splendide d'une perception eurythmique des mouvements.

extrait de Essais pour une esthétique générale, 1920, par Georges Migot (1891-1976), compositeur, pianiste, peintre et graveur français

jeudi 16 juin 2022

"La figure humaine tient dans l'art égyptien une place exceptionnelle" (Paul Richer - XXe s.)

mastaba de Mererouka - nécropole de Saqqarah
photo extraite du site OutoftheTombs

"Toute la civilisation égyptienne n'est qu'un long effort, une longue lutte contre l'anéantissement. Elle a à sa base la croyance en une survie indéfinie après la mort. Au moment où le moribond rend le dernier soupir, quelque chose de lui persiste qui est comme un second exemplaire du corps en une matière légère et éthérée qui le reproduit trait pour trait. C'est le "double", continuation quasi immatérielle de l'être dont la nouvelle vie mystérieuse n'en est pas moins assujettie aux mêmes servitudes qu'autrefois.
Aussi les survivants sont-ils tenus de subvenir à tous ses besoins. Ils doivent mettre à sa disposition, dans la pièce du tombeau où ils ont accès, des mets et des boissons réels ou en images. De plus, cette sorte de dédoublement du corps terrestre ne saurait subsister sans s'appuyer sur la dépouille matérielle qu'elle vient de quitter, d'où la pratique des embaumements et la construction des tombeaux, qui sont de véritables forteresses, depuis les mastabas jusqu'aux pyramides, au plus profond desquels la momie, en son sarcophage de bois, de pierre, de granit ou de porphyre, devait reposer cachée et ignorée de tous, à l'abri des indiscrets et des voleurs.
Dans ce concours de circonstances exigées pour la survie du défunt, l'on comprend le rôle fort important qui revenait aux figurations matérielles que nous rangeons aujourd'hui au nombre des manifestations artistiques.
Il fallait d'abord, au cas où toutes les précautions prises seraient déjouées par la destruction de la momie, créer, en matière indestructible, des images fidèles du mort - véritables portraits en ronde-bosse - qui, en nombre plus ou moins grand, étaient également enfermées et murées dans le secret du tombeau. Ces effigies devaient avoir une ressemblance aussi complète que possible avec le mort au temps de sa vie terrestre, afin que le "double" pût s'y tromper.
De plus, il fallait faire revivre et fixer pour toujours les conditions et les circonstances de l'existence de celui qui n'était plus, même ses pérégrinations outre-tombe sous la protection et la direction des dieux, etc., afin que le "double" pût continuer dans les ténèbres de la tombe la même vie qu'il avait menée au grand jour. À cet effet, sur les murs du tombeau ou du temple, étaient retracées, en des bas-reliefs ou des peintures, les scènes civiles, militaires ou religieuses les plus nombreuses et les plus variées.
Dans ces vastes compositions toutes enluminées, car les bas-reliefs étaient également peints, l'art égyptien avait choisi, pour le nu de ses personnages, des teintes idéales bien que se rapprochant de la nature, pour la femme, la couleur lumineuse par excellence, le jaune, pour l'homme, le ton puissant et éteint du rouge-brun. (...)
C'est ainsi que les arts plastiques furent amenés à traiter les sujets les plus divers, et à embrasser dans son entier, depuis l'humble besogne du fellah attaché à la glèbe, jusqu'au commerce mystique du Pharaon avec les dieux, tout le cycle de la civilisation égyptienne.
Les tombeaux nous ont livré des statues, images des gens du peuple ou de la haute société, les temples, les portraits des souverains. Les murs des premiers sont les pages intimes où nous lisons les mœurs du peuple, les usages et les coutumes de la vie civile. Les murs des seconds sont les feuillets grandioses où sont retracés les hauts faits de son histoire religieuse ou militaire.
La figure humaine tient donc dans l'art égyptien une place exceptionnelle. La sculpture et la peinture en font le thème habituel de leurs représentations. Elle est employée dans la décoration des objets familiers. Dans l'architecture même, on ne peut nier le rôle que jouent les statues colossales assises à la porte des temples ou debout adossées aux piliers de l'intérieur. Elles font en quelque sorte partie de l'édifice lui-même.
Si la figure complètement nue est rare, le vêtement est toujours sommaire. Pour l'homme, c'est la schenti, sorte de pagne qui recouvre la partie inférieure du bassin et les cuisses et parfois se trouve réduit à une simple ceinture. Pour la femme, c'est une robe retenue sous les seins par deux bandelettes en forme de bretelles et descendant plus ou moins bas, mais toujours si bien modelée sur le nu qu'elle le cache à peine, ou bien encore ce sont de longues robes tellement légères et transparentes qu'elles ne voilent plus rien.
L'œuvre peinte ou sculptée de l'Égypte est immense. Elle remplit le tombeau, elle envahit le temple, elle recouvre les objets usuels et les bijoux.
Et pour remplir cette tâche considérable, l'art n'a eu que des moyens d'expression réduits. Il a su faire tenir l'infinie variété des aspects multiples d'une vie intense dans le cadre étroit d'une formule inflexible dont il ne s'est jamais départi.
L'artiste, d'ailleurs, n'était point ce qu'il est aujourd'hui. L'idée que nous devons nous en faire est tout autre. Il ne poursuivait pas la réalisation d'un idéal quelconque, d'une certaine idée de beauté ; il était simplement un ouvrier comme un autre, accomplissant une tâche purement utilitaire avec plus ou moins de soin ou d'habileté. Et de même qu'il y avait une méthode, des règles, des modèles pour construire des maisons, des temples, des instruments ou des meubles, de même il en existait pour bâtir la figure humaine.
Ainsi est née une formule dont l'effet a été, pour l'art, à la fois funeste et heureux. Elle a gêné, il est vrai, son libre développement en ne permettant l'initiative individuelle que dans les limites d'un cadre fixé d'avance, mais elle a été pour lui une cause d'unité et de grandeur. Elle a été ainsi comme une solide armature qui l'a maintenu. Elle a répondu, en somme, aux aspirations de tout un peuple, en étant pour l'art une condition de durée."

extrait de Nouvelle anatomie artistique du corps humain. Cours supérieur ("suite"). Le nu dans l'art. 1. Les arts de l'Orient classique. Égypte, Chaldée, Assyrie, par le Dr Paul Richer (1849-1933), neurologue, anatomiste, historien de la médecine, illustrateur, sculpteur et médailleur français. Professeur d'anatomie artistique à l'École des Beaux-arts.

mardi 14 juin 2022

"Le plus beau morceau qui soit resté du nouvel empire est la statue de Ramsès II qui se trouve au Musée de Turin" (Henri Motte - XIXe s.)


