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vendredi 21 avril 2023

"Paysage dont le seul rôle est de servir de miroir à la lumière" (Robert de Traz, à propos du désert égyptien)

 

photo d'Iman Fouad, avec son aimable autorisation

"Sakkara, dans les dunes du désert, m'avait donné l'impression de l'altitude, des lieux surélevés et nus. Même atmosphère de vacuité et d'attente. À mesure que, quittant Louqsor, je m'en vais vers les sables du sud, je la retrouve.
Tout est ouvert autour de vous. Rien ne vous limite plus, rien ne vous oblige. Sensation pure de l'espace. À peine faites-vous quelques pas que la moindre dépression de terrain vous engloutit : le monde disparaît à cause d'une faible dénivellation.
Et ce monde, il est désormais identique à lui-même. Pendant des heures et des heures, il se déroule, couleur d'écaille blonde, ou bien d'un beige rose. Mais si désolé qu'il paraisse, il n'est pas monotone. À cause de ses teintes exquises et douces qui donnent un plaisir ininterrompu : le soleil ayant dévoré tous les tons vifs, il ne reste que des nuances qui jouent délicieusement les unes avec les autres. À cause aussi de son invraisemblance. Nous sommes habitués à tirer parti de tout. Mais ce paysage féerique a quelque chose d'inutile et de prodigue. Illimité, inemployable, il existe en dehors de l'homme.
Caractère dépouillé mais sans appauvrissement. Au contraire. Un ascétisme mais qui irradie. C'est la terre réduite à l'essentiel sans ornements ni cultures, et elle présente l'aspect primordial de la nudité.
Paysage dont le seul rôle est de servir de miroir à la lumière. À travers cette pierraille infinie, soudain un caillou micacé brille, paillette allumée dans la solitude.
L'air est si transparent qu'on voit les moindres détails à une grande distance. Rien n'arrête le regard : il s'empare d'un seul coup de cet univers en cristal. Tout est évaporé, tendu, sec, brisant. Au ras de l'horizon la lumière chatoie, presque blanche, et puis elle s'élève en ondulations bleuissantes vers le haut du ciel qui est turquoise. Jour incandescent, privé d'ombres, flamme sans fumée. Du soleil à la terre un arc voltaïque a jailli. Pour un peu on l'entendrait crépiter
Vers le soir, cette haute tension fléchit. Par degrés, l'azur relâche son étreinte, remonte très haut au-dessus du monde exténué. Un faible souffle vient à nous, comme l'haleine expirante de qui demande grâce. Poudre d'or du couchant, gloire immobile."

extrait de Le dépaysement oriental, de Robert de Traz (1884-1951), romancier et essayiste suisse

mardi 25 août 2020

"Ce n’est pas notre moindre découverte que d'apprendre à aimer l’art égyptien" (Robert de Traz)

Thoutmosis III, musée de Louxor (Pinterest)

"Désormais les ténèbres et les malentendus règnent sur l'Égypte pharaonique. Tombes éventrées, temples décharnés, elle a l’air ouverte aux yeux. Mais tout le monde y commet des contresens, à commencer par Hérodote. Quand, il y a cent ans, Champollion déchiffra les hiéroglyphes, on crut tenir enfin la clé de ce monde perdu. L’on se mit à traduire avec empressement les textes des stèles et des papyrus. Or l'on s’aperçoit aujourd'hui qu’à en transcrire littéralement le sens, la signification des métaphores nous échappe peut-être. Naville fait remarquer à cet égard l'incohérence de certains passages où, aux idées les plus hautes, se mêlent des bizarreries, des sottises. Là où nous pensions avoir compris, apparaît soudain un trou, une impossibilité intellectuelle. Qui sait si les hiéroglyphes n’ont pas un sens second et s’il ne faut pas une autre clé pour ouvrir, après le premier caveau, une chambre secrète où tout s'expliquera.
Il nous reste l’art, qui est, lui, une révélation. Les symboles nous échappent, les textes nous trompent peut-être, mais la beauté parle. D'une voix inoubliable. Qu'importe que le cadavre ait disparu si la statue surgit de la tombe ? Nous ne savons pas ce que disaient exactement ces chefs et ces sages, mais eux, en tout cas, les voilà. Tels quels. Plus déchiffrables que les papyrus sont le visage humain, la forme délicate et nue d'un corps de femme. Idée très égyptienne, d’ailleurs. Ptah, "qui forma la terre", est aussi le dieu des artistes. Pour ces croyants, les statues devenaient des êtres. 
Ils nous sont restitués, et comme contemporains : Senousret III, visage tendu, joues creuses, menton lourd et dédaigneux, avec sur sa face de dur granit quelque chose de triste, de résolu et de sensuel ; Thoutmès III, le grand conquérant, à l'air d'intelligence et de raillerie, le nez pointu, les yeux à fleur de tête, l’ensemble si gai, si libre ; la reine Nefertelé, les yeux soulignés, la bouche sur le point de s'ouvrir ; Toutankhamon, le petit Pharaon tuberculeux qui mourut très jeune, aux prunelles attentives sous l’arcade régulière des sourcils, et dont la sérénité ne s’interroge pas, ne se plaint pas, ne reproche rien.
Ce n’est pas notre moindre découverte que d'apprendre à aimer l’art égyptien. Apprivoisés peu à peu, nous nous habituons à des formes gigantesques ou simplifiées, dont la puissance évocatoire, la généralité supérieure nous satisfont au sortir d’un âge d'impressionnisme et de pittoresque. Fatigués de détails, avec quel bonheur pacifiant nous saluons de magnifiques synthèses. Une ligne pure, un simple relief levé dans le calcaire, mais si juste, si souple, et voici que bouge l’ondulation même de la vie. Comment n'en serions-nous pas profondément satisfaits ? Ainsi, dans des œuvres qui nous paraissaient surprenantes tout d’abord, nous retrouvons ce que nous voudrions qui nous ressemble."

