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vendredi 10 avril 2020

"L'encorbellement est ce qui donne tant de grâce aux minarets du Caire" (Charles Blanc)

Pascal-Xavier Coste, Hors les murs du Caire. Mosquée du Calife Kaïdt-Bey
Minaret du mausolée de Qaytbay, 1822.

"Puisque nous sommes au Caire, voici une belle occasion d'étudier, pour s'en bien souvenir, les principaux caractères de l'architecture arabe, en
Égypte. Un des plus prononcés est la fréquence de l'encorbellement. On entend par ce mot la saillie des pierres qui, superposées de manière à dépasser progressivement le nu du mur, s'avancent sur le vide pour former des corniches, des consoles, des balcons, des galeries, et servent à élargir en haut ce qu'on ne peut élargir en bas. L'encorbellement est ce qui donne tant de grâce aux minarets du Caire. Imaginez l'abominable cylindre que ferait une tour ronde, ayant, de bas en haut, le même diamètre. Si vous la divisez en étages de plus en plus étroits et qu'à chaque division vous ménagiez un encorbellement, tantôt circulaire, tantôt polygonal ou à pans coupés, qui évasera la tour au point même où elle va se rétrécir, vous aurez une succession agréable de saillies et de retraites, surtout si elle a pour amortissement un petit toit conique ou une coupole en miniature, reliée par un piédouche au dernier balcon. Cette tour svelte, allégée et comme qui dirait amenuisée, sera le clocher des églises mahométanes. Si maintenant vous la supposez brodée d'ornements tissus dans la pierre ou dans le stuc, gaufrée de sculptures à peine saillantes qui sembleront champlevées au burin ; si tel étage est enveloppé d'un réseau de figures géométriques, tel autre composé d'une colonnade à jour ou percé de jolies fenêtres et d'une porte pour donner accès sur le balcon ; si les encorbellements ont des profils divers et des saillies inégales, si les balustrades sont variées dans leurs entrelacs ou leurs découpures vous aurez un type accompli des minarets du Caire.
Le goût des encorbellements se conçoit à merveille chez tous les peuples qui habitent les pays chauds, et à plus forte raison, les régions torrides. Il s'explique par le besoin de respirer en dehors de l'habitation, sans être obligé d'en sortir, par la nécessité de se créer des ombres au moyen de fortes saillies et de changer en parasol la toiture d'un abreuvoir où les cavaliers feront halte, la corniche et la couverture d'une fontaine publique où
les femmes se réuniront. Mais l'encorbellement devait se développer dans les constructions musulmanes plus qu'ailleurs. Pour que chacun pût faire, aux heures canoniques, les dévotions prescrites par le Coran, il fallait de hautes galeries d'où le muezzin pût crier l'appel à la prière. Pour mettre l'architecture en rapport avec les mœurs d'un peuple qui veut que la vie privée soit murée, et que les femmes soient renfermées dans un harem impénétrable au regard, il fallait des fenêtres en saillie, des moucharabiehs, dont le grillage fin et serré permît de voir, de la maison, sans être vu.
Il fallait enfin à la porte des okels, où arrivent les négociants étrangers, les voyageurs, de larges auvents sous lesquels ils pussent attendre à l'ombre le déballage de leurs marchandises, le déchargement de leur bagage.
Sans exagérer la part des influences de peuple à peuple, comme on le fait aujourd'hui, on doit reconnaître que c'est après avoir vu les moucharabiehs, les balcons des minarets et tous les autres encorbellements de l'architecture arabe, que les croisés importèrent en France l'usage, si fréquent dans nos constructions civiles et militaires du moyen âge, des échauguettes, des mâchicoulis, des tourelles en saillie, des corniches à balustrade. Seulement, ce qui témoignait en Orient de la défiance des maris, accusait plutôt en Europe la prudence des hommes d'armes. Les barbacanes de la jalousie et de la curiosité étaient devenues de meurtrières.
Rompus à la science des encorbellements, les architectes arabes étaient tout préparés pour bâtir les coupoles à pendentifs qui dominent dans l'Égypte des khalifes et des Turcomans."