Ramsès II - Museo Egizio de Turin

"Les plus belles productions de la sculpture égyptienne appartiennent au nouvel empire, si nous admettons que la beauté dans cet art soit proportionnelle à la grandeur des œuvres. La sculpture égyptienne est toute monumentale.
Nous ne saurions trop admirer les colosses de cette époque si nous songeons aux difficultés qu'a dû présenter la mise en œuvre d'un bloc de calcaire comme celui où est taillé Ramsès.
Cette statue colossale mesurait 13 mètres ; elle était placée à l'entrée du temple de Pthah et devait produire une impression profonde sur les visiteurs du temple.
L'emplacement en avait été bien choisi : évitant les erreurs des modernes, les Égyptiens avaient placé le colosse dans un endroit limité où l'on ne pouvait découvrir de toutes parts la figure, ce qui forçait le spectateur à en saisir immédiatement la grandeur. Aujourd'hui dans des espaces sans limites on place un colosse ; on le voit de très loin mais c'est lui seul qu'on voit ; de telle sorte que son aspect à distance ne produit que l'effet d'un homme de grandeur normale. Les objets n'ont de grandeur que par comparaison avec les personnes ou les objets réels. Le colossal n'a de caractère que par son rapprochement avec l'homme. Dans une disposition comme celle où se trouve Ramsès, près d'une porte où passe continuellement la foule, et à côté d'un monument où se trouvent des bas-reliefs de grandeur humaine avec des pierres de dimensions normales, l'échelle s'indique d'une façon très saisissante.
Le plus beau morceau qui soit resté du nouvel empire est la statue de Ramsès II qui se trouve au Musée de Turin ; c'est la sculpture la plus délicate, celle où le ciseau s'est montré le plus habile. On peut trouver plus de souplesse dans le modèle de cette période, mais, en somme, c'est toujours le même art raide comme attitude et peu ingénieux dans la composition.
On s'est demandé avec raison comment les artisans égyptiens étaient venus à bout de la taille des pierres dures qu'ils avaient à travailler, car ils ne possédaient pas le marbre statuaire qui offre tant d'avantage au sculpteur. On est arrivé à conclure que leurs instruments étaient d'abord de bronze mou, mais qu'ils ont dans la suite connu la trempe. La pierre dure était taillée à la pointe puis écrasée au marteau ; cet instrument avait une frappe carrée à pointes de diamant comme celui des paveurs.
Le modelé s'obtenait par un polissage au grès en poudre, qu'on frottait avec une planche trouée afin de pouvoir arroser. Quand on taillait le calcaire, on le dégrossissait au ciseau ; mais cet instrument s'émoussait sur la pierre dure. Hérodote, en parlant de l'embaumement, nous raconte qu'on ouvrait les corps avec des pierres tranchantes : ces pierres ont dû servir pour le travail des calcaires, qui devait être long et pénible.
L'emploi de la pierre dure a peut-être eu une influence sur le style de la sculpture égyptienne, et l'on peut attribuer à la difficulté du travail l'attitude toujours engoncée des statues dont les bras et les jambes ne sont jamais détachés du bloc. La tête elle-même ne repose pas sur le cou complètement nu, car celui-ci eût paru trop mince ; elle est reliée au corps par une perruque ou une coiffure, et par la barbe elle-même, qui l'attache aux pectoraux.
La production de la sculpture en Égypte a dû être considérable ; chez aucun peuple on n'en a fait autant usage, et l'artiste reste stupéfait devant les découvertes faites dans un seul temple : 572 statues en granit noir de la déesse Setchet à tête de lion, ayant toutes la même attitude. Quelle éducation artistique avaient pu recevoir les 572 sculpteurs qui ont consenti à se livrer à ce travail ! L'imagination devait leur faire totalement défaut, et on peut arriver à cette conclusion qu'une seule de ces statues était l'œuvre d'un artiste, et que les 571 autres ont été exécutées par de tailleurs de pierre d'une habileté surprenante.
En outre, les lois du pays et les rites religieux devaient interdire les recherches des variantes ; celui qui était pris du désir d'inventer était probablement exposé à des peines terribles."


Extrait de Petite histoire de l'art, 1896, par Henri Motte (1846-1922), peintre, architecte, illustrateur notamment, avec vingt-quatre grandes compositions, de l'Iliade, de Homère (traduction par Émile Pessonneaux).

dimanche 12 juin 2022

Karnak, une des plus belles merveilles du monde, par Lambert de la Croix


salle hypostyle, 1895 - aucune mention d'auteur de ce cliché

"Karnak est certainement le plus merveilleux amas de ruines que l'on puisse voir et que l'on ne puisse pas décrire.
Tout ce que le travail absolument humain, - car les échafaudages étaient à peu près inconnus et on n'élevait les énormes blocs de pierre qui ont servi à ces constructions qu'à force de montages de sable correspondant à la hauteur désirée et sur lesquelles on les roulait, - tout ce que le travail humain, dis- je, laisse supposer de possible, a certainement été tenté et réussi pour la construction de ce Karnak qui a vu les barbares de l'antiquité la plus reculée se ruer, pour les détruire, sur ces merveilles qui semblent renaître de leurs cendres plus splendides que jamais, puisque, après trois mille ans, nous pouvons encore rester éblouis par ce qu'il en reste.
Il est impossible, ai-je dit, de décrire Karnak. En effet, plus d'ensemble, plus de suite ; des pylônes, des sphinx, des colonnades, des obélisques, tout cela enrichi de dessins et de peintures, mais tout cela en ruines, tout cela rongé par le sel de nitre qu'y dépose le Nil, ou plutôt les infiltrations du Nil, car le dallage du temple est de 1 m 90 au-dessous du niveau général de la plaine environnante. Et quel temple ! Une de ses salles, la salle hypostyle, compte à elle seule 134 colonnes. Une autre, à ciel nu, renfermait quatre obélisques ; deux sont encore debout, dont celui qui porte le nom d'obélisque d'Ahtasou ; c'est le plus grand des obélisques connus : il mesure 33 m 20 de hauteur, et est admirable de taille et de pureté. Tout le monde sait que l'obélisque de la place de la Concorde n'a que 22 m 80 de hauteur.
Ce qui reste de Karnak n'est pas moins beau ; on sent qu'il a fallu des tremblements de terre pour bouleverser ainsi de pareilles masses de pierres ; c'est donc avec peine qu'on voit un esprit élevé comme celui de Mariette-Bey admettre tranquillement la destruction de ce qui reste sous prétexte que les infiltrations du Nil rongeant tous les ans, par exemple, les 134 colonnes de la salle hypostyle, elles doivent tomber. Mais c'est par trop musulman cela ! Restaurez, monsieur, que diable ! et conservez au monde une de ses plus belles merveilles."

extrait de L'Égypte... cinq minutes d'arrêt !, 1870, par Lambert de la Croix.
L'auteur, membre de la société de Géographie, a parcouru l'Égypte à l'invitation du vice-roi pour l'inauguration officielle du canal de Suez, et a envoyé la relation de ce voyage au Moniteur universel, dont il fut le secrétaire général.

samedi 11 juin 2022

"Les ânes d'Égypte sont réellement étonnants !" (Albert le Play, XXe s.)