extrait de Le dépaysement oriental, de Robert de Traz (1884-1951), romancier et essayiste suisse

lundi 24 août 2020

"Prodigieuse tristesse thébaine !", par Robert de Traz

photo datée de 1890 - auteur non mentionné

"Surgissant de la pierraille, des édifices muets se dressent où dieux et souverains, figurés en bas-reliefs, répètent leurs gestes hiératiques, invoquent et racontent, dans l'absolu silence des cours désertes. Allons plus loin.
Là, juste au pied de la montagne abrupte et à demi engagé en elle, enfermé dans un cirque qui le domine, le temple de Deir el Bahri aligne ses colonnades, développe ses terrasses successives que relient des rampes en pente douce. C’est ici que se célébrait, de son vivant même, le culte funéraire de la reine Hatsepsout. Derrière ces constructions étagées s’élève une gigantesque paroi rocheuse où s’amplifient les échos. Et tout autour, perçant la falaise d'innombrables alvéoles, s'ouvrent les orifices des hypogées. On dirait des orbites vidées de leurs prunelles : ces cavités sont autant de milliers et de milliers de regards éteints.
Je lève mes lunettes fumées, et soudain la montagne que je voyais grise m’apparaît dans sa vraie couleur rose, avec, là-haut, au-dessus de la paroi à pic, le bleu brûlant du ciel. La tête rejetée en arrière, je retrouve la sensation de nuque rompue, fréquente en Égypte, parce que l’homme y est trop petit et qu'il lui faut se renverser pour voir jusqu'où montent les pyramides, les obélisques, et ici cette montagne sculptée.
Paysage minéral, sans autre teinte que le rose, où rien ne bouge, majestueuse solitude frappée de stupeur, d'une insensibilité plus insoutenable encore que sa réverbération, et qui attribue dans la mémoire, pour toujours, à l'idée du néant, la forme de cet amphithéâtre.
Écartons-nous de cette sérénité sépulcrale, allons plus loin, et après avoir longtemps trébuché dans les cailloux, nous atteindrons une gorge tortueuse qui ouvre la montagne. Au bord de la piste où l’on s’avance, des pierres blanches, répandues en désordre, ont l’air d’ossements. Entre des rochers aux formes inaccoutumées, vermeils et flamboyant contre le ciel comme un brasier immobile, l’air stagne et pèse. Parfois, l’on pense n'être pas aussi seul qu’il paraît et que des présences invisibles et maléfiques vous surveillent. Mais lesquelles ? Le défilé se resserre et monte, toujours plus morne, et chaque détour de ce labyrinthe vous enlace de plus près. Dans cette effrayante stérilité, toute existence a disparu comme l’eau s’évanouit dans le sable. La vie en vous devient chose exceptionnelle et menacée dont il faudra bientôt rendre compte...
Enfin une montagne pyramidale vous interdit d'aller plus loin, vous frappe d'immobilité comme le reste. C’est ici, dans cette impasse de l'univers, sous le refuge des éboulis, que dorment les Pharaons.
Alors, pour échapper à la torpeur de l'air chauffé entre les pierres, pour saisir enfin le secret de ces morts et apprendre d'eux celui de notre propre disparition, on pénètre dans les trous démasqués par les fouilles, on descend dans les hypogées. Fraîcheur et obscurité des longues enfilades, attirance des escaliers raides. Des puits s'ouvrent qu’on franchit sur des planches ; des passages étroits vous obligent à vous courber. Puis vous arrivez dans des salles plus sonores, dont l’ombre dérobe la hauteur, où l’on respire une odeur moite, jamais renouvelée.
Prodigieuse tristesse thébaine ! Là-haut, sous le soleil, l'amertume était grande de contempler, au lieu de la capitale du monde, des champs de blé et des débris de pierre, d’essayer de mesurer une civilisation à jamais périmée, une religion magnifique mais inutilisable, Mais ici, au plus profond de cette fosse noire où une faible lumière remue contre la paroi nos silhouettes de profanateurs, la tristesse redouble et m’accable. Solennelles précautions funéraires, je vous vois ignoblement déjouées. Car ces tombes sont vides. Mort dont l’usage préféré est de nous précipiter dans l'oubli, mais qui, changeant sa ruse, a ramené au jour ceux qui prétendaient triompher d’elle. Dissimulés dans les entrailles de la terre et ceints de bandelettes, ils y défiaient la corruption. Hélas, leurs cachettes découvertes, - et par leurs contemporains eux-mêmes - ils furent pillés, dépouillés, arrachés à leur sommeil mystique. Et après les voleurs sont venus les égyptologues.
Si les Égyptiens avaient pu protéger leur secret, nous pourrions croire qu’eux au moins ont échappé aux fatalités humaines et poursuivent dans les ténèbres la méditation qu’ils avaient choisie. Cette pensée serait douce. Mais, forçant les sarcophages, nous avons démontré que les momies royales se changeaient en pourriture comme n’importe qui.
C’est ici le lieu d'un sacrilège acharné, d’une affreuse violation de sépulture. Nous avons amoindri, pour mieux la connaître, une grandeur mystérieuse. L’orgueil le plus raffiné, nous l’avons humilié dans son suprême défi aux lois naturelles.
Avec le cadavre tombe en poussière notre sentiment du sacré, Ô Pharaons détruits jusque dans votre espérance. Cette foi qui faisait votre prestige surhumain, votre pouvoir, votre vérité, n’importe quel archéologue la ruine en y opposant le scepticisme de l'historien."