extrait de Voyage de la Haute Égypte, 1876, par Charles Blanc (1813-1882), historien, critique d'art et graveur français, membre de l'Académie des beaux-arts et de l'Académie française, professeur d'esthétique et d'histoire de l'art au Collège de France.

jeudi 9 avril 2020

"L'architecture est en Égypte ce que fatalement elle devait être, colossale et par cela même imposante" (Charles Blanc)

Nubia - The Small Temple at Abu Simbel (Getty Museum)

"Il n'est rien de tel pour bien connaître le génie d'un peuple, que de parcourir la contrée qu'il habite. Aucun genre d'information ne vaut un voyage quand on le fait avec la volonté de chercher le vrai. On peut ici vérifier sur le vif ce que Bossuet a dit par intuition : "La température toujours uniforme de l'Égypte y faisait les esprits solides et constants." C'est un grand trait qui, dans sa simplicité, est lumineux. On s'explique comment les Égyptiens ont été si semblables à eux-mêmes, au sein d'une nature si uniforme, sous un ciel immobile, en présence de ces phénomènes invariables du Nil, d'où leur vie même dépendait. La mythologie de ce peuple, ses mœurs, son esprit de famille, son goût pour l'agriculture, sa douceur qui le rendait facilement esclave, sa manière de comprendre les arts, son architecture, tout devient plus aisé à comprendre dès qu'on respire l'air pur de l'Égypte, dès qu'on reçoit les rayons du soleil qui l'embrase, dès qu'on navigue sur le fleuve qui la féconde.
L'architecture ! elle est en Égypte ce que fatalement elle devait être, colossale et par cela même imposante. Pourquoi y aurait-on inventé la voûte quand on avait des pierres assez grandes pour couvrir la distance d'un support à l'autre ? Pourquoi les Égyptiens auraient-ils posé sur leurs édifices des combles à deux pentes ou des coupoles, quand ils n'avaient à craindre ni la neige ni la pluie ? Pourquoi auraient-ils employé de petits matériaux où la nature leur en fournissait d'énormes ? Alors qu'ils trouvaient dans les carrières d'immenses blocs de calcaire, de grès ou de granit, pour quelle raison auraient-ils pris la peine de les débiter, se trouvant assez habiles pour les extraire et les transporter à pied-d'oeuvre ?
Ainsi, les édifices en plate-bande, les lignes horizontales des couvertures, et les sentiments de calme et de durée qui s'y attachent, tiennent en grande partie aux influences du climat et du sol, en même temps qu'ils traduisent les pensées d'un peuple que la nature a fait "solide et constant" et qui, croyant à l'immortalité de la vie, voulait une architecture impérissable comme elle."

extrait de Voyage de la Haute Égypte, 1876, par Charles Blanc (1813-1882), historien, critique d'art et graveur français, membre de l'Académie des beaux-arts et de l'Académie française, professeur d'esthétique et d'histoire de l'art au Collège de France.

dimanche 4 août 2019

La première destination de la sculpture égyptienne "fut d'exprimer des idées religieuses et d'en être l'écriture imagée" (Charles Blanc)