âniers du Caire - gravure du XIXe s.

"Le moyen de transport le plus original, bien spécial au Caire, à l'Égypte en général, le plus en faveur en tous cas auprès des touristes, est l'âne. Il n'est pas besoin d'attendre bien longtemps pour avoir quelques-uns de ces intéressants animaux, surtout auprès des grands hôtels, autour de l'Ezbekiyeh : il suffit de s'arrêter un instant sur les bords du trottoir et de lever la tête ; aussitôt, de tous côtés, apparaissent comme par enchantement, chargeant sur vous à grands cris, de jeunes fellahs, guidant leurs inséparables compagnons : ce sont les âniers du Caire, paillards et braillards ; ils crient tous à la fois : "bon boûdi (bon baudet) ! good donkey !" pour être plus sûrs d'être compris ; comme ils ne peuvent tous trouver place devant vous, ils se battent pour avoir votre clientèle ; cette concurrence permet, moyennant la somme de douze à quinze sous de l'heure, d'avoir un bon animal qui galope tout le temps, comme d'ailleurs l'ânier qui l'accompagne à pied. Celui-ci ne quitte jamais son âne, l'excitant de la voix et de la courbache, courant toujours à côté de lui, la main droite appuyée sur sa croupe, le bord antérieur de sa gandourah bleue dans sa bouche, pour ne pas être gêné. Ils peuvent ainsi faire plusieurs kilomètres sans le moindre essoufflement.
Ces ânes d'Égypte sont réellement étonnants ! Ils ont une souplesse, une résistance et une sûreté de marche remarquables ; ils connaissent admirablement le trot d'amble si agréable pour ceux qu'ils portent ; c'est à juste titre qu'on a vanté leurs qualités qui en font une race unique. Ils sont d'ailleurs indispensables dans ce pays où ils sont employés à tous les travaux et à toutes les besognes ; on ne conçoit pas un fellah sans son âne. 
Leur exportation est interdite ; ainsi, un grand armateur de Marseille ayant voulu à toutes forces en posséder deux, fut obligé d'employer le stratagème suivant : après avoir eu les plus grandes difficultés à se les procurer, il dut les faire embarquer clandestinement par un de ses bateaux sur la côte du désert arabique, dans la mer Rouge. Ces animaux, transplantés, n'auraient d'ailleurs pas montré à Marseille les qualités qu'ils déploient dans le pays des Pharaons. Les ânes commencent à disparaître du Caire, à cause du développement des autres moyens de locomotion, voitures à chevaux, tramways électriques, omnibus, automobiles. (...)
En même temps qu'ils frappent à tour de bras les malheureuses bêtes, les âniers ne cessent de crier pour les exciter et pour dire aux gens de se garer : "riglak" gare aux pieds ! La circulation est fort difficile dans cette rue très encombrée, proche du bazar, et il y a forcément quelques pieds écrasés, d'autant plus que, suivant un usage très oriental, le passant, même prévenu de l'obstacle, ne se détourne du droit chemin qu'à la dernière seconde. Ceux qui ont été blessés ou même bousculés ne sont pas les seuls à crier, leurs voisins se mêlent au concert pour invectiver les âniers qui sont déjà loin. À certains moments, la situation devient très compliquée : c'est lorsque la route est envahie par un cortège matrimonial, une procession de circoncision ou un convoi funèbre : dans ce dernier cas, le vacarme est indescriptible, car, au bruit des litanies chantées par les hommes, aux hurlements des pleureuses, aux cris des gens qui ont le pied sensible et aux vociférations des autres se joint souvent le braiment des ânes."


extrait de Notes et croquis d'Orient et d'Extrême-Orient, 1908, 
par le Dr Albert-E. Le Play (1875-1964), docteur en médecine, biologiste, lauréat de la Société de géographie

Les embarras du Caire, "après Constantinople, la plus grande et la plus belle ville de l'empire ottoman", par Jean-Baptiste Gal (XIXe s.)

Street Scene near the El Ghouri Mosque in Cairo
John Frederick Lewis (1805–1876)

"Les principales rues du Caire sont plus populeuses et plus encombrées que celles de Paris, mais la circulation y est bien différente et ne présente rien de régulier ; ici, la rue est obstruée par un groupe de musiciens autour desquels se pressent des badauds ; là, un marchand ambulant attire la foule en montrant les étoffes qu'il porte sur l'épaule ; un autre, les doigts chargés de bagues à vendre, les fait miroiter pour attirer les chalands ; souvent on est arrêté par des troupeaux de moutons et de chèvres ou par des chameaux chargés de bois de construction qui vous heurtent au passage.
La plupart des passants sont montés sur des ânes. Bien souvent, dans les rues du Caire, j'ai vu se reproduire la scène représentée par le célèbre tableau de la fuite en Égypte ; sur un âne une femme voilée, ayant un enfant dans ses bras, à côté, un homme à barbe blanche, en grande robe, tenant d'une main un long bâton et appuyant l'autre sur le col de l'animal pour le diriger et le presser. Il est un point, cependant, par où le tableau vivant dont je parle diffère du tableau que l'on connaît, c'est qu'en Orient les femmes ne s'asseyent pas sur leur monture, mais elles l'enfourchent comme font les hommes. Quand elles sont à pied, elles portent, d'ordinaire, leurs enfants à califourchon sur l'épaule gauche, et le marmot s'appuie des deux mains sur la tête de sa mère.
On voit au Caire un nombre extraordinaire d'ânes qui stationnent sur les places et aux coins des rues ; on dit qu'il y en a environ quarante mille. Chaque bête a sa selle, des étriers et un gamin qui l'accompagne. On enfourche le premier qui se trouve et l'on indique au garçon la direction qu'on veut prendre. Tous les deux se mettent en marche, d'un pas accéléré, au milieu d'un nuage de poussière suffocante. Les rues du Caire ne sont pas pavées, elles sont si encombrées d'allants, de venants, de chameaux chargés, qu'on est obligé de passer, à chaque instant, tantôt à droite, tantôt à gauche. Les ânes du Caire sont si petits que, si l'homme, qui les monte, a de longues jambes, il n'a qu'à les étendre, après avoir lâché les étriers, pour se trouver debout. Ces pauvres bêtes reçoivent plus de coups de bâton que de poignées de foin, aussi sont elles très maigres et la plupart ont des plaies sur le train de derrière. (...)
Les portes des maisons au Caire sont ce qui attire le plus l'attention : on les bariole de couleurs éclatantes et on inscrit au dessus quelques versets du Coran.
Il n'y a pas de fenêtres semblables aux nôtres, excepté dans les maisons construites et habitées par les Européens. Les ouvertures qui en tiennent lieu sont closes de cages de bois, découpées à jour et faisant saillie sur la rue. Grâce à ces treillis, les habitants de la maison voient ce qui se passe dans la rue sans être aperçus de dehors. L'usage de ces treillis existait déjà en Orient dans les anciens temps. Le cantique de Debora, dans: le Livre des Juges, représente la mère de Sisara attendant le retour de son fils qu'elle croit vainqueur, et cherchant à voir par les treillis si son char arrive. Salomon dit aussi dans le livre des Proverbes : "Comme je regardais à ma fenêtre par mes treillis, je vis un jeune homme qui passait dans la rue." (...)
Le Caire a 71 portes, qui sont la plupart dans la ville, parce qu'on a construit hors des remparts des édifices qui prolongent les rues. La ville forme un carré oblong. C'est, après Constantinople, la plus grande et la plus belle ville de l'empire ottoman.
Elle a été bâtie par Goyher, général des sultans fatimites, après avoir conquis l'Égypte au nom de son souverain El-Moëz. Elle est située à une petite distance à l'orient du Nil."

