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mercredi 30 septembre 2020

"Voyez les monuments de l'Égypte : quel sentiment profond de la vie universelle !" (Lucien Davesiès de Pontès)

temple d'Esna - photo de Zangaki

"Le dogme des Égyptiens, du moins leur dogme populaire, n'a senti la divinité que dans sa manifestation matérielle ; de même leur Art ne puise ses inspirations que dans le monde extérieur. Il demande des types à tous les règnes, il se prend à la Nature entière , il la représente dans tous ses actes et la glorifie dans toutes ses productions. C'est le colosse de Memnon, qui ne vibre qu'aux rayons du soleil.
Quand l'Égyptien est parvenu à vaincre cette Nature qui semblait d'abord devoir l'engloutir dans les débordements du désert et du fleuve ; lorsqu'il a contenu par des digues les flots et les sables ; qu'il a fait enfin le sol et la cité ; il a besoin de protester contre le Néant par la grandeur et la solidité de ses ouvrages. Alors il bâtit des édifices ; il les fait longs, larges, immenses ; toutefois, il ne les fait pas élevés, il ne les porte pas vers le ciel : il les attache, au contraire, à cette terre qui le nourrit, et souvent même il les fait pénétrer dans ses entrailles, où, suivant ses croyances, doit se perpétuer sa vie future. À l'exception des Pyramides, la hauteur des monuments de l'ancienne Égypte n'est pas proportionnée à leurs autres dimensions. Il est impossible de n'être point frappé de cette différence qu'on a déjà si justement remarquée entre les constructions lourdes et massives des temples païens et les formes aériennes, vaporeuses, fantastiques des églises, si pleines de charmes, emblèmes de la pensée chrétienne, qui semblent s'élancer avec elle vers les régions inconnues du paradis céleste. L'Art égyptien emploie des matériaux épais, compacts, résistants, préférant le granit aux autres substances, et les masses monolithes aux agrégations de pierres. Non content même d'avoir placé son oeuvre à côté de l'oeuvre de la Nature, il façonne cette Nature elle-même, il taille le rocher en temple, en statue ; il se l'approprie et en fait son oeuvre.
Ce qu'il y a de commun entre les temples du paganisme égyptien et ceux du catholicisme, c'est qu'ils prouvent également la puissance d'une foi religieuse se perpétuant de siècle en siècle, et déterminant les fils à continuer les travaux de leurs pères en l'honneur des héros ou des dieux bienfaiteurs de tous. Il fallut sans doute les efforts successifs de plusieurs générations, pour achever ces édifices qui couvrent une lieue de terrain, précédés d'avenues de sphinx, vastes comme de grandes villes, où l'on s'égare dans des forêts de colonnes, et qui élèvent l'homme à la taille de leur prodigieuse immensité.
Voyez les monuments de l'Égypte : quel sentiment profond de la vie universelle ! quel éclatant témoignage ! quelle glorification du ciel et de la terre ! Les uns, comme le zodiaque de Denderah, sont empreints du sentiment du monde céleste ; les autres, tels que les sphinx, sont le symbole de la puissance androgyne de la Nature.
Entrez dans les temples. La colonne s'élève, évasée à sa base comme le stipe déchaussé du palmier, et les trois arêtes qui la partagent en divisions presque imperceptibles ne semblent destinées qu'à rappeler la tige triangulaire du papyrus consacré ; le chapiteau qu'elle supporte s'épanouit en calice gracieux, et sur sa gubbe immense se déploient des feuilles de lotus et de papyrus attachées par des cordons disposés comme l'appareil d'une griffe, cet appareil d'où sortent les fruits du dattier et qu'on appelle les spathes.
Puis, auprès de cette colonne à la forme élancée, aux proportions gigantesques, une autre plus humble se termine par une corolle renversée d'où elle descend jusqu'à terre comme un long pistil.
C'est parmi les végétaux que l'architecture égyptienne choisit ses ornements : c'est la perséa ; c'est l'arnoglossum, dont les sept côtés rappellent les sept planètes ; c'est le lotus surtout, symbole de l'union des deux sexes. Toutefois, hâtons-nous de le reconnaître, ce qui prédomine dans les formes de l'architecture égyptienne, c'est le caractère mâle. Elle affecte partout la ligne droite, le plan, et n'introduit guère la ligne et la surface courbes, que dans la colonnade et dans la modénature. Or, la ligne droite, par sa rigidité, par sa précision mathématique, se rapporte surtout à la science, à l'homme, tandis, que la courbe, dans sa sinuosité capricieuse et souvent insaisissable pour le calcul, entre dans le domaine du fait, du sentiment, pour ainsi dire, et appartient à la femme."

extrait de Études sur l'Orient, par Lucien Davesiès de Pontès (1806-1859), homme de lettres, helléniste, traducteur de "L'Iliade" d'Homère et de "Childe Harold" de lord Byron.