photo de Lekegian
"Considérée dans son ensemble, sans tenir compte des exceptions et des nuances, la sculpture égyptienne présente un caractère éminemment symbolique et rappelle toujours sa première destination, qui fut d'exprimer des idées religieuses et d'en être l'écriture imagée. Son berceau est dans le temple. Elle y figure d'abord à l'état de délinéation, et ne fait que graver ses contours. Puis elle s'enfonce en creux au dedans du mur ou elle saillit au dehors en bas-relief. Ensuite, elle se dégage de la muraille, non sans y adhérer encore par quelques attaches, et quand enfin la statue est complétement isolée, - ce qui est très rare, car elle est presque toujours adossée à un pilastre, - elle trahit infailliblement son origine, qui est l'architecture, et sa raison d'être, qui est le symbole. Jetez les yeux sur une figure égyptienne : les formes y sont accusées d'une manière concise, abrégée, non pas sans finesse, mais sans détails. Les lignes en sont droites et grandes. L'attitude est raide, imposante et fixe. Les jambes sont le plus souvent parallèles et jointes. Les pieds se touchent, ou bien, s'ils sont l'un devant l'autre, ils suivent l même direction, ils restent aussi exactement parallèles.
Les bras sont pendants le long du corps ou croisés sur la poitrine, à moins qu'ils ne se détachent pour montrer un attribut, un sceptre, une clef, une coupe, ou un lotus ; mais dans cette pantomime solennelle et cabalistique, la figure fait des signes plutôt que des gestes ; elle est en situation plutôt qu'en action, car son mouvement prévu et en quelque sorte immobile ne changera plus ; il ne sera suivi d'aucun autre.
Cependant, par une compensation qui étonne, il se trouve que cet art égyptien, qui semble retenu dans une éternelle enfance, est un art grand, majestueux, hautement formulé. Il est majestueux et grand par l'absence du détail, dont la suppression a été voulue, préméditée par le prêtre. 

Gravée en bas-relief ou sculptée en ronde bosse, la figure égyptienne est modelée, non pas grossièrement, mais sommairement ; elle n'est point dégrossie comme une ébauche ; elle est au contraire finement dessinée, d'une simplicité choisie dans ses lignes et dans ses plans, d'une délicatesse élégante dans ses formes ou, pour mieux dire, dans ses formules algébriques.
Deux choses y sont évidentes et évidemment volontaires : le sacrifice des petites parties aux grandes, et la non-imitation de la vie réelle. Nue, la figure est vue comme à travers un voile ; vêtue, elle est serrée dans une draperie collante, semblable à un second épiderme, de sorte que le nu se découvre quand il est voilé, et se voile quand il est découvert. Les muscles, les veines, les plis et les contractions de la peau n'y sont point rendus, ni même la charpente osseuse. La variété qui distingue les êtres vivants, et qui est l'essence de la nature, est remplacée par une symétrie religieuse et sacerdotale, pleine d'artifice et de majesté.
D'ordinaire, les mouvements exécutés par plusieurs figures sont soumis au parallélisme des membres doubles et paraissent obéir à un certain rythme mystérieux, qui a été réglé dans le sanctuaire invisible, impénétrable. Le plus sûr moyen d'expression dans l'art égyptien est, en effet, la répétition. Quels que soient le naturel et la souplesse d'un mouvement, il devient cérémonial quand il est répété intentionnellement et plusieurs fois d'une manière identique, ainsi que nous le voyons si souvent dans les sculptures de l'antique Égypte. Elle appartient à l'ordre des choses sublimes, cette répétition persistante qui fait de toute marche une procession, de tout mouvement un emblème religieux, de toute pantomime une cadence sacrée.
Le style égyptien est donc monumental par le laconisme du modelé, par l'austérité des lignes et par leur ressemblance avec les verticales et les horizontales de l'architecture. Il est imposant, parce qu'il est une pure émanation de l'esprit ; il est colossal, même dans les petites figures, parce qu'il est surnaturel et surhumain. Il demeure toujours semblable à lui-même, parce qu'il représente la foi, qui ne doit point varier, et, il faut le dire, cette uniformité constante était singulièrement favorisée par l'identité des races au moyen des infranchissables barrières qui séparaient les castes et s'opposaient ainsi à tout croisement.
Enfin le style égyptien est engendré par un principe autre que l'imitation, et c'est volontairement qu'il s'écarte de la vérité imitative, car la faculté de rendre fidèlement la nature n'est pas plus étrangère aux Égyptiens qu'aux Grecs, et la preuve en est dans la vérité saisissante que présentent quelquefois les animaux, comparée à la manière convenue et artificielle dont la figure humaine est exprimée."