extrait de Voyage en Palestine, Phénicie et dans l'archipel, 1881, par Jean-Baptiste Gal (1809 ? - 1898 ?), docteur en droit, directeur du journal la Liberté, diplomate français, chef de section de 1re classe au département des Affaires étrangères

jeudi 9 juin 2022

"L'esprit est écrasé en présence de cette accumulation de documents qui représentent tout un long défilé de siècles" (Maurice Landrieux, XIXe s., visitant le musée de Boulaq)

le Sheikh El Balad
par Hippolyte Délié, Émile Béchard


"Nous arrivons de bonne heure à Boulaq. C'est l'étape du matin. Le musée, aménagé depuis la chute d'Ismaïl-Pacha dans les magnifiques constructions où l'infortuné khédive avait rêvé d'associer, au bénéfice de sa volupté, le faste d'un nabab au confort d'Occident, est le résultat d'un demi-siècle de fouilles intelligentes dirigées par deux de nos compatriotes, Mariette et Maspero. (...)
Il faudrait beaucoup de temps et beaucoup de science pour examiner avec intérêt tous ces sarcophages, ces sphinx, ces stèles couvertes d'hiéroglyphes, ces cartouches où se retrouve le scarabée sacré, ces objets de toute nature, poteries, armes, bijoux, instruments usuels, statues de rois ou de dieux, bizarres ou farouches, à figures d'homme, de vache, de chat, etc., en bronze, en granit, en porphyre, qui sortent un à un du tombeau, après plusieurs milliers d'années, pour contrôler notre science moderne, à son détriment souvent, et rassurer notre foi en nous parlant du passé. (...)
Voici, sur ces faces de momies, des portraits peints, vieux déjà du temps de Moïse, que l'on croirait sortis hier de l'atelier de nos meilleurs artistes ; puis des papyrus, déroulés par un prodige de patience et d'habileté, avec des dessins et des peintures d'une finesse et d'un coloris étonnants ; des suaires de lin d'un tissu délicat, véritable mousseline, tirés tels quels des sarcophages, et qui semblent entièrement neufs et nouvellement blanchis, etc., etc.
Voici, entre vingt autres, un bas-relief qui représente des oies picorant et marchant à la file indienne. La pose est aisée, le dessin d'une rare fidélité et la structure anatomique parfaitement observée. Ce petit chef-d'oeuvre ferait honneur à nos meilleurs animaliers. 
Voici enfin le fameux sheik el beled, monsieur le maire ! remarquable statue en bois de sycomore qui représente un inspecteur des travaux, un maître de chantier, tenant en main son bâton de commandement. Ce morceau de sculpture enfoui depuis cinq mille ans a une expression si naturelle et si vivante que les bédouins de Mariette lorsqu'ils l'exhumèrent crurent reconnaître le portrait du cheik de leur tribu : c'est le maire du village ! dirent-ils. Et le nom est resté. (...)
Une vitrine qui retient longtemps les dames, jeunes et vieilles, jusqu'aux pieuses filles détachées du monde et de tout, c'est celle où sont exposés les bijoux de la reine Ahotep : bracelets finement travaillés, bagues, épingles, diadèmes, colliers, mille objets de parure d'or et d'ivoire, des pierreries, tout un écrin qui serait remarqué chez nos joailliers en renom.
Joseph l'a vue peut-être, ou Moïse, ainsi parée, belle, fière, admirée.
Sa momie, qui dort dans la salle voisine, au fond de son cercueil vitré, et qu'une misérable toile défend mal contre les rayons du soleil, n'excite guère que la pitié ou le dégoût. Ses cheveux, roussis de parfums, sont roulés encore, et le henné qui rougit ses ongles a résisté au temps. Les Hébreux, qui avaient conservé la coutume de se teindre les ongles, ont dû la prendre en Égypte.
Ces engins de coquetterie délient singulièrement les langues, et les gardiens sont assaillis de questions auxquelles ils ne savent que répondre.
Mais l'esprit est écrasé en présence de cette accumulation de documents qui représentent tout un long défilé de siècles et remettent au jour une civilisation que les vieux patriarches de la Bible trouvèrent déjà à son apogée, presqu'à son déclin, deux mille ans avant Jésus-Christ.
Plus on recule dans cette histoire, plus on s'enfonce dans cette antiquité, jusqu'à perdre pied dans le passé, plus aussi on constate le progrès, comme si ce peuple était arrivé du premier coup à une perfection d'où il n'a pu que descendre ensuite. Chose étrange, cette race si vivace et si féconde semble n'avoir eu de préoccupation que pour les mystères de la mort et de l'autre vie. Les monuments qu'elle a construits sont tous des tombeaux."


extrait de Au Pays du Christ : études bibliques en Égypte et en Palestine, 1895 (prix Juteau-Duvigneaux de l’Académie française en 1898), par Maurice Landrieux (1857-1926), prélat catholique français, évêque de Dijon.

mardi 7 juin 2022

"L'Égypte accepte la mort, mais elle lui défend de détruire" (Paul de Saint-Victor, XIXe s.)