"(Ce) fragment de la plus grande importance concernant l'antique architecture des Égyptiens (...) contient des aperçus absolument neufs sur cette architecture et sur son caractère symbolique. (Il) mérite d'être recueilli dans un répertoire de documents relatifs l'histoire de l'Art en tous les temps et en tous les pays, car on y trouve en germe un système d'interprétation générale pour l'ensemble des monuments de l'ancienne Égypte." (Paul Lacroix)

lundi 2 décembre 2019

"Remonter le Nil, n’est-ce pas retourner dans le passé ?" (Lucien Davesiès de Pontès)

Sunset on the Nile - Richard Fuchs (1852-1916)

" (...) un autre spectacle m’attendait, qui absorbait déjà ma pensée. Je courus, j’arrivai avant la nuit ; je vis le Nil.
Un grand fleuve, dans son écoulement perpétuel et irrésistible, n’est-il pas une image terrestre du temps ? et cette image n’acquiert-elle pas une rigoureuse exactitude, quand il s’agit du Nil ? Remonter le Nil, n’est-ce pas retourner dans le passé ? n’est-ce pas se reporter à l’origine des sociétés, à la source des choses humaines ? Et pourtant, quand on le voit, ce grand Nil, toute son histoire antique s’oublie d’abord par l’intérêt de son actualité. 

Ce fut le lendemain (car je m’étais embarqué à la nuit) que je pus admirer à loisir l’éternelle jeunesse qui verdoie sur ses rives. Quoiqu’à l’époque des plus basses eaux, il coulait encore aussi large que la Loire, et poursuivait son cours sinueux à travers l’abondance qu’il avait fait naître. Le foin, le riz, la canne à sucre, le coton, le tabac, l’indigo, le henneh, embaumaient l’air de leurs parfums, et variaient la colorisation du sol plus diapré qu’un tapis de Perse. Les échappées qui semblaient ménagées à dessein entre les massifs de gommiers et de sycomores encadraient dans leur entourage de verdure les scènes riantes de la moisson. Ici l’on arrachait le blé à la main, car en Égypte les gerçures et la sécheresse de la terre dispensent de le scier avec la faucille ; là on liait des gerbes et on les chargeait sur des chameaux ; plus loin l’on en formait des meules, autour desquelles circulaient les noregs, traîneaux attelés de bœufs, dont les roues tranchantes hachent la paille et font sortir le grain de l’épi. 
Puis à l’heure du repos, hommes, femmes, enfants, accouraient en poussant des cris de joie, et s’élançaient dans le Nil avec la confiance et l’effusion d’une famille qui se jette dans les bras d’un père. Les troupeaux venaient aussi chercher au sein de cet asile commun un abri contre l’ardeur du soleil, et il nous arrivait souvent de louvoyer au milieu des buffles qui ne laissaient passer au-dessus de l’eau que leurs têtes noires, et savouraient dans une molle quiétude les délices du bain. C’était plaisir de voir les cygnes, les pélicans, les hérons, les pluviers dorés, les oiseaux de toutes couleurs et de toutes formes se pavaner autour de nous, ou fuir devant les kanges, qui, poussées par la triple force du courant, du vent et des rames, ressemblaient de loin à des albatros nageant les ailes déployées. Cependant les barques qui se croisaient sans cesse, les passagers échangeant entre eux leurs bouffées de fumée et leurs salamalec, le chant guttural des bateliers et la cadence de leurs avirons, enfin tous les accidents d’une circulation continuelle, rendaient le fleuve encore plus vivant et plus bruyant que ses bords ; car, dans les districts où la moisson n’attirait pas les travailleurs, la plaine était solitaire et silencieuse. On n’y apercevait que les roues hydrauliques, les vaches qui les faisaient tourner, et les huttes des fellahs surmontées de colombiers coniques, entourées de nuées de pigeons, et moins semblables à des villages qu’à de grosses ruches d’abeilles. 
Quelquefois, au milieu d’une touffe de lilas et de magnoliers, apparaissait une mosquée tumulaire dont le dôme arrondi défendait contre la profanation des hommes la dépouille mortelle d’un santon, tandis que la flèche élancée du minaret s’élevait vers le ciel comme une prière pour son âme. Mais dans ces lieux momentanément déserts, la richesse de la nature faisait oublier l’absence de l’homme, et la végétation suffisait seule à tous les effets d’une décoration prestigieuse. Des forêts de palmiers aux tiges droites comme des colonnes, aux chapiteaux uniformes, figuraient par leurs quinconces symétriques l’immensité d’un temple prolongé sans fin : parfois un rayon de soleil, perçant le toit de feuillage, projetait sa clarté sous les ombreuses arcades comme une lampe suspendue à la voûte du sanctuaire ; et quand venaient à passer des femmes aux jambes cuivrées, aux tuniques d’azur, les bras arrondis comme l’anse de l’urne qu’elles portaient sur leur tête, on eût dit les idoles du temple, animées par un souffle magique et descendues de leur piédestal pour errer dans ces longues galeries.
C’est lorsque le regard du voyageur s’est longtemps arrêté sur ces tableaux divers, que sa pensée se reporte aux destinées du Nil et à la série de travaux par lesquels l’histoire de ce fleuve se rattache aux annales de l’humanité.

En parcourant la vallée du Nil, on conçoit qu’elle dut être le berceau des sociétés, parce qu’elle leur offrit d’abord la retraite la plus sûre et l’établissement le plus facile." 


extrait de "L'Égypte moderne", in Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3, par  Lucien Davesiès de Pontès (1806-1859), homme de lettres, helléniste, traducteur de "L'Iliade" d'Homère et de "Childe Harold" de lord Byron.