extrait de Voyage de la Haute Égypte, 1876, par Charles Blanc (1813-1882), historien, critique d'art et graveur français, membre de l'Académie des beaux-arts et de l'Académie française, professeur d'esthétique et d'histoire de l'art au Collège de France.

vendredi 9 novembre 2018

L'art égyptien "est majestueux et grand par l'absence du détail" (Charles Blanc)

Mykérinos et la reine Khâmerernebty II (Fine Arts - Boston)
"L'art de l'Égypte, le plus ancien de tous, est le plus facile à connaître, parce qu'il demeura stationnaire, uniforme, immuable, tant qu'il fut égyptien, c'est-à-dire jusqu'à ce que la domination des Ptolémées en eût changé un peu la physionomie en y introduisant ou plutôt en y laissant s'infiltrer quelque chose du génie grec. 
Considérée dans son ensemble, sans tenir compte des exceptions et des nuances, la sculpture égyptienne présente un caractère éminemment symbolique et rappelle toujours sa première destination, qui fut d'exprimer des idées religieuses et d'en être l'écriture imagée. Son berceau est dans le temple.
Elle y figure d'abord à l'état de délinéation, et ne fait que graver ses contours. Puis elle s'enfonce en creux au dedans du mur, ou elle saillit au dehors en bas-relief. Ensuite elle se dégage de la muraille, non sans y adhérer encore par quelques attaches, et quand enfin la statue est complètement isolée, - ce qui est très rare, car elle est presque toujours adossée à un pilastre, - elle trahit infailliblement son origine, qui est l'architecture, et sa raison d'être, qui est le symbole. Jetez les yeux sur une figure égyptienne : les formes y sont accusées d'une manière concise, abrégée, non pas sans finesse, mais sans détails. Les lignes en sont droites et grandes. L'attitude est raide, imposante et fixe. Les jambes sont le plus souvent parallèles et jointes. Les pieds se touchent, ou bien, s'ils sont l'un devant l'autre, ils suivent la même direction, ils restent aussi exactement parallèles. Les bras sont pendants le long du corps ou croisés sur la poitrine, à moins qu'ils ne se détachent pour montrer un attribut, un sceptre, une clef, une coupe, un lotus ; mais dans cette pantomime solennelle et cabalistique, la figure fait des signes plutôt que des gestes ; elle est en situation plutôt qu'en action, car son mouvement prévu et en quelque sorte immobile ne changera plus ; il ne sera suivi d'aucun autre.
Cependant, par une compensation qui étonne, il se trouve que cet art égyptien, qui semble retenu dans une éternelle enfance, est un art grand, majestueux, hautement formulé. Il est majestueux et grand par l'absence du détail, dont la suppression a été voulue, préméditée par le prêtre.
Gravée en bas-relief ou sculptée en ronde bosse, la figure égyptienne est modelée, non pas grossièrement, mais sommairement ; elle n'est point dégrossie comme une ébauche ; elle est au contraire finement dessinée, d'une simplicité choisie dans ses lignes et dans ses plans, d'une délicatesse élégante dans ses formes ou, pour mieux dire, dans ses formules algébriques.
Deux choses y sont évidentes et évidemment volontaires : le sacrifice des petites parties aux grandes, et la non-imitation de la vie réelle. Nue, la figure est vue comme à travers un voile ; vêtue, elle est serrée dans une draperie collante, semblable à un second épiderme, de sorte que le nu se découvre quand il est voilé, et se voile quand il est découvert. Les muscles, les veines, les plis et lés contractions de la peau n'y sont point rendus, ni même la charpente osseuse. La variété qui distingue les êtres vivants, et qui est l'essence de la nature, est remplacée par une symétrie religieuse et sacerdotale, pleine d'artifice et de majesté. D'ordinaire, les mouvements exécutés par plusieurs figures sont soumis au parallélisme des membres doubles et paraissent obéir à un certain rythme mystérieux, qui a été réglé dans le sanctuaire invisible, impénétrable. Le plus sûr moyen d'expression dans l'art égyptien est, en effet, la répétition.
Quels que soient le naturel et la souplesse d'un mouvement, il devient cérémonial quand il est répété intentionnellement et plusieurs fois d'une manière identique, ainsi que nous le voyons si souvent dans les sculptures de l'antique Égypte. Elle appartient à l'ordre des choses sublimes, cette répétition persistante qui fait de toute marche une procession, de tout mouvement un emblème religieux, de toute pantomime une cadence sacrée. 