Image: Abram Powell Australian Museum

"Le paganisme hellénique consume le corps sur un bûcher triomphal ; du cadavre, il fait une belle flamme. L’homme se dissout comme le diamant, sans laisser après lui aucune des scories de la destruction. La mort n’apparaît dans le pur climat de la Grèce que sous sa forme la plus légère. Elle souffle la vie comme le flambeau symbolique que ses Génies funèbres foulent sous leur pied, et qui expire dans une molle fumée. Elle livre ses restes à l’élément qui efface et qui purifie ; elle n’en extrait qu’un résidu diaphane, presque aérien, une poignée de cendres blanches : la poussière des ailes du papillon de Psyché.
Le judaïsme et le christianisme traitent plus durement la dépouille humaine : ils rendent la chair à la terre ; ils la jettent nue et sans défense à la vermine du tombeau. Job dit à la pourriture : "Tu es ma mère !" et aux vers du sépulcre : "Vous êtes mes frères et mes sœurs !"
L’Égypte seule entreprit de lutter contre la destruction. Ce cadavre, que les autres peuples livrent à la terre qui souille, au feu qui dévore, elle le satura d’incorruptibles parfums ; elle enchaîna sous les bandelettes sa forme précaire, et l’arracha, en la séquestrant, aux métamorphoses de la corruption. Du mort elle fit une Momie, c’est-à-dire une statue pétrie dans un bloc de baumes.
C’est un phénomène unique entre tous, que celui de ce peuple occupé pendant des siècles à s’embaumer lui-même, à se creuser d’éternels sépulcres. Pénétrez dans le quartier funèbre de Thèbes : la ville de la mort s’étale au milieu de la ville vivante ; silencieuse comme un sépulcre, active comme un laboratoire. Des salles immenses s’y succèdent : leur perspective prolongée à perte de vue semble se perdre dans l’éternité. Là, sous la surveillance de prêtres lugubres, ceints de peaux de panthères, coiffés de masques de chacals, la caste des embaumeurs vaque silencieusement à ses travaux funéraires. Là, des milliers de cadavres, que des mains savantes élaborent, s’élèvent lentement à la dignité de momies, en passant par toutes les phases de la chrysalide transformée et de la statue dégrossie. Les uns, vidés de leurs entrailles, s’emplissent d’aromates ; les autres plongent dans une chaudière de bitume, Styx lustral qui doit les rendre invulnérables à la corruption. Ceux-ci s’allongent sous des spirales de minces bandelettes ; ceux-là, entrés déjà dans leur gaine de carton, n’attendent plus que le pinceau du scribe et du vernisseur.
La ville funèbre a ses hiérarchies ; les momies ont leur aristocratie, leur bourgeoisie et leur plèbe. Un groupe de perruquiers, de peintres et d’orfèvres s’attache au corps du roi, du prêtre et du riche ; ils le coiffent de cheveux postiches, ils attachent à son menton la barbe tressée, ils insèrent des yeux d’émail dans les cavités de son masque ; ils le parent, pour la tombe, comme pour la chambre nuptiale d’une divinité. Cette toilette funèbre redouble envers les femmes de délicatesse et de luxe : elles ont leur gynécée dans la ville mortuaire, et leurs formes charmantes, ouvragées par des mains d’artistes, s’y métamorphosent en un vague mélange de parfums et d’orfèvrerie. On dore leurs seins comme des coupes, leurs ongles comme des bagues, leurs lèvres comme des colliers. L’embaumeur les sculpte dans de gracieuses et chastes attitudes : presque toutes croisent pieusement leurs bras sur leur poitrine ; il en est d’autres qui voilent des deux mains les mystères de leur beauté ; Vénus de Médicis du tombeau. Plus touchante encore, une mère exhumée à Thèbes serre sur son cœur une petite momie d’enfant nouveau-né. Ici l’embaumement surpasse la sculpture : ce n’est pas dans une matière insensible, c’est dans la vie même, dans la chair, dans ce qui souffrit et qui palpita que fut taillé ce groupe maternel.
Les momies de seconde classe sont enfermées dans des boîtes moins riches et sous des suaires plus grossiers ; les pauvres et les esclaves, empaquetés à la hâte dans des corbeilles de branches de palmier. On a souvent comparé les bibliothèques à des cimetières ; on pourrait ici retourner la comparaison et l’appliquer strictement à la nécropole égyptienne. Ne sont-ce pas des livres que les momies adossées le long de ses murs, avec leurs suaires de papyrus et leurs étuis couverts d’écritures et de hiéroglyphes ? Les unes, magnifiquement reliées, racontent les gloires de la royauté et les mystères du sacerdoce ; les autres, revêtues de cartonnages vulgaires, ne renferment que les secrets de la vie commune ; les dernières, enfin, brochées sous une vile enveloppe, ne disent que la misère et la nudité de l’esclavage perpétuées par-delà la tombe.
Mais il est une égalité que la vieille Égypte reconnaît : c’est celle de la conservation dans la mort. L’embaumement saisit le pauvre comme le riche ; l’esclave qui travaille, sous le fouet de l’inspecteur pour un salaire de trois oignons crus, à la pyramide, comme le Pharaon qui la fait construire pour y loger son cercueil. Les estropiés, les lépreux, les êtres déformés par l’éléphantiasis n’échappent pas à cette saumure implacable ; ils ont leur maladrerie dans la ville funèbre, où des embaumeurs spéciaux salent et préparent leurs chairs purulentes. Le fœtus même se momifie : ce qui n’a pas vécu fait semblant de survivre. Que dis-je ? cette folie sacrée franchit le règne animal ; elle s’étend aux bêtes, aux oiseaux, aux poissons, aux insectes, à ce qui passa dans le monde sans y laisser d’autres traces qu’une empreinte sur le sable, qu’un nid sur la branche, qu’un sillage sur le flot du Nil. On embaume les chats, les chiens, les crocodiles, les rats, les scarabées, les musaraignes, les œufs des serpents. La plus petite, la plus fugitive goutte de vie, fixée par une atmosphère d’aromates, se cristallise, devient éternelle. L’Égypte s’insurge contre cette loi de la nature qui veut que tout rentre, que tout se dissolve dans l’universelle chimie qui renouvelle la matière ; elle accepte la mort, mais elle lui défend de détruire. À sa puissance de corruption elle oppose une pharmacie énergique, un acharnement séculaire, une théologie 
qu’on pourrait définir : l’hygiène sacrée du cadavre.
Mais où parquer ces générations immobiles qui tiennent, après leur mort, autant de place que de leur vivant ? L’Égypte ne recula pas devant le problème ; ce peuple embaumeur se fit fossoyeur : il inventa une architecture souterraine qui répétait en les grossissant les énormités de son architecture extérieure. Imaginez un homme dont le regard percerait le sol ; il aurait, en Égypte, l’effroyable vision d’un monde souterrain correspondant au monde du dehors, dix fois plus vaste, cent fois plus profond, mille fois plus peuplé. Chaque ville se répercute en nécropole ; chaque maison bouche un puits mortuaire ; sous le pied de chaque homme qui passe s’étend, comme sa racine, dans les entrailles de la terre, une file superposée de momies dont le bout plonge dans des profondeurs insondables. L’Égypte n’est que la façade d’un sépulcre immense ; ses pyramides sont des mausolées, ses montagnes des ruches de tombeaux ; le terrain sonne creux dans ses plaines, épiderme de vie drapé sur un charnier gigantesque. Pour loger ses cadavres, elle s’est convertie elle-même en cimetière ; elle s’est dédiée, en quelque sorte, à la Mort."