extrait de Le dépaysement oriental, de Robert de Traz (1884-1951), romancier et essayiste suisse

"Ce ne sont pas que des momies, ce sont des siècles, quarante ou soixante siècles qu’on a ramenés au jour dans la vallée du Nil" (Robert de Traz)

photo datée de 1898 - auteur non mentionné

"Naguère, j'avais, à la manière de tout le monde, une idée rudimentaire de l'Égypte : pyramides, chameaux, Cléopâtre, et un paysage comme sur les boîtes de dattes. Pas besoin d'en savoir davantage. Mais je suis venu, j'ai touché la pierre chaude des murailles et, malgré des étonnements devant une civilisation si étrange, tantôt puérile, tantôt monstrueuse, je commence à me sentir saisi. 
Mais remplacer une idée vague par une idée plus précise, l'indifférence par l'intérêt, cela fait souffrir comme une crise de croissance. Apprendre cause des regrets, en attendant de causer du bonheur. Après tout, il était peut-être légitime de laisser le sable engloutir des édifices désaffectés. L'homme est fait pour oublier et pour se répéter. En lui rendant des souvenirs perdus, l’archéologie fausse le mouvement naturel des civilisations qui s’ignorent en se succédant, et qui, jusqu’à présent, ont trouvé leur ressort essentiel dans cette méconnaissance ingénue de leurs prédécesseurs.
Ce ne sont pas que des momies, ce sont des siècles, quarante ou soixante siècles qu’on a ramenés au jour dans la vallée du Nil. La limite de nos connaissances historiques a été brusquement reportée très loin en arrière de nous. D’immenses galeries ténébreuses se sont éclairées. Un si formidable écart des repères du temps inquiète l'esprit. Ces dynasties multiples, maintenant identifiées, et dont la chronologie va se perdre, à rebours, bien au delà de l'ère chrétienne, elles désaxent notre évolution, elles nous interdisent désormais, à nous autres Occidentaux, d’être au centre du monde. Or nous avons besoin de nous enclore dans des notions étroites de temps et si celles-ci s’élargissent tout à coup, nous frissonnons devant l'évidence de notre minorité historique.
Le rôle de la culture gréco-latine est de borner nos curiosités à deux peuples et à quelques centaines d’années aisément définissables. Ainsi nous nous persuadons que d’honorables prédécesseurs ont préparé notre destin, et nous les saluons comme de bons grands-parents. Le langage, la littérature, la tradition, en nous unissant à eux, nous rassurent sur notre propre sort.
Mais si le nombre des civilisations anciennes augmente, si les cadres gréco-latins éclatent, si l'univers s’approfondit au-dessus de nos têtes et sous nos pieds, si l'humanité laisse apercevoir dans le passé des masses confuses hier encore inconnues, qu'allons-nous devenir ? Nos certitudes scolaires chancellent. Et nous voilà éblouis par l'immense horizon du relativisme."

extrait de Le dépaysement oriental, de Robert de Traz (1884-1951), romancier et essayiste suisse