Le style égyptien est donc monumental par le laconisme du modelé, par l'austérité des lignes et par leur ressemblance avec les verticales et les horizontales de l'architecture. Il est imposant, parce qu'il est une pure émanation de l'esprit ; il est colossal, même dans les petites figures, parce qu'il est surnaturel et surhumain. Il demeure toujours semblable à lui-même, parce qu'il représente la foi, qui ne doit point varier, et, il faut le dire, cette uniformité constante était singulièrement favorisée par l'identité des races au moyen des infranchissables barrières qui séparaient les castes et s'opposait ainsi à tout croisement. Enfin le style égyptien est engendré par un principe autre que l'imitation, et c'est volontairement qu'il s'écarte de la vérité imitative, car la faculté de rendre fidèlement la nature n'est pas plus étrangère aux Égyptiens qu'aux Grecs, et la preuve en est dans la vérité saisissante que présentent quelquefois les animaux, comparée à la manière convenue et artificielle dont la figure humaine est exprimée.
Une preuve encore de la volonté qu'eurent les prêtres de substituer le symbole à l'imitation, c'est que l'étude de l'homme physique et la connaissance de l'anatomie furent sévèrement prohibées chez ce peuple étrange, qui respecta la mort plus que la vie, comme si la mort eût été pour lui l'initiation à une vie impérissable. Non seulement la religion interdisait les dissections anatomiques, mais elle ordonnait qu'après l'incision unique faite dans les flancs du cadavre pour en tirer les intestins et procéder à l'embaumement, l'homme chargé par état de cette opération, à la fois nécessaire et sacrilège, prît aussitôt la fuite pour échapper à la colère des parents qui le poursuivaient à coups de pierres.
Quand il modèle la tête humaine, le sculpteur égyptien l'imite avec plus de fidélité, et il montre bien ce qu'aurait pu être son imitation dans un art qui fût resté libre. Avec quelle force est exprimée la conformation de la race africaine ! Comme il est bien taillé, ce visage des enfants de Cham, au profil déprimé, au nez aplati, aux lèvres épaisses, au menton rentrant et court, aux yeux allongés, obliques et placés au niveau du front ! Et ces yeux, s'ils sont toujours (ouverts), toujours entiers, et toujours de face dans les têtes de profil, ce n'est point assurément parce qu'un œil est plus difficile à dessiner de profil qu'une bouche ; c'est sans doute parce qu'on a voulu, en dépit de la vérité, que l'organe révélateur de la pensée eût dans le visage humain une importance décidée et dominante.
Est-il besoin d'insister sur une tendance aussi fortement marquée au symbolisme, alors que tant de figures nous offrent la combinaison monstrueuse de corps humains avec des têtes d'animaux ? "En montrant aux yeux, dit Raoul Rochette (Cours d'Archéologie), un corps d'homme surmonté d'une tête de lion, de chacal ou de crocodile, l'Égypte n'eut certainement pas l'intention de faire croire à la réalité d'un être pareil ; c'était une pensée qu'elle voulait rendre sensible plutôt qu'une image vraie qu'elle prétendait offrir. Le mélange des deux natures était là pour avertir que ce corps humain servant de support à une tête d'animal était une pensée écrite, la personnification d'une idée morale et non pas l'image d'un être réel." 