Extrait de Hommes et dieux (1867), de Paul-Jacques-Raymond Binsse de Saint-Victor, plus connu sous le nom de Paul de Saint-Victor (1827-1881), essayiste et critique littéraire français

lundi 6 juin 2022

"Jamais il n'a été donné à un peuple de chanter son poème de siècle en siècle avec une telle assurance de parfait accomplissement, une certitude aussi massive" (Achille Carlier, à propos de Thèbes)

illustration extraite de l'ouvrage d'Achille Carlier

"Thèbes, qui a été le centre du monde au IIe millénaire avant notre ère, a laissé des ruines gigantesques, étendues sur un site immense, et demeurant l'un des lieux les plus prestigieux qui soient. L'âme de l'ancienne Égypte aux siècles d'apogée y est restée intensément présente, reflétée par un art dont la force et la subtilité de style, absolument incomparables, réservent les révélations les plus précieuses, les commotions les plus profondes, à qui parvient à se mettre en contact avec leur expression essentielle. (...)
Le centre religieux du Nouvel Empire était, sur la rive droite du Nil, le grand temple d'Amon-Râ, connu de nos jours sous le nom du village de Karnak. Là, autour de ce sanctuaire suprême, les rois d'Égypte, règne après règne, accumulèrent les constructions, dans une volonté grandiose d'attestation historique, élevant sans cesse de nouveaux hypostyles, de nouveaux pylônes, de nouveaux obélisques, devant ceux qu'avaient dressés leurs prédécesseurs. L'enceinte du grand temple, dans son dernier état, forme une aire de cinq à six cents mètres de côté, accompagnée d'autres enceintes sacrées, et l'ensemble s'étend sur une distance de plus d'un kilomètre et demi du Nord au Sud. Jamais il n'a été donné à un peuple de chanter son poème de siècle en siècle avec une telle continuité, une telle assurance de parfait accomplissement, une telle sérénité de cœur, une joie aussi inaltérable, une certitude aussi massive. 
Le seuil de la grande salle hypostyle de Karnak est l'un des lieux les plus intensément religieux qui soient au monde. On y subit une terreur sacrée qui arrête les pas et impose la plus profonde admiration. Rien ne peut suggérer à l'avance le fluide qui se dégage des obélisques de Karnak, lorsqu'ils frappent tout à coup dans leur pureté, comme une vibration musicale, roses sur un ciel d'émail bleu. Des flancs du temple se détache une avenue triomphale scandée de pylônes, qui se dirige vers une autre enceinte, au sud, consacrée à la déesse Mout, épouse du grand dieu Amon-Râ. Sur le côté, un troisième sanctuaire, celui de leur fils Khonsou, incomparable monument si bien conservé, auquel les Égyptiens donnaient le nom de "bon de repos en Thèbes" par un sentiment qu'il semble impossible de ne pas partager, aujourd'hui encore, lorsque l'on y pénètre.
Plus au Sud, à l'emplacement appelé maintenant Louxor, un temple s'élève, qui était relié au groupe de Karnak par une allée de béliers de deux kilomètres et demi de long. Le temple de Louxor est l'un des poèmes les plus prenants de l'architecture égyptienne.
Construit au bord même du Nil, c'est essentiellement un reposoir pour la procession des barques sacrées de Karnak, lesquelles y étaient conduites au cours de grandes fêtes dont les bas-reliefs nous retracent le développement. C'est comme une pépinière de colonnes florales fasciculées en boutons de papyrus, de la plus attachante harmonie, précédées par une haute colonnade en fleurs de papyrus épanouies, mesurant plus de quinze mètres de haut. Les murs qui entouraient ces colonnades ont disparu, et ces grandes fleurs de pierre, dont le profil nerveux est d'une délicatesse et d'une sûreté de style insurpassable, apparaissent, vues au fil de l'eau dans leur solidité immuable, et dans l'effet produit par cette proximité même du fleuve, comme un chef-d'œuvre incomparable. 
À Louxor, du haut des berges et par delà le Nil, la vue s'étend vers l'Ouest sur le site immense de la chaîne libyque, dominée à cet endroit par une hauteur qui évoque la forme d'une pyramide naturelle. C'est là-bas, dès la lisière du désert, que se trouve la nécropole de Thèbes, disposée vers le soleil couchant, dans la direction où chaque soir l'astre descend vers un autre monde. Ne construisant plus les pyramides monumentales dont la forme avait acquis un rôle essentiel dans le rituel funéraire des époques antérieures, les pharaons du Nouvel Empire creusaient leurs tombes aux flancs de cette montagne, la Cime d'Occident, "Celle qui aime le silence", dans les replis secrets que nous nommons la "Vallée des Rois". Mais leurs temples funéraires s'élevaient bien en vue, en bordure de la plaine : là aussi, comme à Karnak, les rois thébains ont construit de splendides monuments, qui ont formé une assemblée solennelle, constituée peu à peu à la limite des terres cultivées et du désert. (...)
Entre les temples et la montagne, sur diverses collines, se creusent les innombrables tombes, où, générations après générations, les particuliers sont venus établir leurs dernières demeures. Il y subsiste un monde innombrable de figurations, bas-reliefs d'une élégance suprême comme ceux de Ramose, peintures d'une fraîcheur de tons inouïe comme celles de Nakht ou d'Ouserhat, où toute l'Egypte du Nouvel Empire est encore vivante, représentée avec une abondance intarissable dans les moindres détails de la vie courante, depuis les travaux des champs et de tous les corps de métiers jusqu'aux scènes de pêche et de chasse, aux scènes de toilette et aux fêtes, etc. Rien n'est plus attachant que de fréquenter ces merveilles.
On y sent d'une manière générale une douceur d'âme, une faculté de joie intérieure, qui font de l'Égypte ancienne un milieu profondément différent des mondes asiatiques dont elle était contemporaine, et dont elle avait à se garder. ll est stupéfiant de constater à quelle pureté elle s'était élevée, tant de siècles avant que les auteurs de nos morales modernes ne se fussent fait entendre. Une bienfaisante administration, les règles de justice édictées pour tous, sans considération des différences sociales, le devoir de protéger les faibles, le culte de Maat, la Vérité, placée à l'avant du mouvement des choses, et la pesée du cœur, au seuil de l'autre monde, trois mille ans avant nos jugements derniers !
Une des plus étranges leçons que nous y pouvons prendre est de pressentir ce que pouvait être la force de l'âme égyptienne devant la mort, sa sérénité, sa joie confiante faut-il dire, devant un au-delà auquel une vie infiniment aimée servait de prélude et de préparation. Le plus important pour eux est d'assurer la conservation de ce qu'ils aiment dans leur vie, pour cet au-delà qui durera bien davantage. Ils s'attachent beaucoup plus à l'aménagement de leur tombe qu'à celui de leur habitation. La maison reste provisoire, en matériaux légers et périssables, elle importe peu. Mais pour la tombe, rien n'est trop durable ou trop précieux, ou trop soigné."


Extrait de Thèbes, capitale de la Haute-Égypte, 1942, par Achille Carlier (1903-1966), architecte, Premier Grand Prix de Rome, Médaille d'honneur des artistes français

Quand le soir tombe sur Karnak... "l'heure de la plus belle scène", par Fernand Neuray, XXe s.

Ruins of the great temple at Karnak, sunset by David Roberts

"Retournons flâner, avant la nuit, dans les allées profondes de la salle hypostyle. Tout à l'heure, dans le premier émoi, saisis et stupéfaits en présence de ces géants de pierre, nous n'avions d'yeux que pour leur masse énorme et l'effet grandiose de leur alignement. M. Legrain va faire revivre pour nous le cortège, maintenant effacé et confus, des dieux et des rois gravés sur leurs fûts millénaires. Des dieux à tête de chacal, d'ibis ou de chouette entourent le grand dieu de Thèbes à figure d'homme ; le Priape égyptien étale impudemment sa sereine impudeur. Un peu plus loin, sur la face d'un pylône, des processions de barques sacrées déroulent leurs théories ; un roi vainqueur fait massacrer des prisonniers de guerre, troupeau tremblant agenouillé sous le glaive.
Le soir tombe ; une chape d'ombre violette descend du ciel, où le soleil décline. Dépêchons-nous de monter sur le grand pylône. Voici l'heure de la plus belle scène. À l'ouest, le soleil gagne la chaîne lybique ; le Nil charrie du feu ; de grands nuages carmin incendient les confins de l'horizon. De l'autre côté, les ruines entrent dans la nuit. Les obélisques semblent tomber, comme d'immenses stalactites, de la voûte, maintenant sombre, où s'allument les étoiles ; çà et là, au-dessus d'un pylône ou du bonnet de pierre d'une effigie souriante, flotte, embrasée par des rayons de pourpre sanglante, la chevelure d'un palmier ; la lune monte ; les ombres des colonnes s'allongent sur la blancheur du sable... Ce spectacle nous hantera toute la vie.
Nous sommes revenus à Karnak dans la soirée, mais tard, après dix heures, sûrs d'éviter alors l'exubérante gaîté des touristes qu'on rencontre hélas ! en bandes, par les beaux clairs de lune, dans la magnifique solitude des ruines endormies. Quel magicien a pu, en si peu de temps et dans le même cadre, faire un autre tableau ? Élargie, sans limites, infinie, la ville baigne dans une lumière très douce, et toute bleue. Dans l'hypostyle, parmi les ombres immenses, les gardiens de nuit glissent comme de fantômes-nains. Entre les colonnes blanches, dans les avenues maintenant pleines de ténèbres, les rayons de la lune sèment des feux follets. Un moment, l'envie nous prend de nous perdre dans les ruines, puis de nous laisser enfermer jusqu'au matin.
Mais nos âniers, sous l'acacia dont l'ombre, devant la maison du directeur des fouilles, étend un cercle noir, nous appellent à grands cris. On entend souffler les chevaux d'une ronde de police.
Déjà minuit ?... Le trot de nos baudets éveille le village arabe. Sur les plates-formes des maisons, des chiens hurlent en choeur. Le vent du soir gémit dans les palmiers ; des chansons de rameurs se répondent sur le Nil. Nous rentrons à l'hôtel par des ruelles qui serpentent entre des jardins, dans le doux parfum des mimosas."

Extrait de Quinze jours en Égypte, 1908, par Fernand Neuray (1874-1934), journaliste et critique, l'un des grands noms du journalisme belge de la première moitié du XXème siècle.

samedi 4 juin 2022

"Le Caire, royalement étendu dans la vallée du Nil, comme sur un frais divan, offrait à nos yeux son diadème confus de coupoles et de minarets" (Louis de Tesson, XIXe s.)

Vue du Caire, par Jean-Léon Gérôme (1824-1904)

"Nous avions encore quatre ou cinq lieues de désert à parcourir, lorsque, parvenus au sommet d'une ondulation de la plaine, nous vîmes apparaître dans l'éloignement un magnifique tableau. Le Caire, royalement étendu dans la vallée du Nil, comme sur un frais divan, offrait à nos yeux son diadème confus de coupoles et de minarets.
La fertile Égypte, lumineuse et verdoyante comme l'Elysée des poètes, était là, dans son repos, avec le souvenir de ses grandeurs passées et semblait tressaillir de bien-être dans chaque ondulation de son atmosphère palpitante. Nos yeux voyaient les dons que le Ciel lui a prodigués, et nos oreilles ne pouvaient entendre de si loin le sourd gémissement que la 
tyrannie des hommes arrachait à sa misère. Le Nil, image trop peu reproduite d'un parfait monarque, passait en faisant le bien à travers les champs conquis au désert par ses flots réparateurs ; l'œil se reposait un instant sur l'azur de sa surface colorée par le plus beau ciel, puis on le voyait disparaître au milieu de la verdure qui attestait au loin sa présence. Nous puisions dans cette vue seule une sensation de fraîcheur qui nous désaltérait. Toute la scène se dessinait à nos yeux à travers un milieu vaporeux et ondoyant qui donnait à la réalité un vernis fantastique. Le paysage était trouble et frémissant comme si nous l'avions envisagé à travers les émanations d'une fournaise ardente.
Par un autre effet de la raréfaction des couches atmosphériques inférieures, des bandelettes de couleur fauve semblaient projetées par le désert dans la verdure des champs, ou bien (si l'on aime mieux envisager ainsi le phénomène) des zones verdoyantes venaient de la campagne se marier aux derniers plans du désert, et la limite entre les deux teintes, quoique bien tranchée dans la réalité, demeurait à nos yeux flottante et indécise.
Par delà cette campagne inondée de lumière, le désert occidental reprenait possession de l'espace, et, fuyant au loin derrière les pyramides de Ghyzeh et de Sakkara, semblait nous appeler vers le temple de Jupiter Ammon. Nous étions bien placés pour mesurer la petitesse de cette fameuse Égypte, comprimée entre deux océans de sable qui se regardent l'un l'autre, comme pour se donner rendez-vous sur les bords du Nil.
Je m'enivrai quelque temps de la magie du spectacle, et puis je sentis que je m'abîmais dans une tristesse profonde. L'approche des grandes villes exerce sur moi cette fâcheuse influence ; je les ai toujours abordées avec une angoisse inexprimable qui dégénère quelquefois en un tremblement fébrile ; et lorsque j'ai recherché les motifs de mon trouble, j'ai reconnu qu'il était légitime. Autant la rencontre d'un ami fait pénétrer de joie au fond de mon âme, autant j'éprouve de consternation en tombant au milieu de ces immense ramassis d'hommes qu'on appelle ville de premier ordre ; telle doit être la stupeur d'un homme qui se noie. (...)
Mais la sensation est encore plus profonde au sortir du désert, car ici les extrêmes sont voisins : après le silence de la solitude, le bruissement soudain de trois cent mille hommes amoncelés ! Je m'étais trouvé bien de cet isolement qui donnait de l'essor à ma pensée, de cette société restreinte, comme toutes les bonnes choses, mais parfaitement assortie, et qui laissait à l'estime, à la confiance, à l'amitié toute leur expansion ; mais il me semblait maintenant que l'intimité, si étroite au désert, allait se délayer, pour ainsi dire, dans la foule mouvante, et que pour moi la vraie solitude commençait à l'entrée de la ville.
Je regrettais aussi nos pauvres Bédouins qui allaient retomber à notre égard dans le tourbillon de êtres indifférents ; et ces bons dromadaires, sur le visage desquels j'aimais à retrouver l'expression sympathique d'une mélancolie semblable à la mienne. Ah ! combien, en ce moment, je trouvais de poésie à leur grande taille, à leur cou sinueux, à leur pittoresque difformité, à leur simplicité antique, à leur enveloppe décolorée comme une vêtement usé ! Leur image, soit qu'elle fût éclairée par le soleil, ou par la lune, ou par le feu du bivouac, était désormais inséparable, dans ma mémoire, de tous les tableaux recueillis au désert ; elle s'y représentait dans le lointain comme aux premiers plans, sur la nudité de la plaine comme dans les âpres défilés de la montagne."