Oui, on peut le dire, la sculpture égyptienne demeura une forme de l'écriture, un art essentiellement symbolique, et ce fut une raison de plus pour qu'elle restât immobile. Le symbole fut pour ce grand art ce qu'étaient pour les morts embaumés les aromates qui les conservaient ; il le momifia, mais, en le momifiant, il le rendit incorruptible." 



extrait de Grammaire des arts du dessin, architecture, sculpture, peinture : jardins, gravure en pierres fines, gravure en médailles, 1908, par Charles Blanc (1813-1882), historien, critique d'art et graveur français, membre de l'Académie des beaux-arts et de l'Académie française, professeur d'esthétique et d'histoire de l'art au Collège de France.

vendredi 28 septembre 2018

Aucun peuple "n'a été aussi avide de gloire avec un tel amour pour le mystère" (Charles Blanc, à propos de l'Égypte ancienne)

Karnak, photo de Pascal Sébah
 "Le seul nom de l'Égypte éveille beaucoup de pensées, et ce nom rappelle des souvenirs dont les uns sont éclatants, les autres mystérieux et obscurs. L'histoire de ce pays étrange a quelque similitude avec ses temples, dans lesquels on entre par une porte haute, flanquée de deux vastes pylônes que décorent brillamment des figures énigmatiques, mais qui d'ordinaire n'ont point d'ouverture sur le dehors et ne prennent le jour que de l'intérieur. Le seuil franchi, on se trouve d'abord dans une cour environnée de portiques, à ciel ouvert, et toute remplie de soleil, ensuite dans des propylées couverts qui sont assombris par l'étroitesse des entre-colonnements et l'épaisseur des colonnes. Puis on passe dans le temple proprement dit, dont la principale enceinte est entourée de chambres noires où étaient jadis renfermés les objets du culte, les habits des dieux, les offrandes, les sistres d'or ; enfin par des couloirs secrets on est conduit dans un de ces sanctuaires qui furent si longtemps impénétrables et où étaient cachées des choses inconnues comme les sources du Nil.
Mais de même que le temple fermé à la foule n'était accessible qu'aux Pharaons et aux prêtres, de même les manuscrits qui étaient sculptés sur les parois, les plafonds et les colonnes, ne devaient être intelligibles que pour un très petit nombre d'initiés. Or ce mélange d'obscurité et de lumière est d'autant plus remarquable que l'Égypte a été prodigue de son histoire. Aucun peuple n'a été plus jaloux de se raconter, ni plus désireux en apparence de n'être pas compris. Aucun n'a été aussi avide de gloire avec un tel amour pour le mystère.
Non contente d'employer l'écriture à faire connaître aux générations de l'avenir ses croyances, sa religion, ses rites, ses cérémonies, ses combats et ses victoires, et jusqu'à l'intimité de ses usages domestiques, l'Égypte se fit de l'art une seconde écriture, et, gravant ses annales dans le calcaire, le granit ou le porphyre, elle traduisit en images visibles et tangibles ce que rendait obscur cette lan
gue écrite dont le nom, durant tant de siècles, a été synonyme d'indéchiffrable. Chose inouïe, ce qui sert, dans tous les pays du monde, à manifester l'idée, servait ici à la voiler ou à l'obscurcir.
Cependant il devait venir un jour - ce jour est venu dans notre siècle - où un homme de génie percerait les ténèbres qui enveloppaient le passé de l'Égypte et, faisant parler ces figures si longtemps muettes, expliquerait aux Égyptiens eux-mêmes les pensées et les récits de leurs ancêtres."
 

extrait de Voyage de la Haute-Égypte : observations sur les arts égyptien et arabe, par Charles Blanc (1813-1882), historien, critique d'art et graveur français, membre de l'Académie des beaux-arts et membre de l'Académie française