extrait de Voyage au Mont Sinaï, 1844, par Louis de Tesson (1805-1889), ordonnateur du Bureau de bienfaisance d'Avranches, Manche ; membre de la Société archéologique d'Avranches

jeudi 2 juin 2022

Bataille rangée contre les démons du khamsin dans le désert du Sinaï, par Louis de Tesson, XIXe s.


par Augustus Osborne Lamplough, 1860

"Ce matin , à notre réveil, le thermomètre centigrade accuse seulement onze degrés ; aussi la fraîcheur de la nuit s'est-elle fait sentir à travers nos manteaux. Nous sommes en route avant le lever du soleil ; à sept heures et demie nous faisons une première halte, qui dure jusqu'à neuf heures. Bientôt après, une brise s'élève du sud-ouest et vient nous souffler au visage. Assez fraîche d'abord, elle s'échauffe rapidement et devient fort incommode. La marche de la caravane est pesante et silencieuse ; nos guides ont interrompu leur chant monotone. (...) J'interrogeai le visage de nos guides, il était soucieux ; j'interrogeai l'atroce figure de nos chameaux, et il me sembla que j'y lisais un surcroît d'aride mélancolie ; je m'interrogeai moi-même, et je sentis qu'il y avait dans l'air que je respirais du délire et de la fièvre.
La brise était devenue une véritable bourrasque chaude comme le souffle de l'incendie, mais d'une chaleur sèche. L'air avait soif et s'emparait en fuyant de tous les sucs répandus à la surface des corps. La poudre que le vent soulevait en rasant le sol ne nous arrivait point par tourbillons, mais elle formait un courant continu qui fatiguait horriblement nos yeux et nos poitrines. L'horizon, terne d'abord, avait fini par s'effacer complètement, et cependant aucun nuage, aucune vapeur ne le dérobait à nos regards ; il semblait que nous marchions vers un chaos dont la limite, vaguement indiquée, était près de nous. Les premiers plans, seuls visibles à nos yeux, formaient une arène circulaire de peu d'étendue, qui semblait nager au sein de ce chaos. Plus de formes, plus de couleurs arrêtées ; partout la fusion des teintes et l'ondulation des lignes. Le disque du soleil ne nous apparaissait plus que comme une tache indécise derrière ce voile de sable et de feu qui avait tout envahi, et cependant, jamais le tyran ne nous fit sentir plus cruellement sa poignante suprématie ; il était là, comme le général d'armée dont le casque apparaît derrière la poudre des bataillons qu'il a lancés sur l'ennemi. Le sable, devenu mobile, rampait comme un serpent dont la progression rapide ne laisse dans l'air, au lieu d'une forme arrêtée, que l'apparence d'une vapeur fugitive, ou bien encore comme la flamme qui court à la surface de l'alcool embrasé ; puis s'élevant par une courbe insensible, il formait tout autour de nous ce milieu qui nous cachait le ciel et la terre.
Nous avions machinalement rapproché nos montures et nous marchions plus serrés, comme il arrive toujours dans un commun péril. Un seul mot prononcé brièvement circulait dans la caravane : El khamsinn ! disaient nos Arabes ; le kamsinn ! répétions-nous en nous regardant l'un l'autre.
Augustin, atteint déjà d'une toux opiniâtre, semblait à demi vaincu : "Pensez-vous que cela dure ?" nous disait-il. (...)
Cependant la fougue de l'air croissait à tout moment ; le thermomètre s'était rapidement élevé à quarante degrés ! Nos chameaux haletants faisaient entendre un cri plaintif, d'autant plus éloquent que c'était le gémissement d'une nature éprouvée par une longue pratique de l'adversité ; ils ne marchaient plus que par l'effet de cette résignation courageuse, qui est un des traits distinctifs de leur caractère et qui rend leur agonie semblable à leurs beaux jours. (...)
Mais le terme de la lutte était arrivé ; il ne fallait plus songer à chercher un abri ailleurs que sur la plaine rase où nous venions d'être assaillis. Les guides, par un mouvement unanime et spontané, saisirent les licols de nos montures, et tous ensemble, hommes et dromadaires, nous tombâmes la poitrine contre terre pour laisser passer l'ennemi. (...)
Les chameaux agenouillés formaient, à notre profit, une sorte de rempart pareil à ces digues naturelles que des roches bossues présentent quelquefois aux abords d'une rade ; l'expression plus que jamais diabolique de leurs figures les faisait aussi ressembler, lorsqu'ils dressaient la tête, à des démons rangés en bataille pour tenir tête à ces autres démons qui soufflaient sur nous du fond du désert, invisibles derrière le torrent de leurs haleines embrasées. (...) Le sable, après avoir frappé le rempart, n'était pas en totalité emporté par delà ; mais, repoussé par la violence du choc, il s'en allait former, à plus d'un mètre de distance en avant, une contrescarpe d'une hauteur presque égale à l'obstacle contre lequel il avait rebondi. Quant aux voyageurs, ils s'effaçaient de plus en plus, et les saillies de leurs profils conservaient seules quelques traces de la forme et de la couleur primitives."


extrait de Voyage au Mont Sinaï, 1844, par Louis de Tesson (1805-1889), ordonnateur du Bureau de bienfaisance d'Avranches, Manche ; membre de la Société archéologique d'Avranches